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Ce voile qui divise

Pourquoi les féministes sont-elles divisées sur la question du voile? Denyse Baillargeon répond lucidement à la question.

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Tout, ou presque, a été dit sur le projet de Charte des valeurs québécoises du gouvernement Marois. Les prises de position s’entrechoquent, y compris chez les féministes : la Fédération des femmes du Québec, les Janette et le nouveau mouvement Pour les droits des femmes du Québec ont des opinions polarisées. Pourquoi s’en étonne-t-on? se demande Denyse Baillargeon, historienne et féministe. Au fil de l’histoire, les féministes québécoises ont souvent été divisées. L’auteure de Brève histoire des femmes au Québec décortique les frictions qui remuent actuellement le mouvement.

Gazette des femmes : Même si le projet de loi sur la Charte des valeurs québécoises ne vise pas uniquement les musulmanes, les projecteurs sont surtout braqués vers elles, et leur voile. Les féministes se retrouvent donc divisées au sujet du port du voile et de la laïcité. Pourquoi?

Denyse Baillargeon : Je doute que les féministes québécoises soient divisées sur le principe même de la laïcité. La plupart y sont favorables, à mon avis. Parce que je ne crois pas que beaucoup d’entre elles voudraient vivre dans un État ou une société où la religion leur dirait officiellement quoi faire. Mais cela n’empêche pas qu’il y a effectivement des divisions, pour ne pas dire des déchirements, sur la question du voile. Deux groupes s’opposent parce qu’ils considèrent le port du voile différemment.

Quelles sont ces deux positions?

Pour une majorité de féministes, du moins occidentales, le port du voile est une manifestation de l’oppression des femmes caractéristique des religions patriarcales, qui disent toutes, et pas seulement l’islam, que le péché vient de la femme. L’islam commande aux femmes de se voiler pour ne pas tenter les hommes. Et je doute que beaucoup de féministes occidentales voient autre chose dans cette pratique. Même certaines féministes musulmanes considèrent qu’il faut interdire cette incarnation de la soumission des femmes.

Par contre, d’autres affirment que certaines musulmanes portent le voile non pas parce que leur religion ou les hommes de leur famille l’exigent, mais parce qu’elles le veulent. Pour toutes sortes de raisons. Ces deux positions sont à peu près inconciliables.

Sur quels fondements reposent-elles?

D’un côté, on aborde la question sous l’angle des droits de la personne. On se dit que les êtres humains sont tous égaux, et que si les hommes ne sont pas obligés de porter le voile, les femmes ne devraient pas l’être, point à la ligne. C’est une position qui a de plus en plus fait l’objet de revendications en Occident depuis le 18e siècle.

À l’opposé, on trouve la position qu’on appelle intersectionnelle, où l’analyse repose sur le fait que les êtres humains s’inscrivent dans des cultures, dans des contextes sociologiques, philosophiques et religieux dont il faut tenir compte. L’égalité entre les hommes et les femmes ne signifie donc pas qu’ils sont identiques; il est possible d’être égaux et différents. On considère aussi qu’il y a des différences fondamentales entre les femmes de différentes cultures.

Depuis la Révolution tranquille et le rejet de l’Église, le religieux rebute beaucoup de Québécois. Peut-on penser que le rejet du voile trouve des racines dans cette aversion?

Oui, il y a de ça. Mais je me demande si le rejet du catholicisme n’a pas un peu le dos large. Le Québec est une société d’immigration très récente; jusqu’à tout dernièrement, l’immigration était assez peu visible. Même chose, donc, pour les différences culturelles et religieuses. J’ai le sentiment qu’il y a un certain fond de xénophobie derrière la peur du voile, que ces réactions sont plus viscérales que réfléchies. Ce qui ne veut pas dire que je veux disqualifier les gens qui sont contre le voile. Je pense qu’on peut être contre, mais peut-on apporter des arguments convaincants plutôt que de se laisser emporter par l’émotion?

Le féminisme québécois a-t-il toujours été associé à la laïcité?

Je pense que certaines féministes étaient croyantes. Au début du 20e siècle, certaines ont utilisé les demandes religieuses — et celles de la société patriarcale en général — à leurs propres fins. Lorsqu’elles ont demandé le droit de vote, elles ne l’ont pas fait pour satisfaire à un principe philosophique d’égalité entre tous les humains. Les hommes leur disaient : « Vous êtes des mères, vous n’avez pas besoin du droit de vote. Votre rôle, c’est de vous occuper des enfants, de l’éducation, des soins, etc. » Mais les femmes répondaient que parce qu’elles étaient mères, elles devaient pouvoir voter. La maternité étant une fonction sociale tellement importante, elles exigeaient de pouvoir influencer la société afin qu’elle les aide dans leur rôle maternel. Elles ont donc détourné le discours de l’opposant pour essayer d’obtenir des droits.

