Aller directement au contenu

Reconstruction d’Haïti – pas sans les femmes

Elles sont le ciment des familles. Elles ont des idées pour remettre leur nation debout.

Date de publication :

Auteur路e :

Elles sont le ciment des familles. Elles ont des idées pour remettre leur nation debout. Mais elles sont complètement ignorées dans les plans de reconstruction du pays. Quand écoutera-t-on enfin les Haïtiennes?

« Les femmes ne font pas partie des plans de reconstruction d’Haïti. C’est honteux. » La voix au bout du fil est ferme.Marie-Ange Noël est une citoyenne pivot de Jacmel, autrefois joyau patrimonial de 40 000 habitants, détruit à 60% par le séisme du 12 janvier 2010. Elle y dirige Fanm Deside, un organisme fondé il y a 20 ans pour faire respecter les droits et les valeurs des femmes, spécialement celles issues des milieux populaires de Jacmel et des environs.Mme Noël participe aussi activement à la Coordination nationale de plaidoyer pour les droits des femmes, une plateforme d’organisations féministes très mobilisée en Haïti.

Il est 8 h. Déjà largement entamée, sa journée sera interminable, comme d’habitude. Enquête dans des camps, travail pour reloger des familles, appui à des jeunes filles violées et enceintes, suivi judiciaire pour épingler les agresseurs, etc. « Impensable de baisser les bras. Devant cette vulnérabilité décuplée des femmes depuis le tremblement de terre, il faut tenir. Sinon, qui le fera? »

JACMEL. « Soixante-dix pour cent des 400 morts dénombrés sont des mortes », poursuit Marie-Ange Noël. Souvent des mères, avec les répercussions économiques et psychologiques qu’on imagine. Huit mois après le séisme, 2000 familles vivent toujours dans quatre camps de fortune à Jacmel, certains sans électricité ni eau courante… En Haïti, 1,6 million de personnes ont été jetées à la rue. La population entière de Québec, Sherbrooke, Laval, Gatineau et Longueuil réunie; le réalise-t-on?

Des dizaines d’autres interviewées me le répéteront, sur tous les tons. En cette période chaotique post-séisme, les besoins des Haïtiennes sont relégués derrière le paravent des événements qui font les manchettes : ramassage des gravats, élections, brouhaha des 15 000 ONG sur place…
Pourtant, elles demeurent les plus touchées, en termes de déplacées, de « décapitalisées », d’handicapées et de victimes de violence sexuelle et conjugale, que la vie en camps aura rendue plus visible.

Avant le 12 janvier, 80%de la survie des familles en Haïti reposait sur les épaules des femmes, qu’elles soient professionnelles ou petites revendeuses, en couple ou chefs du foyer.Depuis? On a du mal à imaginer la statistique. On dit qu’avant le séisme, le travail d’une femme pouvait subvenir aux besoins de six personnes. Beaucoup de chefs de famille en ont aujourd’hui 10 sous leur responsabilité…et sous la tente.

Bien avant le séisme, les femmes ont rêvé d’une autre Haïti. Elles exigent aujourd’hui de contribuer à la bâtir. Deux documents costauds endossés par des centaines d’organisations régionales, nationales, internationales ont circulé dans les officines des décideurs jusqu’à l’ONU (voir encadré p. 15). La vision d’avenir des Haïtiennes est ambitieuse, centrée sur la contribution de tous et toutes, dans une perspective de justice sociale et d’égalité. Elles avancent plusieurs propositions qui visent à recoudre autrement les liens sociaux. Mais leur détermination à s’engager sur la grande scène de la reconstruction trouve peu d’écho dans les médias.

Les femmes invisibles

PORT-AU-PRINCE. Depuis son bureau d’UNIFEM, littéralement entouré de ruines, Sabine Manigat, politologue et experte des questions de genre, explique son mécontentement lors de la sortie du fameux « rapport sur l’évaluation du désastre », document fondateur de toute reconstruction mieux connu sous son sigle anglais PDNA. « En amont de la rédaction, j’ai pris part à plusieurs comités d’experts pour faire entendre la voix des femmes : leurs besoins criants devaient être au centre de la réponse humanitaire et de la reconstruction. » Les analyses du rapport se retrouvent dans le Plan d’action pour le relèvement et le développement d’Haïti, que le premier ministre Jean-Max Bellerive a présenté aux bailleurs de fonds internationaux, au siège de l’ONU, en mars dernier. On y décrit les principes, les chantiers, l’échéancier selon lesquels la « refondation » d’Haïti doit s’opérer. Il y est question d’un « nouveau départ » qui semble n’avoir convaincu personne. Le rapport a été fortement décrié en Haïti et par la diaspora.

