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Afghanistan : les refuges de la deuxième chance

Des refuges pour Afghanes dirigés par des âmes fortes au cœur d’or.

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Victimes de violence et de mariage forcé, de nombreuses Afghanes fuient vers des refuges qui leur offrent un pont entre misère et espoir d’une nouvelle vie. Un pont qui vacille sous les manœuvres politiques et le manque criant de ressources au sein d’une société à cheval entre tradition et modernité.

Assise dans son fauteuil roulant, emmitouflée dans un châle pourpre qui dissimule des traits prématurément usés pour son jeune âge, Gulchera regarde sans cesse l’interprète qui traduit l’entrevue, quand elle ne jette pas quelques coups d’œil vers la coordonnatrice du refuge où se déroule la rencontre, au centre-ville de Kaboul. Quelques échanges en dari, la langue locale, rassurent la jeune fille de 16 ans, qui accepte enfin de se raconter. L’adolescente originaire de la province d’Uruzgan entame son récit, ponctué de violentes quintes de toux. « Il y a deux ans, j’ai été mariée à un homme de mon village qui était mon cousin. Mes parents préféraient me marier à un homme qu’ils connaissaient. » Une pratique commune, me confirme son interprète.

Photographie de Gulchera.
Gulchera, 16 ans, paraplégique après que son mari ait tenté de l’abattre.

Ces liens du sang n’ont pas été garants du respect et de l’harmonie. Alcoolique et toxicomane, Ahmed, le mari de Gulchera, a déversé sa violence sur sa jeune épouse. « Il me battait chaque fois qu’il était intoxiqué, c’est-à-dire presque chaque jour. » Après 18 mois de mariage, les sévices atteignent un triste sommet. Ahmed tire à bout portant sur Gulchera avec une mitraillette AK-47. La rafale de balles lui sectionne la moelle épinière et la laisse sur le parvis de la mort. Les médecins ont pu lui sauver la vie, mais elle restera paralysée pour le reste de ses jours. Ahmed croupit aujourd’hui en prison pour son crime.

Ce sont les parents d’Ahmed qui ont secouru Gulchera — elle n’avait plus de contacts avec sa famille. « Ils ont été très bons envers moi. Le frère d’Ahmed est policier et il est venu le chercher rapidement. C’est lui qui m’a amenée au refuge. »

Son histoire ressemble à celle de Bebegul, 20 ans, de Kandahar. Mariée au frère de son beau-père à l’âge de 8 ans, elle a été battue pendant deux ans par son mari, lui aussi aux prises avec des problèmes de drogue. « Les deux premières années de notre mariage ont été heureuses. Puis, mon beau-père a forcé ma mère à se prostituer pour lui. C’est à cause de lui que mon mari est devenu violent : il l’encourageait à me battre. » La toxicomanie était évidemment un facteur aggravant. « Si je le questionnais [sur sa consommation] ou que je lui racontais mes inquiétudes, il me battait », se souvient-elle. Un jour, son mari lui a planté un couteau dans le crâne. « Je me suis réveillée dans un hôpital américain. Je n’ai aucune idée de la durée de mon coma ni de comment j’ai abouti aux États-Unis. »

Les années suivant son retour en Afghanistan ont été un véritable enfer. « J’ai passé quatre ans en prison parce que j’ai quitté mon mari, qui voulait me tuer. » La loi islamique interdit à une femme de quitter son mari d’elle-même, sans un divorce prononcé par un tribunal religieux. Bebegul a finalement pu trouver refuge dans un centre qui s’occupe d’elle depuis.

Soutien fragile

L’Afghanistan compte 14 centres qui accueillent les femmes victimes de violence. Mary Akrami dirige le Centre de développement des compétences pour femmes d’Afghanistan. Cette avocate ayant aussi une formation en administration tient son organisme à bout de bras depuis la fin des années 1990. « Nous ne nous contentons pas de recueillir les femmes qui fuient leur mari et la violence. Nous leur offrons aussi de la formation afin qu’elles puissent atteindre un maximum d’autonomie », explique-t-elle. Le personnel du centre enseigne aux femmes des métiers ainsi que des compétences comme la couture, la cuisine, l’informatique et l’anglais. « Je suis des cours d’anglais et de cuisine. J’espère quitter le refuge dès que j’aurai terminé », relate Bebegul.

