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Les maths par la dentelle

Le féminisme est vivant et bien portant, n’en déplaise à ses éventuels fossoyeurs. Il ne cesse de se redéfinir et d’évoluer au rythme de celles qui le pensent et le vivent.

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Le féminisme est vivant et bien portant, n’en déplaise à ses éventuels fossoyeurs. Il ne cesse de se redéfinir et d’évoluer au rythme de celles qui le pensent et le vivent. C’est le cas, entre autres, dans l’enseignement, qui en un peu plus de deux décennies, s’est teinté de féminisme. Ses principales caractéristiques? Le non-sexisme, bien sûr mais aussi la non-discrimination, les liens étroits avec les groupes de femmes, une relation égalitaire entre professeures et étudiantes, des échanges entre diverses disciplines, ainsi que la valorisation de l’expérience personnelle et professionnelle des femmes. Voilà qui ressemble fort à une nouvelle vision du monde!

Madeleine Barrette a consacré dix de ses trente années de carrière à la Commission des écoles catholiques de Montréal à enseigner les maths dans des classes de filles. Elle est donc bien placée pour témoigner de l’évolution des mentalités. « Avec la démocratisation de l’enseignement, au début des années 1960, nous avions d’abord cru qu’en dispensant aux filles et aux garçons le même type d’enseignement en mathématiques, on réglerait tous les problèmes. Une belle naïveté! Nous avons petit à petit réalisé que les filles partaient avec une longueur de retard, à cause de leur manque de confiance en elles » . Pour combler cette lacune la prof de maths adopte, dans ses classes de filles, une approche pédagogique basée sur la collaboration, l’enseignement par les pairs et le travail d’équipe. Elle obtient ainsi d’excellents résultats.

Lorsque le ministère de l’Éducation introduit son nouveau programme d’enseignement des mathématiques au secondaire, au cours des années 1980, Mme Barrette sourcille. « Ce programme est axé sur la résolution de problèmes issus de la vie courante. L’idée est excellente, mais les situations présentées font souvent appel au sport, au jeu ou à la technologie à travers une expérience strictement masculine » . N’y aurait-il pas moyen d’ajouter des exemples puisés dans le travail féminin traditionnel?

En partageant sa réflexion avec des collègues, elle finit par entrevoir une des solutions : l’apprentissage des mathématiques par la broderie ou la courtepointe! En effet, ces travaux font appel à des notions utilisées en mathématiques : le plan, ou le déplacement dans le plan (le trajet de l’aiguille), par exemple. Ou encore la création de motifs, leur agrandissement ou leur réduction, qui requièrent certains calculs. Même le bon vieux macramé peut, dans cette optique, reprendre du service. « En utilisant les techniques de nœuds, on amène les enfants à créer un algorithme ou une façon personnelle de procéder, puis à discuter ensuite entre eux des moyens retenus », explique Madeleine Barrette.

L’idée de la dentelle mathématique-qui a fait jusqu’à maintenant l’objet d’une recherche exploratoire-n’a pas fini de révéler ses attraits, mais c’est loin d’être la seule. Au cégep André-Laurendeau, Louise Lafortune poursuit de son côté une réflexion sur l’enseignement féministe des maths. Ses recherches l’ont amenée à scruter le rôle de l’affectivité dans la transmission et l’apprentissage du savoir mathématique. « Les maths ne sont ni neutres ni objectives. Celles et ceux qui les enseignent ou les étudient, non plus. Émotions, intuition et imagination doivent faire partie d’un processus d’apprentissage créateur » , précise-t-elle.

Son cours redonne aux mathématiciennes du passé leur place dans l’Histoire, met l’accent sur la nécessité de réunir ou de produire des données (par exemple, des statistiques) qui tiennent compte de la situation des femmes. Elle mise sur le renforcement de la confiance en soi pour contrer la fameuse phobie des maths chez les filles. Autrefois intitulé Des pédagogies non sexistes, ce cours a attiré fort peu de monde… jusqu’à ce qu’on le rebaptise Des stratégies pour rendre son enseignement plus équitable. Toutefois, la « ruse » n’a qu’à moitié fonctionné. Seulement un petit nombre d’étudiantes et d’étudiants-qui sont des profs-se laisse séduire par le nouveau thème, même si l’on y traite de non discrimination au sens large.