« Ça a été commandité par le gouvernement, mais exécuté par les agences internationales (Banque mondiale, Commission européenne, etc.). Et rien, vous m’entendez, rien n’a été pris en compte parmi les propositions touchant la contribution des femmes, qu’il s’agisse d’une nouvelle approche de gouvernance ou de la refonte des secteurs sociaux, explose Sabine Manigat. On a retenu qu’il fallait penser à embaucher des femmes! On a eu l’audace d’écrire que les questions liées au genre étaient “transversales”, supposément présentes partout en amont des décisions. Mais voilà, quand on est transversal, on est transparent. » Pourquoi cet accueil fermé? « En état d’urgence, les grandes agences décideuses laissent entendre qu’il faut aller au plus pressé. L’ennemi de l’égalité, c’est l’urgence! »

OTTAWA. Malgré son flegme, Denyse Côté, de l’Observatoire sur le développement régional et l’analyse différenciée selon les sexes (OREGAND), est assez estomaquée de la cécité des agences responsables des stratégies de reconstruction. Elle rentre d’un énième voyage en Haïti, qu’elle sillonne depuis 1986. «C’est un pays politiquement complexe, doté d’un gouvernement qui s’occupe très peu de sa population. La communauté internationale endosse le rôle de l’État, affaibli et corrompu, alors que
son approche déçoit tout le monde! Depuis quand la croissance de type classique garantit-elle la répartition des richesses? Depuis quand cette vision économique dépassée permet-elle de combler les inégalités entre les hommes et les femmes? C’est quand même central quand on pense à la “refondation” d’Haïti. »

Denyse Côté a corédigé le Rapport parallèle sur le genre, déposé également le 31 mars à l’ONU pour le compte d’une centaine d’organisations et de réseaux féministes internationaux (voir l’article: Ce qu’elles proposent). « Je ne peux voir qu’une inconscience profonde pour justifier l’aveuglement des grands acteurs de la reconstruction. La clé du succès saute aux yeux : la population doit être au cœur du processus de reconstruction, avec un préjugé favorable envers les femmes, qui soutiennent l’édifice social. Mais on n’enseigne pas encore cela dans les grandes écoles de sciences économiques! Les notions de développement économique n’incluent pas encore la dimension de genre, les impacts différentiels sur les femmes et les hommes, les budgets “sensibles au genre” qui permettent de mieux évaluer les effets des politiques envisagées. Les féministes – et ceux qui les appuient – se tuent à répéter qu’on doit analyser la portée des décisions sur les populations en amont, pas après! » Y a-t-il de l’espoir? «Oui, il y a beaucoup de travail qui se fait dans l’ombre, par des gens qui comprennent la pertinence de notre analyse et qui la défendent à l’UNESCO, à
l’UNICEF, à l’ONU. Mais bon, sur le terrain, les femmes s’impatientent. »

PORT-AU-PRINCE. Lody Auguste est de ces militantes qui piaffent. «D’abord devant le discours des artisans de malheur qui répètent sur toutes les tribunes que le pays s’enfonce, qu’il se recolonise. Ils ne bougent pas d’un poil sur le terrain et dépriment tout le monde! » La lenteur des « pays amis » à allonger les millions promis la démonte aussi. « Mais je crois à la solidarité réelle dont les gens ont fait preuve envers Haïti. » Cette intervenante en santé communautaire, détentrice d’une maîtrise en gestion des services de santé de l’Université de Montréal, a fondé la Klinik Sante Fanm à Carrefour Feuilles, un quartier de la capitale. Personnage coloré et chanteuse engagée, Lody Auguste porte aujourd’hui un chapeau de plus, que plusieurs lui reprochent : elle siège comme représentante des ONG haïtiennes à la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH). « Parmi 5 autres femmes (sur 26 membres). Je n’ai pas le droit de vote, mais j’ai toute ma liberté de parole! » Coprésidée par Bill Clinton et le premier ministre haïtien, cette commission doit coordonner efficacement les plans et les projets en faveur de la reconstruction et du développement d’Haïti. Mme Auguste y pousse vaillamment les recommandations de la Plateforme Femmes citoyennes Haïti solidaire, à laquelle elle adhère (voir l’article: Ce qu’elles proposent).

Qu’est-ce qui ralentit la prise en compte des initiatives des femmes dans la reconstruction? « Primo, la mentalité machiste bien ancrée chez les décideurs. Secundo, le retard dans l’application d’une politique d’égalité en Haïti et l’insuffisance de la coordination des interventions sur l’égalité dans le secteurhumanitaire. Finalement, les maigres moyens dont disposent les organisations de femmes des quartiers précaires pour développer leur capacité de leadership. Pourtant, les Haïtiennes qui subissent ces terribles inégalités n’en peuvent plus de rester derrière les rideaux, à attendre qu’on les écoute! » Sans doute faut-il comprendre par là qu’elles pourraient décider de hausser le ton…