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Lendemains de révolution

Printemps arabe, printemps érable, réveil autochtone : des porte-voix pour les femmes.

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De la place Tahrir au centre-ville de Montréal carreauté de rouge, en passant par le mouvement autochtone Idle No More et les cyberactivistes iraniennes, les femmes sont aujourd’hui de tous les printemps. De plus en plus conscientes du pouvoir de leur droit de parole, elles changent la lutte. Mais qu’est-ce que la lutte change pour elles? Militantes et spécialistes en ont discuté récemment.

Briser les tabous. Cette phrase est revenue comme un leitmotiv tout au long de la conférence « La voix des femmes au Moyen-Orient », tenue le 2 avril à l’UQÀM sous la houlette de la Chaire Raoul-Dandurand. Normal, car c’est le consensus le plus tangible qui s’est dégagé des interventions de trois femmes provenant de trois pays : Iran, Tunisie et Égypte.

Photographie de Éliane Laberge, Sally Zohney et Widia Larivière
Dans un échange de vues sur le militantisme au féminin : Éliane Laberge, présidente sortante de la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), Sally Zohney, militante égyptienne, et Widia Larivière du mouvement Idle No More.

Le lendemain de cette conférence, le Conseil du statut de la femme a profité de la présence de la militante égyptienne Sally Zohney pour la faire entrer en dialogue avec deux jeunes femmes d’ici : Widia Larivière, du mouvement Idle No More, et Éliane Laberge, présidente sortante de la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ). Car même si le printemps arabe, le printemps érable et le réveil autochtone se comparent difficilement en matière de droits de la personne, ces expériences ont constitué des tremplins et des porte-voix pour les femmes. Sophie Langlois, journaliste à Radio-Canada qui animait cette table ronde intitulée « Actrices de leur révolution », a d’ailleurs relevé que « les Égyptiennes, comme les étudiantes et les autochtones, ont découvert le pouvoir du droit de parole ».

Portée symbolique

Lors du panel sur les femmes au Moyen-Orient, Mansouria Mokhefi, spécialiste de la Tunisie à l’Institut français des relations internationales, a décrit une « irruption massive et flagrante des femmes sur la place publique » qui a forcé la communauté internationale et les autorités locales à reconnaître cette présence. En plus de remettre en cause la conception monolithique et soumise des femmes arabes — et malgré des expériences très diversifiées au Moyen-Orient — , les manifestations du printemps arabe ont attisé le désir des femmes, surtout des jeunes, de briser le silence sur leur condition.

Assise à ses côtés, la militante égyptienne Sally Zohney incarnait cette volonté. Sur la place Tahrir, puis dans des mouvements de citoyenneté comme Baheya Ya Masr ou des appels virtuels viraux comme celui de The Uprising of Women in the Arab World, elle a vu ses compagnes s’accrocher à de nouveaux modèles pour imaginer un autre avenir. Elle assure qu’avant de descendre dans les rues, plusieurs de ses compatriotes « ne connaissaient même pas le mot féminisme »!

Photographie de Sally Zohney.
Sur la place Tahrir, Sally Zohney a observé des changements générationnels. Elle a vu ses compagnes s’accrocher à de nouveaux modèles pour imaginer un autre avenir. « Les jeunes sont plus révolutionnaires, plus radicales. Elles sont dans la rue. »

Mais cette soudaine prise de parole n’a pas été sans déclencher de violentes réactions. Sur la place Tahrir et aux alentours, des viols et des agressions sexuelles étaient commis. Pour Sally Zohney, « le motif est clair : faire peur aux femmes et les dissuader de participer à la vie politique ». Le risque est donc devenu double — et le courage aussi — pour celles qui décidaient de se joindre quand même à la masse des manifestants.

En Iran, où l’oppression est exercée par l’État lui-même, la prise de conscience peut s’opérer à travers l’art, a quant à elle souligné Hanieh Ziaei, doctorante en sociologie qui s’intéresse à la résistance par la création artistique. Elle a cité la partie officieuse de certaines galeries, où sont accrochées des représentations du corps de la femme autrement interdites, ou encore les vidéoclips clandestins de rappeuses iraniennes qui circulent. À son tour, elle a réitéré la nécessité de briser le silence. « L’œuvre parle, même sans la présence de l’artiste. Elle permet une prise de conscience par d’autres femmes. »

La rue n’est pas la loi

La prise de parole mène-t-elle à des changements concrets? Mansouria Mokhefi a constaté, du moins en Tunisie, que les femmes ont formulé peu de demandes qui les concernent directement, malgré leur engagement dans le printemps arabe. Ni égalité devant la loi, ni représentation politique ne figuraient dans la liste des revendications. Encore moins l’équité salariale. « Elles étaient là, vibrantes, et elles ont porté ce mouvement. On s’est rendu compte de leurs demandes : il n’y en avait pas. » Pause, soupir. « Les partis sont encore peu enclins à l’ouverture aux femmes et il y a peu de représentativité dans les parlements. » Bref, « le pays est encore foncièrement inégalitaire », doit-elle admettre. La nouvelle Constitution tunisienne, adoptée à la fin janvier 2014, a tout de même été présentée comme une victoire pour les femmes, puisqu’elle contient des dispositions progressistes en matière d’égalité. L’État s’engage non seulement à lutter contre la violence faite aux femmes, mais aussi à encourager la parité aux seins des assemblées élues.

