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Ici l’Afghanistan libre

Mehria Azizi et Najeeba Ayubi incarnent un Afghanistan nouveau. Elles ont choisi de mener leur combat pour les femmes au moyen des médias.

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Mehria Azizi et Najeeba Ayubi incarnent un Afghanistan nouveau. Elles ont choisi de mener leur combat pour les femmes au moyen des médias. Parfois au risque de leur vie.

« Vous n’êtes pas encore morts ? » a dit la voix au bout du fil. Dans une rue de Kaboul, la voiture dans laquelle prenaient place la jeune journaliste Mehria Azizi et son frère avait été criblée de balles. Par miracle indemnes, ils avaient pris la fuite dans le dédale poussiéreux de la capitale afghane. C’est là que le téléphone cellulaire a sonné. Mehria a compris qu’elle venait de l’échapper belle.

Des menaces et des attaques, la jeune femme de 24 ans en subit régulièrement. Son fiancé et sa famille aussi. Certains de ses huit frères et sœurs craignent tellement les représailles qu’ils ne sortent plus de la maison, y compris pour aller à l’école. Mais pour rien au monde la camerawoman — l’une des deux seules en Afghanistan — ne renoncerait à son métier. « C’est mon rêve, dit Mehria, sûre d’elle-même. Je ne l’abandonnerai pas, même si je ne conseillerais à aucune femme de faire ce que je fais dans ces conditions. »

À l’invitation de Reporters sans frontières, Mehria Azizi est au Canada depuis quelques jours pour promouvoir la liberté de presse. Avec sa collègue Najeeba Ayubi, directrice d’une station de radio, elle me reçoit dans une petite chambre d’hôtel de Montréal et m’offre du thé pour briser la glace. Le froid de novembre ? « Ça va, répond-elle en s’assoyant sur le lit. Nous étions préparées à pire. »

Le « pire », ces deux-là l’ont vécu. En Afghanistan, il n’y a pas si longtemps, naître femme vous condamnait à une vie de réclusion. Depuis la chute des talibans, en décembre 2001, un vent d’espoir souffle néanmoins sur ces terres arides. L’école est ouverte aux filles; la presse est libre de critiquer le gouvernement. En principe. Certes, les nouvelles valeurs d’égalité, de liberté et de respect des droits ne sont encore que de fragiles châteaux de cartes. Mais Mehria et Najeeba se montrent résolument optimistes. N’incarnent-elles pas les changements qui s’opèrent dans leur pays ?

Mehria l’intrépide

Dans son jean et sa grande tunique à carreaux, Mehria Azizi renvoie l’image d’une gamine espiègle. Seul son regard profond, empreint de maturité, trahit son passé : celui d’une fille qui a appris à lire et à écrire en cachette dans sa maison de Kaboul et qui a vécu sous la burqa.

Toute petite, Mehria gardait ses grands yeux marrons rivés sur le téléviseur pour voir les femmes reporters sur les chaînes étrangères, dans des programmes sous-titrés. Après la fin du régime taliban, encore voilée de sa burqa, elle a décroché un boulot d’annonceuse à la télé publique. Son père, un marchand à la retraite, ne s’est pas opposé à ce que sa fille travaille. « Il en était même plutôt fier », confie la documentariste, dont la mère a été tuée par balle pendant une prière du ramadan alors que les moudjahidines combattaient pour le pouvoir, au début des années 1990.

Peu après, l’ONG afghane Aïna (qui appuie la démocratisation en favorisant l’essor des médias indépendants) proposait à ce bout de femme dégourdie qui baragouinait l’anglais de suivre une formation d’un an en journalisme audiovisuel. En compagnie de 20 autres jeunes filles, Mehria a travaillé à un projet de documentaire. Résultat ? Un road movie sur la vie des Afghanes, tourné aux quatre coins du pays par des journalistes âgées d’à peine 20 ans. Dirigé par une reporter de la télé française et majoritairement financé par le Département d’État des États-Unis, Afghanistan Unveiled a été vu partout dans le monde… sauf en Afghanistan, où il est interdit. À son lancement, en 2003, les autorités jugeaient dangereux de montrer au peuple des images aussi « osées » seulement deux ans après la chute des talibans. L’interdiction n’a jamais été levée.

