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Sois belle et tais-toi : quand le cinéma objectifie et bâillonne les femmes

À quand un cinéma qui parle à toutes et tous?

Date de publication :

Je l’avoue, j’ai participé à la frénésie entourant Blade Runner 2049 et suis allée le voir au cinéma dès sa sortie. Mais malgré sa splendeur visuelle, je n’ai pu m’empêcher de ressentir un malaise et de me dire que ce film était encore (et toujours) conçu selon les codes du male gaze (« regard masculin »).

La réalisatrice féministe Laura Mulvey a défini ce concept du male gaze1 dans son ouvrage Plaisir visuel et cinéma narratif (1975). Selon elle, les productions cinématographiques sont la représentation d’une société patriarcale et perpétuent les rôles stéréotypés des hommes et des femmes. Ainsi, la caméra subjective des grosses productions hollywoodiennes nous offre – très souvent – le regard d’un homme blanc hétérosexuel sur des femmes objectifiées par le regardeur (on pourrait même dire le voyeur!). Même nous, femmes spectatrices, sommes obligées à regarder selon ce seul angle utilisé ad nauseam dans le cinéma grand public. Le tumblr The Headless Women of Hollywood2 démontre bien cette tendance en compilant les (nombreuses!) affiches et images promotionnelles de films dans lesquelles la femme est objectifiée et sexualisée3. Ces corps anonymes et érotisés, tous conçus selon les mêmes proportions idéales, nous font inévitablement penser à l’ouvrage Les filles en série (2013)4 de Martine Delvaux.

L’auteure et professeure à l’UQAM a d’ailleurs écrit un article sur Blade Runner 20495, qui propose un parallèle fort à propos avec l’affaire Weinstein. « Contrairement à d’autres œuvres où le regard présenté est critique de l’univers dystopique, ici, on ne sait pas tout à fait qui regarde et ce que ce regard nous dit. Mais ce qu’on sent, c’est le plaisir que prend la caméra aux images qu’elle crée. Et parmi ces images, nombre de meurtres de femmes ou d’utilisation des femmes pour le plaisir des hommes. » Elle ajoute : « Je rêve d’un cinéma qui nous prend en compte, qui nous donne une vraie place, sur l’écran et dans la salle. Parce que c’est peut-être à ce moment-là que les Harvey Weinstein de ce monde cesseront de croire que le monde est à eux, pour comprendre enfin que ce monde est à nous aussi. »

Difficile d’écarter ce cas troublant de l’affaire Weinstein, duquel a émergé le #metoo et le #balancetonporc, au regard de l’objectification des femmes dans le cinéma grand public. À ce jour, plus de 80 personnes (dont plusieurs actrices) ont dévoilé avoir été harcelées, agressées et/ou violées par le producteur. La peur de ne plus trouver de travail les empêchait de parler. Et, pourtant, c’était un secret de Polichinelle : tout le monde savait, personne ne parlait, mis à part certaines qui s’étaient averties entre elles de ne jamais se retrouver seules avec lui. Une véritable culture du silence, absolument nocive. Bref, sois belle et tais-toi.

Parlant de silence : en avril 2016 est parue une étude exhaustive intitulée Film Dialogue from 2,000 Screenplays, Broken Down by Gender and Age6. Chez Disney, 22 productions sur 30 avaient une majorité de répliques masculines. Dans Mulan, par exemple, le dragon protecteur de l’héroïne a 50 % plus de mots dans les dialogues qu’elle. Si, déjà tout jeunes, les enfants voient des films qui font état d’un déséquilibre navrant dans la prise de parole, comment peut-on espérer des fillettes, par exemple, qu’elles prennent leur place dans la société?

Un bâillon nommé désir…

Femmes-objets, soumises au désir de l’homme, modelées selon ce male gaze, bâillonnées : une rengaine qui revient trop souvent dans plusieurs domaines, mais particulièrement au cinéma. Le test de Bechdel7 permet à ce propos d’évaluer si un film est exclusivement centré sur le regard masculin et si les personnages féminins sont suffisamment développés, s’ils jouent un rôle important et ont des choses à dire. Trois questions pour savoir si ça passe ou si ça casse :

1) Le film comprend-il au minimum deux personnages féminins dont on connaît le nom?
2) Se parlent-elles à un moment ou un autre du film?
3) Parlent-elles d’autre chose que d’un homme?

Interrogations simples, en apparence. Pourtant, nombre de films échouent à remplir ces critères. Blade Runner 2049 passe le test8, mais avec de gros bémols9. Par exemple, une scène montre une jeune Rachael (Sean Young, dans le film de 1982) qui apparaît belle, désirable, les yeux brillants de désir pour un Rick Deckard vieillissant (Harrison Ford). Pourtant, on se rappellera que, dans le film original, ce qu’on fait passer pour une histoire d’amour entre eux était une agression sexuelle10. Dans la version récente, Rachael n’a ni répliques, ni gestes à accomplir : elle est seulement là pour troubler ce personnage masculin à la demande de Niander Wallace (Jared Leto), autre personnage masculin. On la tuera froidement quelques minutes plus tard.

