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Journalistes au front

A chaque instant, quelque part dans le monde, une armée avance, un obus tombe, un peuple souffre.

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A chaque instant, quelque part dans le monde, une armée avance, un obus tombe, un peuple souffre. De plus en plus, c’est à travers le regard et la voix des femmes journalistes que nous parviennent les échos des nouveaux conflits qui éclatent et de ceux qui s’enlisent irrémédiablement.

Elles en ont vu du pays depuis les premiers grands reportages à l’étranger de Judith Jasmin. Bloc-notes et micro en main, les femmes traquent aujourd’hui la nouvelle quelle qu’elle soit et où qu’elle soit. De Kaboul à Gaza, de Groznyï à Sarajevo, elles ont aussi pris le sentier de la guerre.

Avril 1994. Michèle Ouimet se porte volontaire pour témoigner de la folie meurtrière sans nom qui déchire alors le Rwanda. « Je connaissais déjà l’Afrique noire pour avoir vécu pendant deux ans au Mali. J’avais donc une longueur d’avance; et puis, j’avais vu les images de ce qui se passait là-bas et je voulais y aller ». Pendant un peu plus d’une semaine, la journaliste ouvre pour les lectrices et les lecteurs de La Presse une fenêtre sur cette guerre fratricide qui a coûté la vie à près d’un million de Rwandais.

Céline Galipeau est correspondante à Moscou pour la télévision de Radio-Canada. C’est là que, pour la première fois, elle est dépêchée en terrain hostile. Affectation : Tchétchénie. Pour mater les rebelles séparatistes de la petite république du sud de la Russie, Moscou lançait, en décembre dernier, une vaste offensive contre la capitale, Groznyï. « J’ai d’abord couvert le conflit tchétchène depuis Moscou. Alors quand je suis partie, j’étais contente de pouvoir enfin voir, parler aux gens, tourner nos propres images », explique-t-elle.

Ce conflit aura été, de l’avis de tous, une sale guerre; sauvage pour le peuple tchétchène, bien sûr, mais aussi particulièrement périlleuse pour la presse internationale. L’armée russe, qui considérait que les journalistes étaient trop sympathiques à la cause tchétchène, les prenait pour cibles. « C’était effectivement très dangereux parce que la stratégie des Russes était celle de la terre brûlée. Nous étions une des dernières équipes de télévision à y aller d’ailleurs. Pendant plus d’une semaine, nous sommes entrés à Groznyï presque tous les jours. Il y a un danger supplémentaire quand tu couvres un conflit, mais tu prends aussi beaucoup de précautions : casques, gilets pare-balles, voiture blindée. Et jamais nous n’avons pris de risques inutiles. Notre but, ce n’était pas d’aller sous les bombes pour avoir les meilleures images, mais bien d’essayer de faire comprendre aux Canadiens, aux Québécois, de façon un peu plus humaine, ce qui se passait réellement là-bas ».

Voir et sentir

Au-delà des grandes questions politiques et stratégiques, les conflits armés sont d’abord et avant tout des drames humains. Une bergère fauchée en plein champ par une bombe à fragmentation. Des enfants massacrés à la machette. « On a l’habitude de couvrir les « guéguerres » politiques. Boris Eltsine déclare que les bombardements ont cessé, alors les analystes discutent à savoir si c’est vrai ou non et ça fait la manchette. Mais les gens, eux, vivent une tout autre réalité. C’est ça qu’il faut mettre en perspective et c’est pour ça qu’il faut aller sur place voir et sentir ce qui se passe vraiment », précise Céline Galipeau. C’est là, peut-être, ce que les femmes nous ont davantage donné à voir de la guerre. « Elles sont plus réceptives à ce côté des choses », affirme Gilles Le Bigot, affectateur international à la salle des nouvelles radio de la SRC. Près de la moitié des collaborateurs auxquels il fait appel, aux quatre coins du monde, sont des collaboratrices. A Jérusalem ou Bogota, elles ressentent les conséquences des affrontements sur la communauté. « C’est important de décrire et d’expliquer les événements, mais aussi de dénoncer les injustices », souligne Michèle Ouimet. Ce n’est pas par ignorance des enjeux géopolitiques ni par sensiblerie qu’elles posent cet autre regard sur l’actualité. « Arrivées plus tard dans le milieu, les femmes ont dû s’adapter rapidement. Quand tu évolues, les changements sont nécessairement plus dynamiques. Les hommes, eux, sont restés plus conformistes », observe Claude Masson, éditeur adjoint au quotidien La Presse. « Le regard que les femmes portent sur le monde est différent, précise Céline Galipeau. Et c’est plus qu’une question de sensibilité. Sans exclure le reste et se confiner au côté social, humain des choses, ces aspects sont effectivement un peu plus importants pour nous ».

