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À notre avis

Au moment où la Commission Bouchard-Taylor parcourt le Québec pour sonder les cœurs et les consciences à propos des pratiques d’accommodements raisonnables, alors même que 73 % des répondants d’un sondage CROP …

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Au moment où la Commission Bouchard-Taylor parcourt le Québec pour sonder les cœurs et les consciences à propos des pratiques d’accommodements raisonnables, alors même que 73 % des répondants d’un sondage CROP disent, inquiets, craindre de possibles dérapages, le Conseil du statut de la femme donne son avis au gouver­nement. La Gazette des femmes a rencontré quatre des participantes qui ont nourri la réflexion dont il est issu. Elles sont membres du CSF, comme la présidente Christiane Pelchat, l’entrepreneure Roxane Duhamel et la poli­tologue Yasmina Chouakri, ou complices de longue date, telle l’avocate Louise Langevin, détentrice de la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes. Et elles annoncent un avis-choc. Comment sera-t-il reçu ?

Quelle image résume pour vous la situation du Québec devant le défi de la diversité culturelle, particulièrement de la diversité religieuse ?

Yasmina Chouakri : Un grand décalage, entre les institutions et la popu­lation. Car les moyens de faire connaître et comprendre la diversité ethno­culturelle, avant même d’envisager des insti­tutions adaptées, ne sont pas encore là. Christiane Pelchat : L’image qui me vient, c’est qu’on nous a annoncé un tsunami, et finalement ce n’est qu’une pluie forte. Personne ne meurt d’une bonne pluie, ça peut même être salutaire… Quand on examine les faits, il y a peu de demandes d’accommo­dements, très peu de nature religieuse, mais la plupart d’entre elles touchent le droit à l’égalité entre les sexes ou proviennent de personnes handicapées.

Roxane Duhamel : À cause de l’évolution très rapide des 10 dernières années, il y a une perception d’envahissement de toutes les cultures et de toutes les religions. La population accepte difficilement ces demandes de permissions, d’accommodements, parce qu’elle a l’impression qu’elle ne pourra jamais répondre à tout ça et qu’elle risque d’y perdre son identité. D’autant plus que nous, comme société, nous avons mis de côté la religion dans les années 1960, avec la Révolution tranquille.

Louise Langevin : Mon image à moi, c’est celle d’une menace aux droits des femmes, une menace posée par le droit à l’expression religieuse. On ne l’avait pas vue venir, celle-là, même si la montée des intégrismes religieux est internationale. Et si je ne me sens pas menacée moi-même, je pense à toutes celles qui ne sont pas en mesure de se défendre ou de réagir. Bien sûr, je reconnais la liberté de croire ou de ne pas croire. En même temps, je me demande jusqu’où doit aller la li­berté de pratiquer une religion et de l’afficher dans l’espace public.

Qu’est-ce qui vous dérange tant dans l’affirmation du religieux ?

CP : Le retour à l’imposition d’une norme sociale qui contraint surtout les femmes, peu importe la religion. Un code vestimentaire chez les intégristes de l’islam (voiles de toutes sortes), des règles strictes chez les juives hassidiques (tête rasée, perruques, vêtements couvrant le corps), la prescription de l’abstinence sexuelle chez les jeunes par les fondamentalistes chrétiens américains, notamment… Jamais les religions monothéistes n’ont favorisé l’égalité entre les hommes et les femmes. Au contraire, elles ont toujours créé des règles qui les séparent.

Vous évoquiez tout à l’heure une bonne pluie salutaire, mais vous avez certaines inquiétudes quand même.

CP : Ce qui est inquiétant, ce qui est grave, c’est qu’on propose souvent des solutions aux demandes religieuses sans penser à leur impact sur les droits des femmes. On accommode facile­ment les gars : on givre les vitres d’un gymnase pour cacher le corps des femmes; on retire une monitrice de la SAAQ et on accorde à un croyant le droit d’avoir un moniteur masculin pour passer son permis de con­duire. On est facilement prêts, au nom du bon voisinage, du service à la clien­tèle, d’une religion ou d’une cro­yance, à écarter, sinon à sacrifier le droit chèrement acquis à l’éga­lité entre les hommes et les femmes dans l’espace public.

