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Blurred Lines : ironiquement ou simplement sexiste?

Succès radio, sexisme et (fausse) ironie

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Le succès radio de l’été aura aussi été le presque scandale pop de l’été. Blurred Lines de Robin Thicke (en collaboration avec le producteur Pharrell Williams et le rappeur T.I.) a fait couler beaucoup d’encre. Outre la commotion que son interprète et Miley Cyrus ont créée aux derniers MTV Video Music Awards, la chanson pose en elle-même plusieurs problèmes.

D’abord le titre, qui fait référence à une possible « zone floue » du consentement sexuel des femmes. Même si une femme refuse les avances de Robin Thicke, il comprend qu’elle consent; « I know you want it » (traduction : je sais que tu le veux), chante-t-il. La suite est tout aussi sexiste, parlant des « bonnes filles » qui cachent en fait des bad girls qui n’attendent que d’être « séduites »… S’ensuit une longue liste d’épithètes sexistes et de références sexuelles plus ou moins explicites (selon les standards de la pop).

Mais là où la chanson choque le plus, c’est dans la facture de son vidéoclip. Les trois compères bien sapés se dandinent entourés de trois mannequins ne portant qu’un string couleur peau, accessoirisées par des objets qui poussent le concept un peu plus loin : un animal empaillé suggérant la bestialité, des jouets pour enfants et une seringue géante…

La mince ligne du deuxième degré

La réalisatrice du clip, Diane Martel, une vieille routière du domaine qui a aussi signé le très discutable clip We Can’t Stop de Miley Cyrus, joue avec la controverse. Avec Blurred Lines , elle affirme avoir voulu ridiculiser les comportements présentés dans le clip : elle voyait les femmes comme étant les personnages les plus en contrôle — de par leurs regards ennuyés à la caméra et la façon pathétique dont les trois mâles agissent en leur compagnie —, et non comme des objets sexuels. Selon elle, cette vidéo se voulait ironique.

Sa position artistique ironique entre pourtant en contradiction avec le discours du principal intéressé. Dans une entrevue accordée au magazine GQ, Thicke déclarait s’être imaginé, pendant le tournage, comme un vieil homme lançant des commentaires racoleurs à des jeunes femmes.

La « culture du viol »

La musique pop nord-américaine produit des chansons misogynes en série. La pièce Blurred Lines n’est en rien originale ou particulièrement extrême en comparaison avec des chansons rap populaires dans lesquelles sexisme, violence et homophobie sont monnaie courante. Pensons notamment à des titres comme Pimpin’ Ain’t Easy (interprétée par Big Daddy Kane) et It’s Hard Out Here for a Pimp (de Three 6 Mafia). Cette dernière a même remporté l’Oscar de la meilleure chanson en 2006.

À l’évidence, l’industrie de la musique, qui tire profit de ce genre de production artistique (la controverse vend), ne prend pas en considération le contexte social actuel. Le thème de Blurred Lines rappelle assez facilement la « culture du viol » qui a été dénoncée dans la dernière année. Promouvoir une chanson et la faire tourner fortement à la radio américaine quelques mois après que deux joueurs de football de Steubenville ont été condamnés pour le viol collectif d’une adolescente tellement intoxiquée qu’elle était inconsciente est indécent. Même si l’on prétend que la chanson fait dans l’ironie, reste qu’elle utilise des images et un langage dégradants envers les femmes.

Dégrader les femmes, un plaisir?

Par ailleurs, s’il y a une intention ironique derrière le clip, pourquoi aborde-t-on le thème du consentement sexuel en reproduisant une recette aussi connue — et convenue : des hommes habillés, entourés de femmes-objets presque nues? Y a-t-il vraiment un second degré (difficile à saisir, avouons-le) ou ne s’agit-il que d’une vidéo sexiste parmi tant d’autres?

La réalisatrice peut donner toutes les explications possibles sur l’ironie de sa vidéo, la star du clip ne plaide pas dans la même direction. Encore dans GQ, Thicke a affirmé : « What a pleasure it is to degrade women » (traduction : Quel plaisir c’est de dégrader les femmes). En somme, il explique que la vidéo contient de la bestialité, des suggestions d’injections de drogues intraveineuses et tout ce qui est dégradant envers les femmes, mais qu’il n’avait jamais dégradé de femmes auparavant, en prenant soin d’ajouter : « Quel plaisir ça a été de le faire. » À moins que nous ne soyons rendus à un troisième ou à un quatrième niveau d’ironie, le message est plutôt clair.

Ici aussi, la recette semble connue : un chanteur en mal de succès lance une chanson sexiste accompagnée d’un clip présentant de la nudité (féminine, bien sûr) et surfe sur une vague de controverse pour atteindre le numéro un des palmarès. Reste que cet épisode peu glorieux de l’industrie de la musique nous amène à nous questionner.

Populaire malgré les critiques

D’abord, pourquoi la chanson (et le clip), manifestement sexiste, n’a-t-elle pas plus choqué le grand public et les acteurs de l’industrie? Bien sûr, des voix se sont élevées dans le camp féministe pour critiquer la chanson (tout en assurant qu’elle offrait une mélodie très entraînante, histoire de ne pas passer pour des rabat-joie), mais les grandes stations continuent de diffuser la chanson en boucle.

On constate un phénomène assez dérangeant lorsqu’on compare la situation avec la censure du vidéoclip d’Indochine réalisé par Xavier Dolan, qui montre un jeune homosexuel se faire crucifier. Quand il s’agit de réduire les femmes à un rôle d’objets sexuels, l’industrie de la musique semble assez tolérante. Mais quand on utilise des images fortes et dérangeantes pour lutter contre des problèmes sociaux comme l’intimidation, le concept passe moins bien.

Ce clivage en dit beaucoup sur le terreau misogyne dans lequel bourgeonne la musique populaire actuelle. 50 Cent peut se vanter de son passé de pimp, tout comme Kanye West peut chanter à propos de ses balades en voiture lors desquelles il ramasse des filles faciles (hos, littéralement « putes »), sans que cela nuise à leur carrière. Pire, ces rappeurs utilisent ces étiquettes de pimps ou de gangsters comme un fondement de leur authenticité.

Alors que ceux-ci se déclarent pimps sans une once d’ironie, des chanteurs pop comme Robin Thicke les copient. Singer des codes sexistes en reproduisant de façon convaincante une mise en scène misogyne et en utilisant des femmes comme simples objets sexuels, comme dans le clip de Blurred Lines, serait donc ironiquement sexiste? À voir la performance de Thicke, déguisé en pimps, aux MTV Video Music Awards, laissez-moi douter de l’ironie…