On ne se bat pas au portillon, dans les salles de rédaction, pour aller couvrir les points chauds de l’heure. « Étonnamment, et contrairement à l’idée qu’on se fait des grands reporters, les candidats ne sont pas nombreux. Les volontaires sont des gens qui, en plus d’avoir un grand engagement professionnel, ont une grande conscience sociale », observe Claude Masson. « Ce qui m’a frappée à Sarajevo, c’est la barbarie, la bêtise humaine. Tu ne comprends pas comment un peuple peut s’autodétruire ainsi. La ville est un grand cimetière. Et moi, en tant que citoyenne du monde, je me sentais spoliée par toutes ces atrocités », explique Monique Giguère, journaliste au Soleil de Québec depuis près de trente ans. A 57 ans, elle est parmi ces quelques irréductibles toujours prêts à monter au front. Ces dernières années l’ont notamment menée aux portes de Koweit City, en Arménie, au Guatemala et à Cuba. « Je suis bien à l’étranger, même dans un pays en guerre. Non pas parce que j’aime la guerre, mais parce que c’est important de parler aux gens pour rendre les conflits plus proches. Sinon, c’est désincarné, ça n’a aucune signification. C’est ça le défi. Et puis ça me sort de la routine », commente la journaliste.

« Je crois que les femmes journalistes sont aujourd’hui aussi casse-cou que nous l’étions à nos débuts dans le métier, dans les années 60-70 », observe Richard Sanche, rédacteur en chef de la salle des nouvelles radio de la SRC. Casse-cou, peut-être par moments, mais ni kamikazes ni mercenaires. Simplement passionnées par un métier qui les fait vibrer.

En novembre 1989, le mur de Berlin tombe. Une large brèche, à la fois symbole et prélude à l’éclatement du Bloc de l’Est. Quelques mois plus tard, Paule Robitaille quitte son poste à la station régionale de Radio-Canada à Windsor, en Ontario, et débarque à Moscou. « J’étais partie en Russie pour un an, puis j’ai été prise dans un tourbillon. Je ne pouvais plus revenir, l’Histoire se déroulait devant moi », raconte la pigiste globe-trotter. Elle y restera quatre ans. Quatre années au cours desquelles elle sera portée par les événements qui se bousculent; sous ses yeux, l’Empire soviétique s’effondre. Témoin privilégiée d’une rupture brutale et sans précédent, elle sera l’une des rares courroies de transmission pouvant relayer à la population du Québec des informations saisies sur le vif, au cœur de l’actualité; les quotidiens, la radio, la télévision, les magazines font appel à elle.

Plus qu’un métier, le journalisme est en fait son mode de vie. « Pour comprendre et expliquer tout ce qui se passait, il fallait aussi aller au Tadjikistan, en Lituanie, en Géorgie; ça faisait partie de l’éclatement. C’était fascinant de voir tous ces changements; c’est ce qui me donnait l’énergie d’aller partout. J’étais envoûtée, je ne me demandais même pas si c’était dangereux d’aller en Géorgie, alors en pleine guerre civile », se souvient-elle. Téméraire, peut-être un peu insouciante, Paule Robitaille est sans arrêt sur la route pour assister, en première ligne, à tous les chambardements politiques, sociaux et économiques qui secouent non seulement l’ex-géant soviétique, mais aussi l’Afghanistan ou l’Iran voisins.

Sur la ligne de feu

A Kaboul, comme à Kigali ou à Sarajevo, les risques sont pourtant bien réels. L’année 1994 aura été celle de tous les dangers pour les professionnels de l’information : 103 journalistes tués à travers le monde. Ce triste bilan, établi par Reporters sans frontières, dépasse largement tous les records précédents. Et c’est sans compter tous ces autres menacés, bâillonnés, emprisonnés ou expulsés pour avoir voulu jeter un peu de lumière sur ces zones troubles que l’on voudrait maintenir dans l’ombre.