YC : Le Québec ne vit pas en vase clos. Le contexte international démontre que les normes qui s’appliquent spécifiquement aux femmes se multiplient dans certaines régions du monde, y compris au Québec. C’est le cas du code vestimentaire. On peut bien voir le port du voile ici comme relevant d’un choix, et c’est fort possible. Mais n’oublions pas que dans la majorité des pays musulmans, c’est une obligation. Cette question n’est pas anodine.

Qu’est-ce que l’avis du CSF vient affirmer, rappeler ?

LL : Notre premier message, c’est que le droit à l’égalité entre les femmes et les hommes est une valeur fondamentale qui ne peut être bradée, ré­duite, menacée, attaquée, mise de côté, négociée pour une raison ou pour une autre. Compte tenu de la position historique, culturelle et économique des femmes, dans une société patriar­cale, il faut faire attention aux pratiques reli­gieuses, qu’il ne faut pas confondre avec la vie spirituelle. Il faut mesurer les effets des prescriptions religieuses sur les personnes vulnérables.

CP : Notre avis s’adresse au gouver­nement et, par ricochet, aux institutions publiques, aux fonctionnaires, à tous ceux et celles dans les institutions scolaires ou dans le système de santé, par exemple, qui sont en mesure d’appliquer les lois, les chartes, les règlements et certains accommodements. Le grand message est clair : l’égalité entre les femmes et les hommes doit primer tous les autres droits, y compris le droit à la liberté de religion… Notre second message au gouver­nement est le suivant : est-ce que nos politiques, nos lois, nos mesures, nos programmes répondent aux besoins des femmes ? Quels sont leurs effets sur elles ? Est-ce qu’on consacre assez d’argent pour répondre à leurs besoins ?

Vous avez rencontré des Québécoises issues de l’immigration dans des groupes de discussion. Qui étaient ces femmes et qu’avaient-elles à dire ?

YC : Elles étaient surtout d’ori­gine arabe ou musulmane, la majorité arrivées ici il y a plus de 20 ans, quelques-unes depuis 5 ou 10 ans, d’autres depuis quelques mois seulement… Et ce qui était frappant, c’était de constater combien leurs inquiétudes étaient les mêmes que celles des Québé­coises en général. Pour elles, la valeur la plus importante est l’égalité entre les hommes et les femmes. Et elles y tiennent ! Elles m’ont parlé longuement du ra­cisme vécu à l’embauche et de l’islamophobie qu’elles subissent, même si l’immense majorité des musulmanes du Québec ne correspondent pas aux stéréotypes que les médias véhiculent. Elles sont progressistes, souvent féministes, non voilées. Elles ne sont pas nécessairement pratiquantes mais de culture musulmane. Comme la majorité québécoise, quoi, de culture catholique et non pratiquante !

Leur préoccupation principale, cependant, ce sont les difficultés économiques qu’elles vivent, notamment parce que leurs acquis et leurs diplômes ne sont pas reconnus. Souvent, elles n’ont pas les moyens de payer les coûts d’étude de leur dossier par les ordres professionnels. Le CSF a déjà demandé au ministère de l’Immigration de leur accorder une aide financière à ce chapitre, mais la réponse se fait attendre…

La question du port du voile dans les écoles primaires et secondaires les mobilise aussi. Bien sûr, elles ne voient pas comme une solution l’expulsion d’une jeune fille voilée. Mais qu’à Montréal, certaines petites filles doivent porter le voile dans les écoles musulmanes, voilà qui les in­quiète beaucoup… Quelques-unes croient qu’il faudrait inter­dire cette soi-disant prescription religieuse jusqu’à ce que la jeune fille soit vraiment capable de « choisir » elle-même… L’avis exige donc du gouvernement une approche musclée, une défense vigoureuse du droit à l’égalité de toutes les femmes, sur le plan public mais aussi privé. Pourquoi ?