De Jalalabad à Hérat en passant par Bamiyan (province tristement célèbre pour la destruction de ses grands bouddhas), les jeunes journalistes, caméra au poing, ont frappé aux portes des villages. Elles ont demandé à parler aux femmes. « J’ai trouvé des mères et des filles encore complètement sous le joug des hommes. Elles ne pouvaient ni s’exprimer librement ni aller à l’école », se souvient Mehria. Même après la chute des talibans, alors que les femmes de Kaboul apprenaient à lire et à écrire ou occupaient de petits boulots, ces villageoises vivaient dans un carcan inimaginable.

Seule femme non voilée parmi des masses d’hommes hostiles, la camerawoman pouvait passer des jours, voire des semaines à discuter avec les maris pour les convaincre de laisser parler leurs épouses. « À Jalalabad, à l’est de Kaboul, des hommes m’ont dit que je pouvais passer par eux pour savoir ce que pensaient leurs femmes. Ils ne comprenaient pas pourquoi j’insistais pour leur parler à elles directement », relate-t-elle.

À Fayzabad, ville située au nord-est du pays, Mehria a dû affronter 12 hommes armés qui se scandalisaient de la voir sans son tchadri. « Je leur ai dit que j’étais une femme journaliste qui venait d’une province pas très loin de la leur, se rappelle-t-elle. Et qu’ils devaient m’accepter comme je suis ! » Cet élan de témérité aurait pu mal tourner, mais les hommes sont partis réfléchir. Le lendemain, ils sont venus lui demander d’enseigner à leurs filles le fonctionnement de la caméra !

C’est ce genre de victoire qui nourrit l’espoir de Mehria. Avec l’aide de l’ONG Aïna, la jeune femme a réalisé trois autres documentaires. Diffusés par des caravanes qui passent de village en village avec le soutien du gouvernement, ces films offrent pour la première fois aux Afghanes des modèles féminins autres que les ménagères traditionnelles. « Les femmes voient que nous faisons un métier et que nous sommes allées ailleurs. Ça leur donne des idées. »

Son plus récent film, Heading for Election, a joué sa petite part dans une grande révolution. S’adressant directement aux femmes, il visait à les informer sur leur droit de vote. « On voulait surtout les encourager à sortir de chez elles et à participer aux élections », explique Mehria. Un hasard ? Au premier scrutin présidentiel direct de l’histoire afghane, en octobre 2005, 42 % des 10,5 millions d’électeurs inscrits étaient des femmes !

« Avant, nous ne savions rien sur les autres Afghanes. Maintenant, lorsqu’elles voient nos films, les femmes de Kaboul connaissent les difficultés de celles qui vivent en province et vice-versa. On apprend à se connaître comme nation et ça fait naître une certaine solidarité », lance la jeune femme en tressant distraitement ses longs cheveux.

Najeeba la sage

Contrairement à sa pétillante cadette, Najeeba Ayubi, 37 ans, est plutôt timide. Une force tranquille qui s’exprime en peu de mots. Avec un petit rouleau dans le toupet et du fard sur les joues, elle a une allure de grande dame, coquette et mystérieuse.

Najeeba est directrice adjointe du groupe de presse indépendant The Killid Group. L’une des rares Afghanes à avoir pu étudier en lettres à l’Université de Parwan, au nord de la capitale, cette célibataire sans enfants a choisi de mener son combat pour les femmes au moyen des médias. Il y a quelques années, elle a fondé une radio à Hérat, dans l’ouest du pays, avant de s’installer à Kaboul pour travailler à une émission de télévision pour enfants. Aujourd’hui, elle dirige notamment une station radiophonique. « Je décide du contenu et de l’orientation de toutes les émissions de Radio Killid. J’y fais la loi ! »

Radio Killid diffuse en cinq langues auprès de six millions d’auditeurs. Les reporters et annonceurs qu’elle emploie sont à 40 % des femmes. « Pour nous, c’est déjà énorme », insiste la journaliste. Bulletins de nouvelles, radio-romans, concours, émissions pour enfants, tables rondes : le contenu s’adresse à tous. Des tribunes téléphoniques permettent aux citoyens de dénoncer les problèmes vécus dans leur municipalité, comme le manque d’eau potable, les pannes d’électricité ou la collecte déficiente des ordures.

