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Moi, Mouna, chef d’entreprise au Maroc

Le Maroc compte quelque 100 000 femmes chefs d’entreprise. Signe que les mentalités évoluent?

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Comme des dizaines de milliers de Marocaines, Mouna a mis à profit ses talents, son sens de l’organisation et son esprit d’indépendance pour créer sa propre entreprise. Regard sur une tendance qui fleurit aussi vite que les amandiers au printemps.

Mouna a la réussite presque insolente. Tout lui sourit. À 29 ans, la jeune Marocaine vient de créer son entreprise à Casablanca : Orientasi, centre privé de coaching et d’orientation. Une affaire qui marche bien. Parfaitement même, avec déjà une centaine de clients.

Après des études brillantes dans l’une des meilleures écoles de marketing du Maroc, elle a terminé parmi les premiers de sa promotion. Petite déjà, elle remportait les prix à l’école dans sa ville natale de Fès, dans les terres. Normal que, à seulement 25 ans, elle se soit retrouvée directrice des ressources humaines d’une grande entreprise d’import-export à Casablanca.

Sous ses airs sophistiqués, Mouna est en fait une « poupée » de fer. Aînée d’une famille de six enfants, elle a toujours été poussée par ses parents, pour qui la réussite scolaire est essentielle. « Mon père est chef comptable, ma mère est femme au foyer, explique-t-elle. Les études ont toujours été importantes chez nous, surtout pour ma mère. Elle passait son temps à me parler de tout ce que je pourrais entreprendre grâce aux études. Elle a été mon premier coach. Elle est analphabète, mais très cultivée. »

Changements à deux vitesses

3Mouna-Sebbahi
Selon Mouna, une Marocaine de 29 ans qui vient de créer son entreprise à Casablanca, les femmes prendront part activement à l’économie nationale sans rester « une charge » pour le peuple. Elle prédit que son pays fera alors un pas de géant dans le développement économique et social.

En mettant sur pied son centre de coaching, Mouna a intégré le cercle des quelque 100 000 femmes chefs d’entreprise au Maroc. Les femmes représentent 24 % de la population active du Maroc; parmi elles, 14 % dirigent des sociétés, surtout dans le secteur textile.

C’est le protectorat français, ayant mis sous tutelle le Maroc de 1912 à 1956, qui a amené un nombre considérable de femmes sur le marché du travail. Dans les villes, le développement industriel permet aux femmes d’accéder à une activité professionnelle. Elles sont devenues ouvrières agricoles saisonnières, employées dans les conserveries de poissons, de légumes et de fruits, ouvrières d’usine ou employées de maison.

Des changements législatifs ont aussi procuré plus d’indépendance et de pouvoir aux femmes. Par exemple, en 2004, la Moudawana, le code de la famille édité sous Mohammed V en 1958, a été modifiée pour la seconde fois, dans la foulée des revendications du peuple. Cette nouvelle mouture accorde une coresponsabilité des époux : l’épouse est désormais responsable de la famille autant que son mari. La règle de l’obéissance de l’épouse à son mari est abandonnée. Même chose pour la tutelle matrimoniale. La polygamie est toujours autorisée, mais seulement si la première femme est consentante. Enfin, le divorce est accepté.

Si la loi change, les mentalités, elles, évoluent lentement. Dans le domaine de l’entrepreneuriat, les femmes se heurtent encore souvent à une discrimination inhérente à leur condition… de femmes.

Un climat encore tendu

Pour Mouna, l’accès à l’entrepreneuriat s’est avéré plutôt facile. Selon elle, « c’est assez simple de créer une entreprise au Maroc. Hommes et femmes rencontrent les mêmes difficultés, surtout dans le secteur des services ». Mais pour d’autres femmes, la création d’entreprise relève du parcours du combattant.

