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Traîtres maux

L’ergonome Karen Messing a consacré sa carrière à améliorer le sort des travailleuses.

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L’ergonome Karen Messing a consacré sa carrière à améliorer le sort des travailleuses. automne dernier, l’ergonome de réputation internationale Karen Messing, professeure à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), cosignait un article dans la plus importante revue scientifique en santé publique, l’American Journal of Public Health. L’article établit que l’obligation de travailler debout imposée à la plupart des caissières en Amérique du Nord est synonyme d’inconfort et de douleurs et que l’accès à un banc pour s’asseoir de temps à autre réduit grandement ces problèmes. Fallait-il vraiment une étude scientifique pour reconnaître cette évidence ? Karen Messing sourit. « Toutes les caissières savent qu’être debout fait plus mal, dit-elle, mais la science ne le savait pas. » Auteure de dizaines d’articles scientifiques et de plusieurs ouvrages, dont La Santé des travailleuses : la science est-elle aveugle ?, traduit en six langues, Karen Messing a contribué à mettre sur pied en 1993 le groupe de recherche L’invisible qui fait mal. La mission de cette équipe multidisciplinaire : révéler le caractère pénible de certaines tâches accomplies par les femmes et donner à ces dernières des munitions pour revendiquer leurs droits en santé et sécurité au travail. C’est essentiel­lement à partir des travaux réalisés par L’invisible qui fait mal que Karen Messing et ses coauteures, la chercheuse France Tissot de l’UQAM et la Dre Susan Stock de l’Institut national de santé publique, ont rédigé l’article paru dans la revue scientifique américaine.

Debout contre la douleur

L’ergonome s’intéresse au sort des employées forcées de travailler debout depuis la fin des années 1980. À l’époque, une caissière de Port-Cartier avait porté plainte contre son employeur, qui refusait de lui fournir un banc. Nicole Vézina, une collègue ergonome qui a joué un rôle important dans la carrière de Karen Messing, avait témoigné pour démontrer que le travail de la caissière pouvait raisonnablement être effectué en position assise. « La Loi sur la santé et la sécurité au travail obligeait l’employeur à mettre des chaises ou des bancs à la disposition des travailleurs lorsque la nature de leur travail le permettait », explique la chercheuse. Ce sont en général des vendeuses, des serveuses, des caissières, des personnes au bas de l’échelle que l’on oblige à travailler debout. « Les hommes aussi travaillent debout, note l’ergonome, mais les femmes sont plus nombreuses à travailler dans une position immobile pendant de longues heures, sans possibilité de s’asseoir pour se reposer. » Pourquoi les en empêche-t-on ? Cela fait partie de la mentalité nord-américaine d’exiger du personnel qui sert le public qu’il travaille debout. « Ce n’est pas comme ça en Europe, ni en Amérique latine, en Afrique ou en Asie, observe Karen Messing. Pourquoi une employée devrait-elle souffrir pour le plaisir de la clientèle ? »

