Aller directement au contenu

Le militantisme narratif

Et si les récits d’histoires vécues jetaient une lumière nouvelle sur notre propre histoire?

Date de publication :

Auteur路e :

Après plusieurs années d’opinions, de slogans, de débats, l’approche narrative reprend du galon, revalorisée notamment par des voix féministes. Grâce au storytelling, on raconte son avortement, une agression sexuelle, une bataille pour faire valoir ses droits comme personne LGBTQ+*… Quand l’heure du conte prend une dimension sociale et militante.

Assise, souveraine parmi les livres, dans le séjour de son lumineux appartement du Mile End, Susan Cahill revient sur les motivations qui l’ont poussée, en février 2016, à publier dans les pages de l’Irish Times le récit d’un avortement vécu en 2013.

Photographie de Susan Cahill.

« Je ne connaissais pas l’histoire du docteur Morgentaler. Cette expérience m’a permis d’apprécier son immense contribution pour le droit des femmes de choisir. »

— Susan Cahill, professeure d’études irlandaises à l’Université Concordia et auteure du texte intitulé My Abortion Was Not Remotely Traumatic

Dans son texte intitulé My Abortion Was Not Remotely Traumatic… I Have No Regrets (« Mon avortement n’était pas traumatisant le moins du monde… Je n’ai pas de regrets »), cette professeure d’études irlandaises à l’Université Concordia décrit le sentiment de panique qui lui glace le dos, dans une salle de bain de Dublin, lorsqu’elle constate l’absence de sang sur le tampon qu’elle vient de retirer. Puis, elle relate la nausée qui la gagne, à la table du petit déjeuner d’un mariage où trop de martinis ont été enfilés la veille. Elle s’épanche sur son sentiment d’être prise au piège chez elle, enceinte sans le vouloir, en sol irlandais, où l’avortement est encore illégal. Elle évoque la vieille amie qui lui file le numéro d’une clinique de Liverpool, où la réceptionniste montre de la compassion, habituée d’entendre les voix tremblantes de femmes irlandaises en quête d’un avortement.

« Je me trouvais dans une situation où mon pays n’honorait pas mes droits, et où il m’était difficile de rentrer immédiatement au Canada, où l’avortement est couvert par l’assurance maladie », évoque-t-elle, dans son salon du Mile End.

Pour Susan Cahill, le récit narratif permet d’extraire de l’abstraction certaines situations d’injustice. Dans son texte de l’Irish Times, elle a cherché à mettre en lumière le combat des Irlandaises féministes pour abolir le huitième amendement de la Constitution de son pays, qui accorde au fœtus le même droit à la vie que la mère. Une mesure qui, chaque année, oblige de nombreuses femmes – dont certaines aux prises avec une grossesse non viable – à voyager en Angleterre pour subir un avortement en toute légalité. De son côté, elle a finalement trouvé les soins qu’elle recherchait à son retour à Montréal, à la Clinique Morgentaler. « Je ne connaissais pas l’histoire du docteur Morgentaler. Cette expérience m’a permis d’apprécier son immense contribution pour le droit des femmes de choisir », dit-elle.

Apprendre à raconter

Photographie de Benaifer Bhadha.

Benaifer Bhadha, formatrice chez Narativ, considère que la compagnie offre une voix aux gens qui n’en ont pas. L’interdiction de juger ou d’interrompre est la première règle à respecter dans ces ateliers, souligne-t-elle.

Renée Bracey Sherman, auteure et activiste, utilise le storytelling afin d’accompagner celles qui souhaitent faire entendre leur voix et leur trajectoire personnelle. La jeune militante féministe, qui travaille surtout auprès des femmes afro-américaines et de la communauté LGBTQ+, a conçu un guide pratique destiné aux organismes qui militent pour les droits des femmes. L’objectif : les outiller pour qu’ils écoutent mieux les récits d’avortement.