C’est ce qui amène Louise Lafortune à se demander si, en troquant la pédagogie féministe pour une pédagogie de l’équité, on ne diluera pas le non-sexisme dans une sorte de melting pot de la non-discrimination. « A trop parler de diversité, on finit par ne plus rien dire », avance-t-elle. Un ange passe…

Celles qui ont vécu les débuts de l’enseignement sur les femmes à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) en gardent un souvenir chargé d’émotion. Piloté par des pionnières comme Nadia Fahmy-Eid, Nicole Laurin-Frenette, Ruth Rose, Francine Noël et Anita Caron, le projet de cours sur les femmes et les rapports de sexe prend son envol à l’hiver de 1972. « Le cours ressemblait à un grand happening! », évoque Anita Caron. S’y retrouvent alors, dans une atmosphère stimulante, des étudiantes et des étudiants de différents programmes, du personnel de soutien de l’université, des têtes connues-dont celle de Pauline Julien-et de célèbres inconnues. Une sorte de fête de la connaissance revue et corrigée par les femmes!

L’expérience est suffisamment concluante pour que l’on veuille instituer un certificat de premier cycle sur la condition des femmes. L’idée ne sera pas retenue. Des personnes consultées, parmi lesquelles des professeures et des chargées de cours, craignent la création d’un « ghetto féministe ». Elles préconisent plutôt un enseignement et une recherche universitaires ouverts à l’approche féministe. C’est ainsi que naît, en 1976, le Groupe interdisciplinaire pour l’enseignement et la recherche sur les femmes, qui va rapidement devenir une pépinière d’idées fertiles. Sous son égide, pendant quatorze ans, puis sous celle de l’Institut de recherche et d’études féministes depuis 1991, plus de 45 cours de premier cycle et une vingtaine de cours de deuxième et de troisième cycles ont été dispensés à l’UQAM, dans une foule de disciplines.

« Au fur et à mesure des réflexions du GIERF d’abord, puis de l’IREF, s’est développée la conviction que les femmes ne peuvent être ni une question, ni un problème, ni même un objet d’étude » , relate Anita Caron. Il leur appartient plutôt de repenser le monde au féminin, dans tous les domaines du savoir. Et de le faire en alliant étroitement théorie et pratique. Dans cet esprit, les féministes de l’UQAM entretiennent des contacts avec les groupes de femmes en vue de répondre à leurs besoins en matière de recherches, de conférences ou de colloques.

Le nursing humanisé

En devenant enseignante à l’Université du Québec à Hull en 1990, Chantal St-Pierre y apportait un précieux bagage : son expérience du mouvement des femmes. Cette ex-présidente du Réseau national Action éducation des femmes a développé dans sa pratique militante le goût d’une pédagogie « différente », nourrie de l’expérience des femmes.

Elle ne pouvait mieux tomber. Son arrivée au programme de baccalauréat en sciences infirmières coïncidait avec un début de revalorisation des aspects humains du travail infirmier. « Dans les premiers programmes universitaires en sciences infirmières, l’accent avait été mis sur l’acquisition de connaissances biomédicales essentiellement théoriques. On avait un peu perdu de vue les dimensions soins, relations avec les patients, intuition » , déplore Chantal St-Pierre.

On assiste aujourd’hui à un retour du balancier. On redécouvre, travaux de recherche à l’appui, l’importance de la relation humaine dans le succès d’un traitement. Du coup, la riche expérience des infirmières s’en trouve valorisée. « Nos étudiantes en sciences infirmières ont travaillé, en moyenne, une dizaine d’années avant de s’inscrire au bac. Elles arrivent avec un énorme savoir, un véritable art du nursing. Un art qu’elles ont, malheureusement, souvent tendance à sous-estimer » . A l’UQAH, on a donc repensé le programme pour permettre à ces femmes de découvrir et d’utiliser leurs forces. La reconnaissance de l’expérience, l’évaluation des besoins particuliers de formation et l’établissement d’un contrat d’apprentissage sont quelques-uns des moyens retenus pour atteindre cet objectif. On a aboli la hiérarchie dans les cours pour instaurer une relation de collaboration et d’échange, beaucoup plus propice à l’expression des idées. Enfin, un journal de bord permet à l’enseignante de maintenir un dialogue avec l’étudiante et d’ajuster, au besoin, le contenu du cours.

Avec une telle approche, les infirmières « apprennent à exercer un leadership dans leur milieu et elles sont prêtes à jouer un rôle de premier plan dans la défense des usagers du système de soins » , souligne Chantal St-Pierre. Un double atout!