« C’est sûr que j’ai peur lorsque je suis seule avec mon micro, dans les « townships ». Mais la peur c’est aussi un moteur, c’est ce qui me fait sortir les griffes », lance Lucie Pagé, rejointe à Johannesburg. C’est donc toutes griffes dehors qu’elle vit et travaille depuis quatre ans en Afrique du Sud. De la libération de Nelson Mandela jusqu’aux premières élections multiraciales d’avril 1994, la jeune pigiste a elle aussi rendez-vous avec l’Histoire. Mais si le régime ségrégationniste a aujourd’hui cédé la place à la nouvelle Afrique du Sud, le quotidien d’une femme, journaliste de surcroît, dans l’un des pays les plus violents de la planète, est un combat de tous les instants. « Avant la fin de l’apartheid, je craignais la violence politique. J’ai d’ailleurs déjà eu des menaces de mort. Maintenant, j’ai davantage peur d’être victime de violence parce que je suis une femme. Une femme sur deux se fait violer ici », dit-elle. Malgré les obstacles et l’intimidation, et peut-être aussi pour conjurer cette peur, elle a tourné un documentaire sur le viol, et un autre sur la violence conjugale. « J’ai eu du mal, mais les documentaires ont été distribués partout et ils ont eu un effet monstre », raconte-t-elle.

« Avant de partir, on a des appréhensions, mais une fois sur le terrain, il y a tellement de pourparlers et de choses à régler que les préoccupations prennent le pas sur la peur », souligne pour sa part Monique Giguère. Pour dénicher un téléphone qui fonctionne, franchir les interminables postes de contrôle ou se déplacer du point A au point B, une simple accréditation de presse ne suffit pas. Pour se débrouiller en terrain hostile et parvenir à livrer la marchandise, il faut une bonne dose de sang-froid, de tact et d’audace. La jeune trentaine, mère depuis peu d’un troisième enfant, Lucie Pagé n’en manque pas. « Pendant le tournage du documentaire, j’allaitais mon fils. Pour les hommes, c’était tout à fait inconcevable qu’une femme, à la fois journaliste et réalisatrice, soit là, seule, en train de nourrir son enfant. Ils voulaient absolument voir mon patron ».

Parce qu’elle voulait voir autre chose que les camps de réfugiés mis en place par la Croix-Rouge, Michèle Ouimet a voyagé quelques jours au Rwanda avec l’armée rebelle tutsie. « Ils me servaient leur propagande, mais sans me prendre au sérieux : je n’étais qu’une femme, seule avec mon calepin et mon crayon, sans caméra ».

Souvent, les journalistes doivent accompagner l’une des factions en conflit ou une organisation internationale. « En Bosnie, tu dois constamment franchir des barrages. Tu dépends alors de l’armée de ton pays ou des Casques bleus pour te déplacer. Dans ces conditions, on ne court pas de grands risques. Les populations civiles, elles, sont en danger », précise Monique Giguère qui, à deux reprises, est allée en reportage dans l’ex-Yougoslavie. « A Sarajevo, j’ai renoncé quelques fois à sortir à cause des tireurs embusqués dans les collines qui surplombent la ville », dit-elle. Mais pendant la guerre du Golfe où planait la menace d’attaques bactériologiques, elle a préféré rester dans son hôtel de Riyad, en Arabie Saoudite, pendant les alertes. « On étouffait dans les masques à gaz et c’était pour moi une perte de temps que de me rendre dans un bunker ».

«Jouer » à la guerre

« On l’apprivoise cette peur, et on prend des risques calculés. C’est sûr que lorsque les roquettes tombent c’est dangereux; mais tu apprends à te terrer là où il faut, à attendre sans paniquer », explique Paule Robitaille. On ne s’aventure tout de même pas en terrain miné comme sur la colline parlementaire. Le 5e Groupe-brigade mécanisé du Canada, de la base des Forces armées canadiennes à Valcartier, a organisé, pour la première fois en mars dernier, un cours de journalisme de guerre. Pendant quatre jours, dix-sept journalistes et photographes, dont quatre femmes, ont partagé le quotidien des militaires. Le but de l’exercice : « leur donner des outils pour qu’ils apprennent à se débrouiller et à se protéger en milieu hostile », explique le capitaine Jocelyn Laroche, responsable des relations publiques à la base de Valcartier et instigateur de la formation. Cet « ABC des dangers et comportements à risque » visait aussi à rapprocher deux clans aux prises, de part et d’autre, avec quelques préjugés tenaces. « Ça leur a aussi fait comprendre la tension et le stress que vivent les soldats », souligne l’officier Laroche.