« Les récits d’avortement sont une culture à part entière. Or, une personne qui a raconté une histoire ne veut pas toujours répéter l’expérience. Et une organisation ne devrait pas exiger de modifier un récit, pour que le message se moule à sa mission ou à son message », explique-t-elle en entretien Skype.

« Le récit nous aide à nous expliquer notre propre histoire », ajoute Susan Cahill, qui se rappelle comment elle avait soif de récits qui faisaient écho au sien pendant la période de son avortement.

Dans ce même esprit d’accompagnement, la compagnie Narativ développe et déploie divers outils et stratégies dans le contexte d’ateliers et de projets qu’elle amène aux quatre coins de la planète. « Nous voulons offrir une voix aux gens qui n’en ont pas, dit Benaifer Bhadha, formatrice chez Narativ, qui nous reçoit dans le vaste loft de cette compagnie de Brooklyn. Nous avons commencé par ouvrir des ateliers hebdomadaires les dimanches, à New York et à Londres, où tout le monde était invité à prendre place dans un cercle et à raconter son histoire. La règle : il est interdit de juger ou d’interrompre. »

« Nous travaillons beaucoup avec les personnes marginalisées, poursuit Mme Bhadha, qui prend l’exemple d’un récent projet en République de Géorgie pour expliquer la démarche de Narativ. J’ai rencontré là-bas une femme en fauteuil roulant, qui a été placée dans une institution dès sa naissance. Elle a été violée, battue et s’est retrouvée enceinte. Son enfant lui a été enlevé juste après l’accouchement. En nous racontant cette histoire, elle a exprimé qu’elle était normale, et que seul son fauteuil roulant la différenciait des autres. Elle a pu dire qu’elle était capable d’être une mère, d’avoir un travail, une famille… »

Le récit comme plaidoyer public

En pleine effervescence, la forme narrative se déploie un peu partout sur la planète. Elle rayonne particulièrement sur le continent africain, où la tradition orale est vibrante, et les injustices sociales, déchirantes. Afin de libérer les personnes LGBTQ+ au Malawi – pays où l’homosexualité est passible d’emprisonnement –, la poétesse Makhusaxana Xaba a répertorié des récits de personnes LGBTQ+ décrivant des actes homophobes qu’elles ont subis, dans le recueil Proudly Malawian.

Photographie Ariane Litalien.

« Écrire ce texte a été la meilleure chose que j’ai faite dans ma vie. Ça m’a fait autant de bien que la thérapie et les médicaments. »

— Ariane Litalien, auteure de We Believe You : Survivors of Campus Sexual Assault Speak Out et étudiante à l’Université McGill

Au Québec, le récit militant commence aussi à bourgeonner. En février 2016, deux ans après le grand succès viral de son cri du cœur Dear Harvard, You Win, publié anonymement, la Québécoise Ariane Litalien racontait à nouveau son histoire, cette fois à visage découvert, dans We Believe You : Survivors of Campus Sexual Assault Speak Out. Cette anthologie rassemble des histoires véridiques de survivantes d’agression sexuelle, sous la direction d’Andrea L. Pino et Annie E. Clark.

Quelques mois plus tard, attablée à un café non loin de l’Université McGill, où elle termine sa première année de médecine, Ariane Litalien nous raconte pourquoi elle a décidé, un jour de novembre, de raconter l’agression qu’elle a subie à Harvard dans le journal étudiant de la prestigieuse institution. « Écrire ce texte a été la meilleure chose que j’ai faite dans ma vie. Ça m’a fait autant de bien que la thérapie et les médicaments. »

Entendre et raconter des récits. Pour reprendre les mots d’Ariane Litalien, qui œuvre désormais auprès de victimes d’agression sexuelle sur son campus de McGill, l’empathie ne se résume pas à « je te crois » ni à « je comprends comment tu te sens », mais se traduit par « je comprends que tu te sentes comme ça ». C’est ce qui distingue la sympathie de la véritable empathie.

Voilà tout le pouvoir du récit. Et de l’écoute.

* Lesbiennes, gais, bisexuels, transgenres ou transsexuels, queer ou en questionnement, et plus.