Khadija Ryadi, présidente pendant six ans de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), considère que le contexte actuel reste très hostile envers les Marocaines. Elle se souvient par exemple des obstacles auxquels a dû faire face sa sœur architecte lors de la création de son cabinet.« Elle a beaucoup souffert. Obtenir un prêt bancaire est très compliqué pour une femme. Ma sœur, qui a la chance de connaître les rouages de l’administration a su se défendre pour aboutir à son objectif dans le respect total des lois. Mais pour d’autres femmes qui n’ont pas cette chance, il sera difficile de créer leur entreprise sans payer le prix. » Elle ajoute : « Les indicateurs publiés récemment sont toujours très médiocres en ce qui a trait aux femmes. Dans le domaine de l’égalité des sexes, le Maroc se classe 109e sur 136 pays étudiés, selon une une étude du Forum économique mondial publiée en 2013. »

Autre inégalité, le taux d’analphabétisme chez les femmes demeure très élevé. « La moitié des Marocaines sont analphabètes, les trois quarts vivent dans les campagnes », poursuit Mme Ryadi. De fait, en 2005, parmi les enfants analphabètes de 7 à 15 ans, 27,4 % étaient des garçons, et 40,6 %, des filles, selon UNIFEM.

Des travailleuses essentielles

Avec la crise économique, le travail des femmes est pourtant mieux accepté. Au Maroc, ce sont les filles qui subviennent aux besoins des parents. « La société marocaine compte davantage sur les filles pour trouver du travail, rapporte Khadija Ryadi. Les familles sont d’ailleurs prêtes à fermer les yeux sur le type de travail… » Sous-entendu : la prostitution peut être un moyen comme un autre d’assurer la subsistance de la famille.

La militante le reconnaît cependant, la situation a beaucoup changé. De 20 à 25 % des foyers sont dirigés par des femmes, chefs de famille et seules à travailler, selon l’enquête nationale sur l’emploi du Haut Commissariat au plan du Maroc en 2012. « Il y a toutefois une double vision à prendre en compte, prévient-elle. D’un côté, il y a l’élite, celles qui réussissent en entrepreneuriat ou en politique. Et il y a les autres, issues de milieux familiaux moins favorisés. »

Présidente de l’Association des femmes chefs d’entreprises du Maroc (AFEM) depuis un an, Laila Miyara sait que les Marocaines ont de plus en plus de pouvoir et d’autonomie. Son association est d’ailleurs l’un des acteurs clés de leur réussite. Pour devenir chefs d’entreprise, les Marocaines passent quasiment toutes par l’AFEM. Un gage de fiabilité et de sérieux, reconnu à l’international.

Photographie de Laila Miyara.
« La femme marocaine doit être multitâches, et parfaite en tous points : à la maison, au travail, avec son mari. Mais elle est une entrepreneure dans l’âme. »
 —; Laila Miyara, présidente de l’Association des femmes chefs d’entreprises du Maroc (AFEM)

L’AFEM a été créée en 2000 par une poignée de femmes. Aujourd’hui, elles sont plus de 500 adhérentes. L’association aide les futures chefs d’entreprise à monter leur compagnie. « Les adhérentes bénéficient de formation, de coaching et d’une aide à l’obtention de prêts, explique Laila Miyara. En 2006, nous avons également créé un “incubateur” dans lequel les jeunes chefs d’entreprise passent 18 mois. » Cet espace de travail permet de rompre avec l’isolement, d’être épaulée, surtout lors de la première année —; la plus dure.

Pour la présidente de l’AFEM, le problème n’est pas d’entreprendre —; les Marocaines en sont capables —;, mais de faire face à la peur de l’échec et à la crainte de « perdre la face vis-à-vis du mari, du père et de la famille. La femme marocaine doit être multitâches, et parfaite en tous points : à la maison, au travail, avec son mari. Mais elle est une entrepreneure dans l’âme ».

Selon elle, le Printemps arabe a accéléré le changement des mentalités. Grâce aux médias sociaux, la population comprend que les femmes ont un rôle à jouer. « Elles doivent évoluer dans les sphères de décision et participer à l’intelligence collective. Le Maroc a besoin de la vigueur et de la créativité des femmes », insiste-t-elle. Pour cela, il faut instaurer, petit à petit, une confiance mutuelle.

Du haut de ses 29 ans, Mouna aussi en est convaincue. Elle estime que les femmes, bien accompagnées, prendront part activement à l’économie nationale sans rester « une charge » pour le peuple. « Le Maroc fera alors un pas de géant dans le développement économique et social », espère-t-elle.