Au Québec, Widia Larivière, co-initiatrice de la section québécoise du mouvement Idle No More, dresse un portrait analogue, sans toutefois s’en décourager. Pendant la table ronde, elle a affirmé : « Même si plusieurs chefs ont manifesté avec nous, l’Assemblée des Premières Nations reste un boys club. » Les actions ont pourtant été largement entreprises par des femmes autochtones, notamment la grève de la faim de Theresa Spence, chef d’Attawapiskat, l’un des symboles forts du mouvement.

Idle No More n’a tout de même pas complètement oublié les revendications féminines, puisqu’une de ses six demandes les concerne expressément : que le gouvernement fédéral entame une enquête nationale indépendante sur le phénomène des femmes autochtones disparues ou assassinées. Le Réseau de télévision des peuples autochtones (APTN) faisait récemment état de plus de 1 000 cas. Un chiffre que la Gendarmerie royale du Canada n’a pas contesté.

L’État a donc aussi son rôle à jouer pour activer certains leviers de l’égalité. La présidente du Conseil du statut de la femme, Julie Miville-Dechêne, a d’ailleurs souligné qu’au Québec, le féminisme d’état a poursuivi l’action d’un mouvement militant. À l’inverse, en Tunisie, comme le faisait remarquer Mansouria Mokhefi, c’est l’état qui a précédé le mouvement social. Ainsi, le Code du statut personnel entré en vigueur en 1957, donc peu après l’indépendance du pays, visait ouvertement à instaurer l’égalité et donnait aux femmes des droits civils inédits dans le monde arabe.

Une question de génération?

Sally Zohney s’est dite prête à reconnaître cette difficulté à transformer la mobilisation des femmes en représentation politique et en droits dans le cas égyptien. Mais elle perçoit surtout cette faiblesse du mouvement comme un changement générationnel : « Les jeunes sont plus révolutionnaires, plus radicales. Elles sont dans la rue. » Sans reproches et sans nier leurs avancées, elle distingue sa génération des féministes égyptiennes traditionnelles, souvent des universitaires « avec les cheveux courts, des lunettes et de belles valises Dior ».

Mais la « démocratisation » et l’élargissement des luttes décrites par Mme Zohney signifient-ils nécessairement la dilution des revendications féministes? Elle n’a pas voulu s’empêtrer dans les débats, reconnaissant d’emblée des féminismes pluriels, et surtout, un juste équilibre pragmatique. « C’est impossible de faire seulement du terrain pour changer les choses, on a encore besoin de lois. Ce sont donc des allers-retours entre le politique et la communauté qui sont nécessaires. »

Moins à faire, plus à convaincre

Pour la nouvelle génération québécoise, être féministe est une position que l’on revendique souvent du bout des lèvres, quand ce n’est pas carrément une étiquette que l’on rejette. Si « les réseaux sociaux ont donné un nouveau souffle au féminisme au Québec », comme l’a soutenu Julie Miville-Dechêne, paradoxalement, « parce qu’on a fait beaucoup de progrès, il est difficile de montrer qu’il en reste beaucoup à faire ».

À la question de la place des femmes dans le soulèvement étudiant du printemps 2012, Éliane Laberge a choisi tantôt la réponse d’une lutte plus large —« c’était le mouvement de la jeunesse, peu importe le sexe » —, tantôt la réponse institutionnelle des positions de sa fédération. Elle ne souhaite pas se définir comme féministe, prenant plutôt l’égalité des chances pour tous comme cheval de bataille.

Son discours est emblématique de la nouvelle génération, qui s’attaque à toutes les catégories identitaires à déconstruire et, par le fait même, à toutes les formes de discrimination. Un appel que Mme Miville-Dechêne a entendu. « Les gains des dernières décennies ont surtout profité aux Québécoises les plus privilégiées et à celles qui font des études supérieures, a-t-elle rappelé. Mais il reste une majorité de femmes qui ne vont pas à l’université ou qui sont des immigrantes et qui, elles, n’ont pas récolté les fruits de ce féminisme. »

Ici comme ailleurs, le flambeau du féminisme a été passé à la nouvelle génération. Et même s’il ne brûle pas du même feu, les femmes doivent savoir qu’elles sont encore actrices de leur propre révolution.