Et quoi de mieux, pour saisir la « psychologie guerrière », que d’y jouer pour vrai? Vêtus et équipés comme les militaires, les « stagiaires de la guerre » ont vu leur convoi intercepté par des belligérants. Ils ont aussi appris à manier les armes et à mesurer leur potentiel destructeur. « Je sais maintenant reconnaître une mine antipersonnel, une mine antichar. Le fait de tirer avec une arme à feu m’a aussi fait prendre conscience de la facilité avec laquelle on peut être emporté par ce désir de puissance et du danger qu’on devienne fou de ça », explique Julie Miville-Dechêne, correspondante à Washington pour la télévision de la SRC. « Et puis je comprends davantage les militaires; ces gens qui acceptent une discipline mais qui vivent aussi des frustrations, entassés des heures de temps dans des hangars ou soumis à une tension extrême ». Monique Giguère note pour sa part que ce qu’elle a appris sur les armes, les avions et l’artillerie lui servira davantage à les expliquer qu’à s’en protéger.

Les limites

« Ce métier est extraordinaire, résume Céline Galipeau. La réalité est encore plus exaltante que le mythe, que le romantisme qui entourent le travail des reporters à l’étranger. Je me dis souvent que je suis privilégiée d’être là, à Moscou, d’aller au Tadjikistan ou en Tchétchénie, de rencontrer les acteurs politiques, les gens qui sont touchés par tous ces changements ».

Animées d’une fougue peu commune, ces reporters carburent à l’adrénaline, jusqu’à ce que la peur, l’horreur ou une autre menace plus sournoise imposent leurs limites. « Un jour, au Rwanda, je suis arrivée dans un village où des centaines de cadavres pourrissaient depuis des semaines. Ils les laissaient là, au risque de contaminer le pays tout entier, pour que les journalistes voient ce qu’avaient fait les Hutus, se souvient Michèle Ouimet. Je savais que je serais marquée par ce que j’allais voir au Rwanda; mais je savais aussi que je pouvais le supporter ».

« Mais je ne crois pas que je retournerais en Algérie où j’étais allée pendant l’état d’urgence imposé après l’annulation des élections de 1992 », confie-t-elle. Rares sont les journalistes qui osent encore affronter le fanatisme aveugle de mouvements intégristes. Dans la seule Algérie, plus d’une quarantaine de journalistes ont été assassinés depuis que les leaders du Groupe islamique armé ont juré, en mai 1993, d’abattre par l’épée tous ceux qui combattent par la plume.

Paule Robitaille a vu les roquettes tomber à deux pas de l’aéroport de Kaboul et les troupes russes foncer sur la tour de la télévision de Vilnius. Mais au cœur de Groznyï, elle s’est trouvée devant un danger jusque-là inconnu, celui de prendre partie. « Là-bas, j’avais vraiment un mauvais sentiment, je n’avais plus la même confiance qu’avant. D’abord parce que l’armée russe est une force démesurée; mais aussi parce que c’était une situation sans issue, désespérée pour le peuple tchétchène. Et moi, je les connaissais ces gens. Mais c’était complexe parce que je savais, par ailleurs, que les soldats russes avaient eux aussi des problèmes dans ce conflit. Je me suis alors posé beaucoup de questions sur mon métier ».

« Il n’y a pas que les guerres qui m’intéressent, insiste cependant Paule Robitaille. Il y a plein d’autres situations qui me dépassent, que je veux comprendre et que j’ai besoin d’expliquer ». Elle sait aussi qu’à l’heure de l’instantané, l’intérêt est de courte durée au palmarès de l’actualité : de guerres civiles en guerres religieuses, d’attentats terroristes en guérillas, un conflit chasse l’autre avant de sombrer à son tour dans l’oubli. Mais de Vienne où elle est maintenant installée, elle garde un œil sur l’ex-Union soviétique. Tout en rêvant de l’Albanie et de tous ces autres lieux où la curiosité l’appelle.