LL : Actuellement, il y a un manque flagrant de ressources, un manque de volonté politique et, il faut le dire, un désengagement de l’État, peut-être lié à la montée du conservatisme. Il faut rappeler au gouvernement l’impor­tance de l’analyse différenciée selon les sexes (ADS), c’est-à-dire la néces­sité de se donner des outils solides pour mesurer les effets de nos politiques sur les femmes et sur les hommes, distinctement. Dans l’application de notre politique d’immi­gration, c’est crucial. Enfin, l’État a un rôle à jouer pour baliser l’espace public, mais aussi la scène privée. On ne peut pas dire : « Ah ! On ne regarde pas ce qui se passe dans la maison des gens. » C’est trop facile.

CP : C’est clair que notre avis em­brasse plus large que les pratiques d’accommodements. On y aborde notamment la question des valeurs, qui est sur toutes les lèvres. Nous traçons l’historique des trois valeurs que le premier ministre a évoquées en créant la Commission Bouchard-Taylor: l’égalité entre les femmes et les hommes, le fait français et la laïcité, c’est-à-dire la séparation de l’Église et de l’État. Théori­quement, ces valeurs sont connues de tout le monde, autant des nouveaux immigrants que des Québécois de souche — qu’on devrait sans doute appeler des « ex-immigrés de souche ». Nous sommes tous et toutes issus de l’immi­gration, non ?! (Rires)

Encore une fois, il y a un décalage entre théorie et réalité. Les plus jeunes n’ont pas plus de repères historiques que la plupart des nouveaux arrivants. Quand on leur rappelle les dures batailles menées ici il y a 50 ans pour se dé­faire de l’emprise de l’Église, ils et elles comprennent mieux l’ex­trême sensibilité des Québécoises lorsqu’on touche au droit à l’égalité pour des considérations religieuses.

C’est pourquoi l’éducation à la citoyenneté est essentielle, et nous applaudissons au nouveau programme scolaire centré sur les différentes cultures religieuses. Mais nous demandons qu’on enseigne aussi cette valeur d’éga­lité entre les femmes et les hommes, au même titre que la diversité religieuse.

Que suggérez-vous pour soutenir les immigrantes ?

RD : J’ai été frappée de constater à quel point les Québécoises issues de l’immi­gration sont habiles à percevoir les mouvements souterrains, dirigés par des intégristes, bien organisés malgré leur petit nombre. Un élément qui les alarme aussi, c’est le désir avoué des religieux de plusieurs confessions de retenir les femmes à la maison, loin de l’espace public, souvent loin de toute formation nécessaire pour qu’elles arrivent à être autosuffi­santes. Priver les nouvelles arrivantes de la connaissance des codes sociaux et des valeurs communes de la société d’accueil, c’est les exposer au rejet. À leur tour, ces mères, courroies de transmission des valeurs, ne pourront pas aider leurs enfants à adopter les codes majoritaires. C’est toute la famille qui aura du mal à s’intégrer. L’intégration des immigrantes, notamment sur le plan économique, est un postulat fondamental de notre avis.

CP : La question des femmes issues de l’immigration nous préoccupe énormément et nous recommandons à la Commission Bouchard-Taylor, qui a plus de temps et de moyens que nous, de se pencher sérieusement sur leur situation et sur la politique d’immigration du Québec, en ce qui a trait à la sélection des ressortissants indépendants. Quand on lit cette politique, on voit qu’elle s’adresse à un immigrant mâle diplômé. S’il a une épouse, elle sera admise comme sa dépendante. Il faut savoir — et très peu le savent — que depuis quelques années, le Québec accueille plus de femmes que d’hommes. Elles sont souvent des immigrantes « parrainées », qui vivent fréquemment des situations de dépendance terribles par rapport à leur mari ou à leur employeur, dans le cas par exemple des aides familiales.

YC : Le principe d’égalité devrait se retrouver, me semble-t-il, dans tous les documents du ministère de l’Immi­gration destinés à décrire la société d’accueil. Il y a bien un manuel de base, intitulé Apprendre le Québec. Récent — trois, quatre ans tout au plus — et traduit en plusieurs langues, il est distribué à tous les organismes voués à l’intégration ainsi qu’à tous les immigrants. Après l’avoir consulté de A à Z, je peux vous dire que la notion d’égalité entre les femmes et les hommes n’y apparaît qu’une fois !