Il y a aussi Joi (Ana de Armas), simple hologramme, qui n’a de liberté que celle de plaire à son propriétaire K (Ryan Gosling). Mariette (Mackenzie Davis), la prostituée dont on utilise le corps pour que Joi puisse s’offrir physiquement à K. Et Luv (Sylvia Hoeks), la réplicante assujettie aux commandes de Niander Wallace, qui mourra, étranglée sous l’eau, dans un gros plan troublant de plusieurs minutes.

L’expérience cinématographique demeure superbe, mais j’ai eu l’impression de voir un film qui ne m’incluait pas et, pire, qui m’excluait par son regard, sa violence et l’oppression ressentie. Que tout reposait encore sur des hommes blancs privilégiés, qu’aucune femme n’avait un rôle important qui lui laissait la liberté d’être et d’agir (ou si elles l’ont, elles meurent), sans compter les éternelles représentations féminines qui frôlent la perfection. Notons au passage que le test de Bechdel s’adapte pour évaluer si les personnes de couleur sont bien représentées. Et là, ça casse. Pourtant, on parle ici de science-fiction. On devrait pouvoir rêver et s’éloigner des lieux communs. C’est une critique sociale, soit. Mais tout de même : elle a des aspects fort dérangeants.

Une puissante omerta

Dérangeantes sont aussi les réactions reçues lorsque l’on critique ce type de produit culturel d’un point de vue féministe. La vidéoblogueuse et conférencière Anita Sarkeesian (Feminist Frequency)11 – qui s’est d’ailleurs prononcée sur le film12 – l’a appris à ses dépens. Depuis plusieurs années, elle décortique la culture populaire avec sa lunette féministe et s’intéresse à l’image des femmes dans les médias, particulièrement au cinéma et dans les jeux vidéo. Sa série vidéo Tropes vs. Women (« Clichés vs femmes ») met à mal plusieurs stéréotypes tels que la Manic Pixie Dream Girl13, le principe de la Schtroumpfette14 ou encore celui de la méchante séductrice15. Elle s’est attiré les foudres de nombreux détracteurs (particulièrement du monde du jeu vidéo), qui ont lancé une campagne Web haineuse, devenue virale : identité usurpée sur plusieurs plateformes, comptes rapportés comme frauduleux et suspendus, site Web piraté, jeu en ligne qui permet de défigurer virtuellement la blogueuse, adresse personnelle divulguée sur le Web et menaces de viol et de mort16.

Alors quand arrive un énième film comme Blade Runner 2049, où les femmes sont brutalisées et utilisées, bien sûr qu’on peut y voir un portrait des violences actuelles dans un univers qui n’a pas su s’en relever et les enrayer. Mais on peut aussi se questionner sur cette représentation du monde qui mériterait d’être rêvée et fantasmée autrement, entre autres de façon plus égalitaire (hommes-femmes, personnes racisées, etc.). Dans la foulée des milliers de #metoo, c’est notre responsabilité d’analyser nos représentations sociales, même celles qui passent par la culture et le divertissement. Et loin de moi l’idée de faire porter ce fardeau au réalisateur, Denis Villeneuve, sur ses seules épaules. Mais on se doit de s’interroger sur la portée sociale de ce film, en tant que production culturelle grand public – comme sur celle de bien d’autres. Même si on invoquera le fait qu’il ne s’agit « que d’un film ». Car si cet intermède cinématographique peut stimuler l’imaginaire d’une société, il peut également perpétuer des messages problématiques qui seront banalisés. Et vous savez quoi? On en a déjà suffisamment comme ça.

1 https://cafaitgenre.org/2013/07/15/le-male-gaze-regard-masculin

2 http://headlesswomenofhollywood.com

3 http://www.slate.fr/story/117243/films-hollywood-decapite-femmes

4 www.leslibraires.ca/livres/les-filles-en-serie-des-barbies-martine-delvaux-9782890914650.html

5 http://plus.lapresse.ca/screens/ce26ea07-3848-485e-b6d0-6d595b0adb7f%7C_0.html

6 https://pudding.cool/2017/03/film-dialogue/index.html

7 https://bechdeltest.com

8 https://bechdeltest.com/view/7846/blade_runner_2049

9 www.theguardian.com/film/2017/oct/09/is-blade-runner-2049-a-sexist-film-or-a-fair-depiction-of-a-dystopic-future

10 www.slate.com/blogs/browbeat/2017/10/12/blade_runner_2049_makes_a_love_story_out_of_a_rape_scene.html

11 https://feministfrequency.com

12 www.youtube.com/watch?v=HYRsDi4fGOA

13 www.youtube.com/watch?v=uqJUxqkcnKA

14 http://lesbrutes.telequebec.tv/capsule/28022

15 www.youtube.com/watch?v=_VeCjm1UO4M

16 www.youtube.com/watch?v=GZAxwsg9J9Q

Myriam Daguzan Bernier est autrice de Tout nu! Le dictionnaire bienveillant de la sexualité (Éditions Cardinal, ), créatrice du blogue La tête dans le cul, collaboratrice à Moteur de recherche sur ICI Radio-Canada Première et journaliste indépendante. Elle est également formatrice et spécialiste Web et médias sociaux à l’INIS (Institut national de l’image et du son). Actuellement aux études à temps plein en sexologie à l’Université du Québec à Montréal, elle prévoit devenir, dans un avenir rapproché, une sexologue misant sur une approche humaine, féministe et inclusive.