Pour ses auditrices, la station conçoit des émissions de beauté, de cuisine et de décoration, mais aussi des tables rondes où sont invités des experts. Le magazine radiophonique La femme et son miroir, par exemple, traite des droits des femmes et des problèmes que les Afghanes vivent quo­tidiennement. « Même si elles n’ont pas d’éducation, les femmes peuvent écouter la radio. C’est leur média », souligne Najeeba en tripotant ses ongles vernis.

En témoignent les vives réactions suscitées par son émission sur la violence conjugale, également diffusée par 27 stations à travers le pays. « Après chaque émission, des femmes viennent à la station et envahissent mon bureau. Elles veulent continuer à en parler. Elles me confient à quel point elles sont contentes que leurs maris, leurs frères et leurs garçons puissent entendre ça », raconte-t-elle avec fierté.

Une femme libre, Najeeba ? Elle se dit surtout privilégiée d’avoir grandi dans une famille qui l’a toujours appuyée, parmi trois sœurs (une avocate, une productrice et une autre réalisatrice) et deux frères (un gérant et un caissier). Mais comme beaucoup d’audacieuses qui osent braver des milieux d’hommes, elle a reçu son lot de menaces. Des appels d’injures de politiciens, de militaires ou d’hommes d’affaires, en plus de se faire parfois suivre par des inconnus.

Tout de même, l’ère post-talibans a délié la langue des journalistes. Les chaînes de radio et de télévision foisonnent et quelque 300 journaux et magazines ont vu le jour. Devant une telle explosion médiatique, le gouvernement marche sur des œufs. Il n’est pas rare que des dirigeants, après avoir été vivement critiqués par les éditorialistes, modifient un décret ou une loi. « Les médias ont maintenant un rôle bien établi. On ne peut plus nous bâillonner », se réjouit Najeeba, heureuse du changement de mentalité qui s’opère lentement dans son pays.

Elle se réjouit surtout pour ses concitoyennes, qui commencent peu à peu à prendre leur place. Un signe parmi d’autres : Mursal, le premier magazine féminin made in Afghanistan et conçu de A à Z par des femmes, est né en 2003. Encarté dans la revue hebdomadaire Killid, tirée à 25 000 exemplaires, ce magazine d’une dizaine de pages en couleurs, dont le titre évoque une sorte de rose, incarne le petit espace de liberté de bien des Afghanes. En plus des recettes, des conseils beauté et des romans-photos, il traite, dans des mots simples en persan et en pashtoun, des droits des femmes. Celui de voter, de choisir son mari, de travailler… L’un des derniers numéros portait sur les difficultés des femmes emprisonnées pendant les combats à Kandahar, au sud du pays.

Et la sexualité dans tout ça ? Najeeba hésite et lève les yeux vers la fenêtre. Dehors, la grisaille a enseveli Montréal. « On ne peut pas en parler explicitement. Ça effraie trop, explique-t-elle. On essaie de parler du sida et de suggérer le port du condom. Mais ça doit être fait très subtilement. »

Le dimanche, jour où le magazine sort en kiosque, des femmes l’attendent avec impatience dans les bazars et les marchés. L’une d’elles l’achète, en fait la lecture à sa mère qui ne sait pas lire, le refile à sa belle-sœur… Un petit rituel qui coûte 15 afghanis (0,35 $CA) et qui fait le bonheur des lectrices. « On reçoit des appels de partout où Mursal n’est pas distribué. Les femmes le réclament ! » assure la journaliste, heureuse de ce succès qui aurait été impensable il y a quelques années.

En Afghanistan, lire dans la rue est assez inusité, socialement peu toléré. Encore moins lorsqu’il s’agit d’une femme ! Mais après trois ans d’existence, Mursal a réussi à se frayer un chemin dans les salles d’attente, dans les hôpitaux, à l’aéroport. « C’est en train de changer la vie des femmes. Je ne m’y impliquerais pas si je n’en étais pas aussi certaine », soutient Najeeba Ayubi, qui est membre du comité éditorial. Elle souhaite ardemment que la revue fasse des petits.

Pendant ce temps, Mehria Azizi rêve déjà à son prochain film. Des images sans prétention qui dépeindraient le chemin parcouru par les Afghanes depuis l’avènement de la démocratie. « Je ferais des portraits d’elles en insistant sur le positif, dit-elle. Ça pourrait s’intituler Gros plans sur femmes libres… »