On oublie un autre élément important : plus de 50 % des immigrants acceptés connaissent le français; ils ne sont donc pas obligés de suivre des cours de francisation. C’est pourtant souvent là qu’on leur parle de valeurs communes… Je pense que les organismes communautaires qui offrent des ateliers sur la société d’accueil, et qui sont subventionnés pour le faire, devraient être tenus de bien expliquer notre conception de l’égalité des droits entre les femmes et les hommes. Et quand on enseigne l’histoire du Québec, dans ces ateliers comme dans les classes régu­lières, on devrait aussi raconter l’évolution ardue des droits des femmes d’ici.

Certains déplorent qu’un fossé se creuse entre les Québécois issus de l’immigration et les autres. Qu’en pensez-vous ? Et dans tous les cas, comment favoriser le dialogue ?

YC : Il n’y a pas de fossé. Il y a surtout de la méconnaissance les uns des autres, et cela se corrige ! J’ai cons­taté au contraire qu’il y a beaucoup de similitudes dans nos manières d’évaluer les situations. Et il ne faudrait pas oublier que tous les grands centres urbains du monde deviennent de plus en plus cosmopolites, alors que les zones rurales restent plus homogènes. Ces changements de population ne sont pas exclusifs au Québec. Quand les médias diffusent uniquement des images de femmes voilées en parlant d’immigration, il y a bien des chances qu’en Gaspésie, certains croient que toutes les immigrantes portent le voile ! Récemment, une télévision montréalaise que je ne nommerai pas m’a appelée pour une entrevue. « Vous êtes bien Algérienne ? » « Oui, oui. » « Vous êtes voilée ? » « Non. » « Ahhh, merci bien. Nous cherchons une femme voilée algérienne… »

RD : Le sentiment d’insécurité de plusieurs est certainement alimenté par une information biaisée, réduc­trice et un manque de repères historiques. La population est mal outillée en termes d’information et la question de l’intégration des immigrants est complexe. Ce qui est vrai aussi, c’est qu’au Québec, on vit un décalage et une frustration entre, d’une part, cer­taines régions et, d’autre part, les deux pôles écono­miques et politiques que sont Québec et Montréal. Cette frac­ture est bien plus imputable aux effets de la mondiali­sation sur l’économie et sur l’environnement qu’à la diversité culturelle. Si on se donnait les moyens de favoriser vraiment l’intégration économique des immigrants, hommes et femmes, si plus de Québécois avaient la chance de côtoyer des collègues de travail de différentes ori­gines, je crois qu’on mesurerait mieux l’enri­chissement que cela nous apporte collectivement.

CP : Cette vision d’un fossé est exagérée et amplifiée par les médias. On peut favoriser le dialogue de mille ma­nières. En allant chercher constamment, par les médias, la parole des Québécois de tous horizons. En multipliant les rencontres entre des Québécois de tous âges habitant des coins plus homo­gènes et des gens des minorités cultu­relles, souvent installés ici depuis plusieurs générations. En imposant à nos insti­tutions et à notre fonction publique une meilleure représentati­vité de la population diversifiée qui est désormais la nôtre. En incitant l’entreprise privée et même le milieu communautaire à faire aussi leur part dans l’embau­che, pour favoriser le mélange des expériences et des approches…

En terminant, qu’est-ce qui vous dit que votre avis sera bien reçu ?

LL : Je crois qu’il arrive à point nommé, entre autres parce qu’il va bien au-delà de la question des accommodements. C’est un avis riche qui ne cantonne pas la réflexion à des « technicalités », même s’il offre une ana­lyse juridique fouillée. Il risque d’avoir une longue vie et de marquer l’histoire du Québec. Il aborde de front la question fondamentale du droit à l’éga­lité entre les hommes et les femmes au Québec, sa fragilité actuelle, et pro­pose diffé­rentes pistes de solution pour le ren­forcer. Bien sûr, il ne prétend pas répondre à tout, mais en le rendant public à ce moment-ci, nous espérons qu’il alimentera la réflexion des groupes qui vont témoigner devant la Commission Bouchard-Taylor. Selon moi, cet avis aura un retentissement et peut-être, je l’espère, une influence ailleurs dans la francophonie.