Lutter à fond de train

Karen Messing a toujours mis ses compétences au service de la protection des travailleuses, et ce, dès ses débuts à l’UQAM en 1976. Elle participait alors, avec sa complice environnementaliste Donna Mergler, aux travaux du groupe de recherche CINBIOSE, axés sur une approche écosystémique de la santé. Mais c’est comme spécialiste de la génétique moléculaire (domaine dans lequel elle a obtenu son doctorat à l’Université McGill), et non comme ergonome, qu’elle a entrepris sa carrière. Ses travaux sur les effets mutagènes des radiations sont d’ailleurs toujours cités dans la presse scientifique. Dans les années 1980, alors qu’elle étudie l’expo­sition aux radiations des techniciens en radiologie, poste occupé majoritairement par des femmes, elle s’aperçoit que les travailleuses souffrent davantage de leurs conditions de travail qui s’alourdissent que du niveau de radiation relativement faible auquel elles sont exposées. Pour cette chercheuse, la misère quotidienne des travailleuses constitue un sujet scientifique aussi noble que la biologie moléculaire. En 1990-1991, elle prend une année sabbatique afin d’étudier au Laboratoire d’ergo­nomie du Conservatoire national des arts et métiers de Paris. Au grand dam de son directeur de recherche, pour qui le travail n’a pas de sexe, elle propose une étude sur les femmes employées des chemins de fer qui prouvera l’existence d’une division sexuelle des tâches. Lorsqu’il est question de travail physique, une discrimination s’établit très souvent entre hommes et femmes, observe-t-elle. « Dans un hôpital montréalais que j’ai étudié, l’entretien sanitaire était autrefois divisé en deux catégories : les travaux lourds et les travaux légers, ces derniers étant moins bien payés. En pratique, même si ce n’était écrit nulle part, les hommes faisaient les travaux lourds et les femmes, les travaux légers. Les travaux lourds ? Cela comprenait des tâches comme passer l’aspirateur. Et les travaux légers ? Se mettre à genoux pour laver les toilettes ! » Grâce au syndicat, mené à l’époque par Claudette Carbonneau, la division des tâches et la différence de salaire ont été abolies. Féministe depuis qu’elle a lu, à 20 ans, La Femme mystifiée de Betty Friedan, Karen Messing refuse qu’on la fasse passer pour une héroïne et met constamment à l’avant-scène le travail de ses collaboratrices, avec qui elle travaille en toute solidarité : l’équipe syndicale formée de membres de la CSQ, de la CSN et de la FTQ, des chercheuses et des collaboratrices universitaires, des professionnelles de recherche ainsi que des étu­diantes et des étudiants. Mais il y a quand même quelques victoires dont elle est fière. Dans les années 1980, des employées du Canadien National revendiquaient devant la Commission des droits de la personne le droit d’être serre-freins, c’est-à-dire responsables de la manœuvre des freins qui ne dépendent pas de la locomotive. « Les femmes échouaient à un test qui consistait à trans­porter une charge sur une certaine distance, explique Karen Messing. Or, on a démontré que ce n’était pas du tout nécessaire d’être capable de faire cela pour accomplir le travail. » En 1999, des travaux menés avec une collègue de l’Ontario sur la façon dont la force physique est évaluée dans les tests d’embauche ont été cités dans un jugement de la Cour suprême du Canada. Une pompière de la Colombie-Britannique qui avait perdu son emploi parce qu’elle avait échoué à un test de qualification instauré après son embauche réclamait d’être réintégrée dans le corps des pompiers. « Dans les secteurs d’emploi non traditionnels pour les femmes, les outils, les exigences physiques, tout est conçu en fonction du corps moyen d’un homme nord-américain, observe la chercheuse. Or, c’est très bien de courir vite quand on est pompier, mais c’est aussi un atout de savoir travailler en équipe, une qualité des femmes qui est bien peu souvent évaluée dans les tests d’embauche. » La pompière a gagné sa cause.

Des combats à continuer

Même si elle s’apprête à prendre sa retraite de l’enseignement cet été, Karen Messing n’a pas l’intention de déposer les armes. Cette battante qui a gagné deux triathlons en 2006, cette cycliste qui enfourche sa bécane pour se rendre au travail en plein mois de janvier demeurera codirectrice de L’invisible qui fait mal. Elle se consacrera dorénavant davantage à la recherche de terrain, ce qui fait son bonheur. Responsable du comité Gender and Work de l’Association internationale d’ergonomie, active dans une cinquantaine de pays, elle compte également poursuivre la sensibilisation aux questions liées à la division sexuelle du travail et aux effets de la conciliation travail-famille sur l’organisation du travail. Mère de deux jeunes hommes et grand-mère, avec son chum Pierre Sormany — le rédacteur en chef de l’émission Découverte –, de cinq petits-enfants qu’elle adore, Karen Messing s’indigne qu’on oblige des jeunes parents à travailler dans des commerces ouverts toute la nuit. « Peut-on m’expliquer qui a véritablement besoin de pouvoir s’acheter une côtelette à 3 h du matin ? » demande-t-elle. Dans la salle de réunion attenante à son bureau, un petit tableau représente un pied déformé, enflé, prêt à exploser. Depuis une vingtaine d’années, la chercheuse s’est mise à la peinture, comme sa mère, artiste peintre et féministe avant l’heure. Si elle poursuit ses recherches avec enthousiasme, elle s’avoue parfois un peu découragée. « Avec l’automatisation, le rapport de force n’est pas en faveur des caissières », souligne-t-elle avant de s’inquiéter de la déshumanisation associée à l’envahissement des nouvelles technologies dans l’univers du travail. « Toutes les per­sonnes qui font du télétravail sont très isolées, dit-elle. Dans le milieu de la santé, les logiciels utilisés pour établir les horaires ne tiennent absolument pas compte des facteurs humains. » Des raisons supplémentaires de ne pas s’arrêter.

Une sensibilité accrue

En 2000, quand nous avons interrogé Karen Messing sur les problèmes des travailleuses, elle ne voyait pas une énorme ouverture à leur endroit chez les chercheurs en santé au travail. Huit ans plus tard, nous lui avons posé la même question : « Je suis heureuse d’y répondre, dit-elle, parce que les choses ont évolué. Sur la scène internationale, les deux plus importantes associations en santé au travail, le Congrès international de santé au travail et l’Association internationale d’ergo­nomie, ont mis sur pied des comités scientifiques sur les femmes. C’est le reflet d’une préoccupation plus grande. » Autre signe probant : les articles scientifiques portant sur le travail des femmes, autrefois relégués aux publi­cations marginales, paraissent aujourd’hui dans des revues prestigieuses, qui con­sacrent même des numéros spéciaux à la question.