Femmes Afghanes au refuge pour femmes.
Les bénévoles du Centre de développement des compétences des femmes d’Afghanistan.

« Durant le régime des talibans, les centres étaient clandestins. Les talibans interdisaient évidemment ce type d’aide aux femmes. Celles qui les tenaient étaient menacées de mort », dit Mary Akrami. Mais les dirigeantes des refuges n’ont pas besoin des talibans pour sentir leur existence menacée. En septembre 2012, le ministre de la Justice, Habibullah Ghalib, déclarait publiquement que les centres d’aide pour femmes sont « contraires à la culture islamique » et « entraînent femmes et enfants dans la corruption morale, qui viole l’institution de la famille ». Devant cette attaque, la sous-ministre des Affaires féminines de l’époque, Syeda Mostafavi, s’est jointe au Réseau des femmes d’Afghanistan — un regroupement de groupes d’aide pour femmes auquel appartient celui de Mary Akrami — pour réclamer des excuses de la part du ministre Ghalib, qui n’a jamais obtempéré.

L’avenir en teintes de gris

Le départ annoncé de la majorité des troupes de l’OTAN — dont le retrait militaire complet des soldats canadiens — n’augure rien de bon pour les refuges et leurs pensionnaires, selon Mary Akrami. « Le départ des militaires signifie moins d’intérêt politique dans les pays occidentaux. Et qui dit moins de soutien politique dit moins de soutien financier », résume-t-elle. Malgré une aide financière récurrente de la part du Fonds canadien d’initiatives locales en Afghanistan, elle appréhende l’avenir. « Notre demande pour cette année a été approuvée, mais cette fois, nous devons attendre une confirmation en haut lieu. »

La défaite parlementaire, en octobre dernier, d’un projet de loi visant à éliminer la violence envers les femmes la fait également sourciller. En outre, une politicienne afghane, Noorzia Atmar, a rejoint un refuge pour femmes battues. Figure de proue de l’émergence des femmes sur la scène politique, la pionnière de 40 ans, une des premières parlementaires afghanes depuis la chute des talibans en 2001, a déclaré dans un article du Telegraph britannique paru le 11 août 2013 que la situation des femmes se détériore en Afghanistan. « Les conservateurs condamnent les refuges en les comparant à des bordels. Et les victimes ne sont pas que de pauvres villageoises, ce sont également des femmes comme moi. »

Photographie de Mary Akrami.
Mary Akrami, directrice du Centre de développement des compétences des femmes d’Afghanistan.

Cette appréhension, de même que la perte de confiance envers la classe politique qui en découle, laisse espérer d’autres solutions. Pour la directrice du Centre de développement des compétences pour femmes d’Afghanistan, le remède n’est pas politique. « Nous devons trouver une solution sociale grâce à des partenariats avec des organismes féministes étrangers. Le problème est local, la solution doit l’être aussi. Mais nous n’y arriverons pas sans soutien international », martèle Mary Akrami, soulignant l’importance de maintenir l’intérêt des médias pour tout ce qui touche l’Afghanistan, surtout la situation des femmes. Le soutien qu’elle souhaite doit être non seulement moral, mais financier. Heureusement, les technologies de l’information et les réseaux sociaux facilitent grandement le réseautage.

Le retrait des troupes étrangères après une décennie de guerre suscite autant d’optimisme que d’inquiétude chez les Afghans. S’il s’agit d’une occasion pour le pays de se moderniser, l’ombre tenace du conservatisme religieux et moral voile le mince espoir qu’entretiennent les Afghanes de voir disparaître la violence systémique et socialement codifiée. D’ici à des lendemains plus chantants, les refuges pour femmes poursuivront leur mission, avec à leur tête des âmes fortes au cœur d’or.