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Les « mamentrepreneures » à l’assaut du marché

Travail-enfants : concept nouveau genre.

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Entre un espace de cotravail accueillant les enfants et les nombreux projets lancés par des mamans ayant profité de leur congé de maternité pour réfléchir à leurs ambitions professionnelles, les mères redéfinissent leurs conditions de travail.

Sur la terrasse d’une brasserie montréalaise, au soleil couchant, une dizaine de femmes discutent avec entrain. Certaines se serrent dans leurs bras, d’autres tiennent leur bambin sur une hanche. Toutes font partie de la communauté BOOM, qui vient de mettre la clé sous la porte, à leur grand désespoir.

Situé en plein cœur du Mile End à Montréal, cet espace de cotravail était le premier au Canada à permettre aux travailleurs d’amener leurs enfants au bureau. L’entreprise partageait ses locaux avec l’espace Temps libre et proposait un local adapté aux enfants, où une animatrice s’occupait de les divertir pendant que les parents se concentraient sur leur carrière ou leurs projets personnels.

L’idée avait rapidement fait son chemin. Après que la créatrice du projet, Gabriela de Andrade, l’eut présenté en 2015 devant un jury du SAJE, un organisme d’accompagnement des nouveaux entrepreneurs, il a été sélectionné pour un suivi de deux ans. « J’ai réussi à les convaincre que c’était une idée pertinente et nécessaire au Québec », affirme-t-elle. L’organisation a également gagné beaucoup de reconnaissance, recevant une bourse de la Fondation Montréal inc. et faisant l’objet de plusieurs reportages médiatiques au fil des mois.

Mais cette reconnaissance ne payait malheureusement pas le loyer. Avant de fermer, après six mois d’activité, BOOM comptait quelque 25 membres, dont une dizaine de réguliers. Ce n’était pas suffisant. « Il aurait fallu être remplis à 80 % en tout temps pour être profitables. On l’était à 10 %… » reconnaît Gabriela de Andrade, mère de bientôt trois enfants.

Photographie de Gabriela de Andrade.

« [BOOM a réuni] des femmes qui osent vivre leurs ambitions et valeurs familiales jusqu’au bout, sans compromis. »

Gabriela de Andrade, créatrice du projet BOOM

Cette dernière continue toutefois à croire en la pertinence du projet. Et elle n’est pas la seule. Les femmes réunies ce soir-là tentent de trouver une solution pour faire revivre BOOM, sous forme de coopérative, par exemple. Ce qu’elles recherchent, au-delà d’un endroit où travailler près de leurs enfants, c’est surtout de se bâtir un réseau et une communauté. « C’est un cercle de femmes qui partagent mes valeurs, et qui ne me jugent pas », décrit Alba Gil, une réalisatrice d’origine mexicaine qui fréquentait l’espace de cotravail. Le coût en valait la peine, estime-t-elle. « Je n’ai pas de famille ici pour s’occuper de mon enfant. Si ma mère était là, la question ne se poserait pas », continue celle qui devra désormais se tourner vers une garderie traditionnelle.

Fait intéressant, la majorité des femmes qui fréquentaient BOOM et recherchaient ce sentiment communautaire sont justement issues de l’immigration. « Je dirais qu’environ 80 % de nos membres sont d’origine immigrante, de tous les horizons », confirme Gabriela de Andrade, elle-même originaire du Brésil.

Emmelyne Pornillos, designer graphique et ancienne membre de BOOM, ne peut pas non plus compter sur la présence de sa famille au Québec. Elle a toutefois toujours réussi à concilier travail et famille sans recourir aux garderies. « Je m’arrange pour travailler de soir ou pendant les siestes. Je peux aussi compter sur mon mari dans ses périodes plus tranquilles au travail », raconte-t-elle.

De l’inspiration puisée ailleurs

Mais pourquoi un espace de travail partagé parents-enfants, et non une garderie traditionnelle? « Est-ce qu’on est des extraterrestres? Des marginales? Non, on veut juste faire les choses différemment! » affirme Gabriela de Andrade. Pour elle, un tel projet vient puiser sa force dans l’empowerment des femmes. « Ce sont des femmes qui osent vivre leurs ambitions et valeurs familiales jusqu’au bout, sans compromis », continue-t-elle. La plupart, étudiantes ou travailleuses autonomes, veulent vivre les premières années de leurs enfants à leurs côtés, mais déplorent que les garderies n’offrent pas de places à temps partiel.

Dans l’élaboration de son projet, Gabriela de Andrade a trouvé de l’inspiration au-delà des frontières canadiennes. La jeune femme a eu l’occasion de visiter des installations semblables à São Paulo. Elle a également pu échanger longuement avec le pendant français de BOOM, la CoworkCrèche. Cet espace de travail partagé pour parents a ouvert dans le 11e arrondissement de Paris en 2015, et compte des locaux insonorisés pour les nouveaux parents.

