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Une travestie au Parlement

Au 19e siècle, le député ontarien John White courtisait ces dames en promouvant le suffrage féminin et la tempérance.

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Au 19e siècle, le député ontarien John White courtisait ces dames en promouvant le suffrage féminin et la tempérance. Cachait-il des seins sous son veston ?

En , les Canadiennes n’ont occupé que 21,3 % des sièges au Parlement. Combien seront élues aux prochaines élections ? Davantage, si les partis écoutent enfin les conseils de John White, politicien ontarien du 19e siècle. « Mettez les femmes de mon côté et je ne me soucierai pas vraiment des hommes », clamait ce conservateur, qui a fait carrière en amadouant non pas les électeurs, mais plutôt leurs épouses.

Un tel parti pris sidère chez un député de l’époque. Ou devrait-on dire : députée ? Élu en , John White a promu le suffrage féminin et la tempérance un demi-siècle avant que les Canadiennes n’obtiennent le droit de vote. Pour défendre ces positions impopulaires, il fallait avoir des couilles. Ou… ne pas en avoir du tout. C’est la thèse de Donald Akenson, historien à l’Université Queen’s, en Ontario. « Pour trouver un sens logique à la carrière de John White, la meilleure façon est de croire qu’il était une “elle” », affirme-t-il dans une biographie romancée du personnage, At Face Value (traduction libre : « La méprise »), parue chez McGill-Queen’s University Press.

L’histoire commence à Donegal, en Irlande. Le , John White, forgeron de religion protestante, fait baptiser son premier-né, John junior. Un an plus tard naît une fille, Eliza, vigoureuse comme un cheval de trait. Partageant les jeux de ses quatre frères, la gamine grandit tellement en force que son père l’emploie à la forge. Elle est l’unique femme de la maison depuis que sa mère, Martha, est morte en couches.

Mais bientôt, la Grande Famine dévaste l’Irlande. Les patates pourrissent en terre, les gens crèvent de faim ou de fièvre. En , un John White de quelque 15 ans trépasse du typhus dans un hôpital de Donegal. S’agit-il de John junior ? Fait étrange, lorsque John senior émigre en Amérique, peu après, il inscrit ses quatre fils sur la liste des passagers du Kingfisher… mais pas Eliza. Puis le père meurt en mer. À leur arrivée à Grosse-Île, au Québec, un certificat de quarantaine est décerné à « John White, jeune adulte, mâle, forgeron, et trois adolescents masculins à charge ». Et si Eliza avait profité du chaos général pour prendre l’identité de son frère décédé ?

Dans l’Histoire, de nombreuses femmes ont emprunté l’identité masculine, souvent pour travailler. Il n’existait pas de pirates plus culottés qu’Anne Bonny et Mary Read. L’Irlandaise Maggie Dunbar recevait une pension royale pour avoir servi comme matelot. Un médecin anglais de l’entourage de la célèbre infirmière Florence Nightingale était soupçonné de cacher des seins sous son sarrau. « Si beaucoup de femmes ont réussi à se faire passer pour des hommes sur des bateaux, pourquoi pas à la Chambre des communes ? » demande Lucie Desrochers, consultante en condition féminine qui s’est intéressée au sujet. Solide comme une enclume, musclée et masculine, Eliza était fort capable de refaire sa vie en John.

White vit incognito jusque vers , quand « il » réapparaît à Belleville, Ontario, entrepreneur prospère et politicien en plein essor. Détail curieux, « il » affirme avoir émigré en . « Il » est pourtant arrivé trois ans plus tôt.

Qu’a-t-il fait tout ce temps ? Selon l’historien, il s’est entraîné à la vie d’homme, sous un nom factice et avec un succès inégal. En , le Hamilton Spectator rapporte cette anecdote croustillante : « Une jeune servante du nom d’Eliza McCormack a pris l’habitude ces derniers temps de revêtir les habits d’un homme et, ainsi déguisée, de courtiser les jeunes filles de la ville. » L’Irlandaise a eu le temps de draguer six filles, voire d’en demander trois en mariage, avant que la chatte ne sorte du sac, débusquée par une couturière délurée. Cette Eliza McCormack (un nom d’Irlandais protestants, comme White) a passé une nuit en prison pour amours illicites.

À Belleville, toutefois, John White est blanc comme neige. Il est intronisé dans l’Ordre d’Orange, réseau secret de protestants qui exerce une grande influence dans les coulisses de la politique canadienne. Il dirige une forge et une fromagerie qui emploient plusieurs ouvriers. Puis, en , il est élu député d’East Hastings à la Chambre des communes, siège qui restera sien jusqu’en .

Inexplicablement, White a bâti son capital politique en courtisant les dames. Il les rencontre aux bals de charité, les écoute, partage leurs préoccupations. En , il vote en faveur de la Loi sur la tempérance, cause favorite des femmes, ce qui lui coûte presque une élection. Un Irlandais qui s’attaque aux débits de boisson ! Pis encore : il se prononce publiquement en faveur du suffrage féminin, prédisant même son avènement. « Voilà un homme qui a joué toute sa carrière politique sur la cause des femmes, alors qu’elles n’avaient pas encore le droit de vote », s’étonne Akenson.

John est aussi un… mari aimant et un père dévoué. En , il a épousé une jeune fille de bonne famille, Esther Johnson. Impossible ? Eliza-John a pu rencontrer une femme sensible à son charme ambigu, argumente l’historien. Et leurs enfants peuvent avoir été adoptés, ce qui se faisait aisément à l’époque. Le couple a eu six filles (dont l’aînée s’appelle Eliza) avant d’accueillir deux garçons.

John White décède le , lors d’un voyage d’affaires en Colombie-Britannique. Sur l’ordre de sa femme, son corps est aussitôt rapatrié et enterré, sans examen médical ni embaumement. « Ses funérailles ont été remarquables surtout par le nombre de dames présentes », rapporte le journal Intelligencer de Belleville, qui classe ces dernières parmi les « plus fidèles amis » et « plus grands admirateurs » du politicien. Le dessin montre une tête aux traits fins et à la barbe bien fournie, accentuée au crayon.

Pour Donald Akenson, John-Eliza McCormack-White demeure « une héroïne postmoderne, peut-être même postféministe », bien en avance sur son temps. Quel héritage a-t-elle légué aux politiciennes d’aujourd’hui ? La question le fait glousser. « Il n’y a pas d’héritage, ricane-t-il. Mais si vous portez une fausse barbe, assurez-vous qu’elle reste bien en place… »