Quand des féministes disent que les musulmanes portent le voile pour toutes sortes de raisons, on peut penser que certaines le font pour des raisons de ce genre. Car à partir du moment où une musulmane porte le voile, elle est très bien considérée dans sa communauté, elle acquiert un statut qu’une femme non voilée n’aura peut-être pas. Le voile devient une sorte de tremplin à partir duquel elle peut revendiquer autre chose. D’ailleurs, on voit énormément de femmes voilées à l’université et dans des domaines professionnels très valorisés socialement : les sciences, la gestion, etc.

Au 20e siècle, un sujet a-t-il divisé les féministes de façon aussi marquée que le port du voile actuellement?

L’avortement, dans les années 1960 et 1970. Au départ, des groupes étaient très réticents, d’autres carrément contre. Tous les groupes féministes au Québec — ou la majorité, du moins — ont fini par se rallier autour de la demande de l’avortement libre et gratuit. Mais cela s’est fait en plusieurs étapes. Plus récemment, dans les années 1980, la pornographie, la censure et la prostitution ont aussi été source de division.

On fait souvent un parallèle entre le port du voile et la prostitution, à savoir s’il s’agit d’un libre choix ou d’oppression…

Chaque fois que la question du corps des femmes ou de son utilisation est mise de l’avant, ça accroche. Ce n’est pas surprenant, car c’est dans l’instrumentalisation de leur corps que se trouve le fondement de l’oppression des femmes. C’est LA question la plus épineuse, parce qu’en même temps que ces corps sont utilisés par les hommes en général (le patriarcat), ils appartiennent chacun à un individu. On se retrouve donc devant un dilemme. Il faudrait interdire toutes les formes d’instrumentalisation — pornographie, prostitution, voile —, car elles incarnent l’utilisation du corps au profit du patriarcat. Mais en même temps, ces corps appartiennent individuellement à chaque femme, et il faut qu’elles puissent l’utiliser comme elles le veulent. On doit donc leur permettre, si elles le souhaitent, de participer à des productions pornographiques, de s’adonner à la prostitution et de porter le voile. C’est le corps qui est l’enjeu. Il est revendiqué par chaque femme individuellement, tout en étant collectivement un instrument du patriarcat.

En considérant les corps féminins comme un « ensemble », ne risque-t-on pas de déshumaniser les femmes?

Oui, on finit par leur dire : “Ton corps ne t’appartient pas, il n’est qu’un instrument du patriarcat. Tu vas devoir apprendre à le gérer correctement et à mettre des barrières où il le faut.” Cependant, la question du choix est intéressante. Stéphanie Gaudet [NDLR : professeure agrégée au Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université d’Ottawa] écrivait récemment sur cette question. Si des femmes choisissent de porter le voile, pourquoi le leur interdire? Cela irait à l’encontre de l’idée même du féminisme, qui veut assurer liberté et égalité aux femmes. Mais cette professeure se demandait si nos choix sont véritablement libres, car nous les faisons à l’intérieur d’un contexte culturel, sociologique, etc. Aucun choix n’est donc jamais absolument objectif.

Les sujets ne manquent pas pour diviser les féministes. Cette opposition est-elle saine?

Je ne la vois pas comme un problème, dans la mesure où elle ne mène pas à des déchirements irrémédiables. Et ça m’irrite toujours un peu quand des gens déplorent que les féministes soient divisées. Elles ne sont pas un groupe homogène. Pourquoi exiger qu’elles soient unanimes? On ne l’exige pas des hommes d’affaires, des politiciens, des syndicats. Il est tout à fait normal que les femmes ne soient pas d’accord entre elles, et je ne pense pas que ce soit une marque de faiblesse. Je serais beaucoup plus inquiète de mouvements féministes complètement unis.

Je comprends par ailleurs que l’on puisse craindre que les gens qui sont contre les féministes exploitent ces divisions pour les disqualifier. Mais les féministes ne doivent pas penser, réagir, agir en fonction de leurs ennemis; elles doivent se faire une tête elles-mêmes. Décider entre elles des dossiers prioritaires dont il faut débattre. Et tant mieux si nous ne sommes pas toujours d’accord.