Plus près de chez nous, plusieurs initiatives similaires ont vu le jour aux États-Unis au cours des dernières années. Au New Jersey, l’entreprise Work+Play propose une halte-garderie intégrée aux espaces de bureau. Pour générer plus de revenus, les locaux peuvent également être loués pour des ateliers ou anniversaires d’enfants. Autre concept original : les haltes-garderies mobiles, qui répondent à des besoins précis, par exemple pour permettre aux femmes de participer à des congrès. Au Québec, l’entreprise PopupCamp offre ce service, se présentant comme une solution pour inclure l’enfant dans la vie du parent. Ainsi, une équipe d’éducatrices se déplace lors des foires, 5 à 7 ou autres événements, divertissant les 3 à 10 ans pendant que leurs parents vaquent à leurs occupations. L’initiative a été récompensée de nombreux prix.

Preuve que le concept de la conciliation travail-enfants intéresse, l’espace de travail Temps libre, avec qui BOOM partageait ses locaux, a offert de racheter l’équipement destiné aux tout-petits (module en bois, jeux, livres, etc.). « Ils ont beaucoup aimé la présence des enfants et l’esprit de famille en milieu de travail. Ils veulent voir comment ils peuvent incorporer ça à leur manière », avance Gabriela de Andrade, qui se dit heureuse de laisser une trace malgré l’échec.

Une montée des « mamentrepreneures »?

Il n’est pas étonnant qu’un concept comme celui de BOOM suscite autant l’intérêt médiatique. Avec la conciliation travail-famille au cœur des préoccupations des nouveaux parents, de plus en plus de femmes décident de tourner le dos au marché du travail traditionnel et de s’établir à leur compte ou de créer leur entreprise, horaire flexible inclus. Au Canada, trois PME sur cinq seraient créées par des femmes, dont la majorité sont mères.

Photographie de Mariève Paradis.

« J’avais la désagréable impression de ne pas être prise au sérieux, qu’on se disait que c’était encore un “p’tit projet de maman”. Être une femme en affaires, c’est déjà difficile, si en plus on doit rajouter l’étiquette de mère, on n’est pas sorties du bois. »

Mariève Paradis, entrepreneure et cofondatrice de Planète F

Pour Mariève Paradis, l’entrepreneure derrière le média indépendant Planète F, le long congé de maternité offert au Québec inspire plusieurs femmes à se lancer en affaires. Ça a été son cas. « Pendant cette période, les femmes ont le temps de réfléchir, de redéfinir leurs valeurs et leurs priorités, et plusieurs décident de réaliser leurs ambitions », explique-t-elle.

Si elle salue ces initiatives qui se multiplient, Mariève Paradis est toutefois mal à l’aise avec l’appellation à la mode mamentrepreneure. Il faut dire que ce terme a pris d’assaut « les Internets » au cours des dernières années, et sème parfois la confusion. Il serait apparu à la fin des années 1990, avec la publication du livre Mompreneurs : A Mother’s Practical Step-by-Step Guide to Work-at-Home Success. Depuis, il a été traduit et adapté partout à travers le monde : mampreneur en France et en Suisse, mamentrepreneure chez nous, entre autres.

« Est-ce qu’on dit d’un père qu’il est papentrepreneur? Il y a deux seules personnes au monde qui peuvent m’appeler maman, et ce sont mes enfants », affirme la cofondatrice de Planète F avant de poursuivre : « J’ai beaucoup réfléchi à cette notion de “mamentrepeneure”. Au début, je voyais ça comme quelque chose de positif, dans un esprit de reprise de pouvoir des femmes, des superwomen alliant maternité et entrepreneuriat. Mais j’ai vite déchanté. On a un examen de conscience à faire, je pense, sur le rôle des femmes dans la famille et dans le monde des affaires. »

La mère de deux enfants affirme même s’être butée à des murs dans son processus de démarrage d’entreprise. « J’avais la désagréable impression de ne pas être prise au sérieux, qu’on se disait que c’était encore un “p’tit projet de maman”, avoue-t-elle. Être une femme en affaires, c’est déjà difficile, si en plus on doit rajouter l’étiquette de mère, on n’est pas sorties du bois. »

Mariève Paradis ne renie tout de même pas cette facette de sa réalité, elle qui est membre du Réseau des mères en affaires, une organisation visant à promouvoir l’entrepreneuriat chez les femmes et à leur offrir soutien et opportunités de réseautage.

Quoi qu’il en soit, le projet BOOM a certainement inspiré et réuni des femmes qui cherchent à renouveler le modèle des mères qui travaillent. Et elles n’ont pas fini de nous étonner.