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L’amitié : quand ça clique

Les réseaux sociaux ouvrent-ils une porte sur des amitiés réelles? Réponses.

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À l’ère des réseaux sociaux, la naissance ou la rupture d’une amitié ne semblent tenir qu’à un clic. Les interactions en ligne influencent-elles réellement l’amitié? Peut-on tisser virtuellement des relations durables? Regard sur le phénomène.

Photographie de Nadia Seraiocco
De l’avis de Nadia Seraiocco, spécialiste en communication Web et médias sociaux, les médias traditionnels rapportent souvent les effets néfastes et les histoires d’horreur engendrés par les réseaux sociaux sans s’attarder à leurs bienfaits.

À l’époque pré-Twitter et Facebook, les filles et les femmes comblaient leur besoin d’échanges dans le cercle immédiat de leur famille et de leur entourage. Mais voilà que les grands réseaux sociaux ont élargi la portée des relations. « Grâce à eux, on peut développer des liens avec des gens qui habitent loin. Ces liens reposent sur des intérêts communs et peuvent devenir des amitiés au long cours », affirme Nadia Seraiocco, spécialiste en communication Web et médias sociaux, conférencière et blogeuse.

Moi, mon amie et mon amie Facebook

Mais qu’en est-il de l’amitié en chair et en os? Madeleine Pastinelli, professeure en sociologie à l’Université Laval, considère que les réseaux sociaux ne peuvent pas altérer l’amitié établie. En revanche, ce mode de communication ouvre un espace aux liens dits faibles, c’est-à-dire les contacts et les connaissances hors du cercle intime. « En sociologie, nous nous sommes intéressés aux liens faibles, qui ne sont pas pour autant d’importance secondaire, car ils nous procurent du capital social, indique-t-elle. Au moment de chercher un emploi, un appartement ou une information, ils mènent vers de nouveaux réseaux. »

Il faut aussi rappeler que le terme amis est galvaudé par Facebook, qui regroupe sous ce vocable autant des contacts et des connaissances que de véritables amis. Comme pour préserver sa valeur d’intimité, l’amitié réelle se nourrit davantage dans la sphère privée, par la boîte de messagerie et le clavardage. « Si on publie un statut qui paraît moins hop-la-vie, il n’est pas rare qu’on reçoive un message d’une amie proche qui souhaite en savoir plus, note Mme Seraiocco. D’après les comportements observés, les adolescentes et les jeunes femmes préfèrent utiliser le clavardage plutôt qu’écrire des commentaires sur le mur d’une amie. »

Madeleine Pastinelli est également d’avis que l’aspect privé de l’amitié demeure derrière le mur sur une plateforme comme Facebook, surtout pour celles qui comptent leurs amis par centaines. Un certain nombre d’entre elles possèdent même deux comptes ou plus afin de filtrer leurs contacts et de soustraire certaines publications à la vue des uns ou des autres. Par exemple, un compte regroupe les contacts professionnels et un autre s’adresse aux amis et aux membres de la famille, qui ont accès à des photos et à des statuts plus personnels.

Photographie de Madeleine Pastinelli.
Selon Madeleine Pastinelli, professeure en sociologie à l’Université Laval, les réseaux sociaux ne peuvent pas altérer l’amitié établie, mais ouvrent un espace aux liens faibles, aux connaissances hors du cercle intime.

La spécialiste des médias sociaux, elle, parle d’une migration des adolescents de Facebook vers Tumblr (prononcez « tumbleur »), à en juger entre autres par les statistiques du Pew Research Center. Cette plateforme de microblogage permet de suivre d’autres membres et de partager de courts textes, des vidéos et des images sur différents thèmes : art, mode, bouffe, films d’horreur, etc. L’engouement pour Tumblr pourrait s’expliquer par le fait que les parents n’en détiennent pas encore la clé. Les ados semblent donc s’y réfugier à l’abri des regards des adultes pour partager leurs intérêts. « Est-ce que Tumblr suscitera des amitiés? C’est l’autre étape à observer », soulève-t-elle.

Habileté variable

Qu’est-ce qui teinte les rapports sur Facebook, Twitter et compagnie? L’âge, d’abord. Sans surprise, une étude récente indique que tous les Québécois et Québécoises de 13 à 18 ans (ou presque!) ont une page Facebook, alors que le nombre d’adeptes diminue à mesure que l’âge augmente. « Les 13 à 18 ans, qui ont grandi avec le clavardage et les réseaux sociaux, ont avec eux un rapport différent de celui de la majorité des plus de 35 ans, qui ont dû tout apprivoiser, dit Mme Seraiocco. Les jeunes semblent mieux saisir les codes du Web et ont acquis, pour la plupart, de meilleurs réflexes pour interagir par écran interposé. »

Pour sa part, Madeleine Pastinelli pense que les gens demeurent les mêmes dans Internet. Ainsi, l’habileté à se construire un réseau dans la vraie vie se transpose dans le cyberespace. « Les gens socialement habiles dans la vraie vie le sont dans d’autres contextes, comme dans Internet, de la même façon que les autres traits de personnalité demeurent. La technologie ne transforme pas les gens », glisse la sociologue.

Il faut aussi toujours garder à l’esprit que les statuts Facebook peuvent créer un miroir déformant de la réalité. Qui n’a pas vécu une situation ennuyeuse à la suite d’un statut mal perçu? « C’est un leurre de penser tout savoir au sujet d’une personne », rappelle Nadia Seraiocco. Entre la réalité et l’image virtuelle, la frontière doit demeurer claire.

Pour appuyer cette idée, Madeleine Pastinelli renvoie au concept de l’anthropologue américaine Danah Boyd, reconnue pour ses travaux sur les réseaux sociaux. « Dans l’espace visible par tous, la communication est marquée par ce que Danah Boyd nomme l’effondrement des contextes, explique-t-elle. À partir du moment où je m’exprime dans un cadre où 300, 500 ou 1 000 personnes de milieux différents voient mes propos, il se produit un effondrement du contexte au profit d’une mise en commun de tous les contextes possibles. Je m’adresse à la fois à mon amie, à ma professeure, à ma collègue, à ma voisine, à ma cousine, etc. Un facteur qui incite à la prudence dans les propos. » Il peut donc en résulter une communication désincarnée sur le mur.

Communautés virtuelles

De l’avis de Nadia Seraiocco, les médias traditionnels rapportent souvent les effets néfastes et les histoires d’horreur engendrés par les réseaux sociaux sans s’attarder à leurs bienfaits. Pourtant, il existe sur le Web plusieurs communautés d’aide inspirées d’intérêts communs, desquelles découlent des relations amicales solides entre des personnes physiquement éloignées.

Et ces communautés ne datent pas d’hier. Pour sa thèse de doctorat, Madeleine Pastinelli a mené une recherche sur les communautés IRC (Internet Relay Chat) à la fin des années 1990, bien avant l’apparition de Facebook et Twitter (en 2006 et 2007). « J’ai découvert des personnes pour qui Internet avait été une libération. Il faut être une jeune mère à la maison au fond du Missouri ou une adolescente marginale dans un petit village pour savoir à quel point les possibilités de socialisation et de soutien sont parfois minces. Ces communautés en ligne leur ont ouvert une porte sur des amitiés réelles. »