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L’union libre comme un saut dans le vide

À la lumière de la cause Lola contre Éric, faut-il revoir le droit de la famille?

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Au-delà d’une saga judiciaire assaisonnée de montants faramineux (dont une pension alimentaire mensuelle de 34 000 $ pour trois enfants), la cause de Lola et d’Éric a braqué les projecteurs sur un mode de vie à deux populaire chez nous : l’union de fait. Des spécialistes croient d’ailleurs qu’il est temps de rouvrir le débat sur le droit familial québécois.

Le 25 janvier dernier, la Cour suprême du Canada, dans un jugement divisé, a tranché : le régime juridique du Québec en matière d’union de fait satisfait aux exigences constitutionnelles. Selon le tribunal, il n’est donc pas discriminatoire que Lola n’ait ni pension alimentaire pour elle-même de la part d’Éric, ni accès au patrimoine familial, malgré sept ans de vie commune et trois enfants nés de cette union. Légalement, c’est le statu quo : le mariage offre une protection juridique, mais pas l’union de fait. À partir de là, servez-vous dans le buffet domestique québécois, en toute connaissance de cause… ou pas.

Droit périmé?

Il y a 30 ans, moins de 10 % des couples préféraient l’union libre; en 2011, ils étaient 40 %. « Les 1,2 million de Québécois qui vivent en union de fait ne sont pas protégés par le Code civil, qui établit pourtant le droit commun. C’est étrange, j’ai toujours pensé que le droit commun s’appliquait à tous », ironise Louise Langevin, visiblement déçue de la décision. « Quand autant d’adultes ne sont pas protégés par le Code civil, c’est qu’il est complètement déphasé de nos modes de vie », poursuit la professeure à la Faculté de droit de l’Université Laval et titulaire de la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes.

« Les réalités familiales au Québec ont connu une évolution fulgurante depuis la réforme du droit de la famille, il y a 30 ans. Est-ce que notre droit familial correspond encore à la volonté de la population? » C’est le genre de question qu’Alain Roy, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, aimerait voir débattue dans l’arène politique.

Photographie d'Alain Roy.
« Pour bénéficier d’un cadre juridique, il faut soit se marier ou faire un contrat d’union de fait. C’est le conjoint le moins fortuné qui doit persuader le conjoint le plus riche, qui a tout à perdre. »
 — Alain Roy, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et expert du Procureur général dans le cadre de l’affaire Éric et Lola.

Avec ce jugement, le plus haut tribunal du pays a lancé la balle aux législateurs québécois afin qu’ils attrapent au bond cette discussion de société. « Je n’ai pas tranché, mais je ne ferme pas la porte à une réflexion », a répondu aux journalistes le prudent ministre québécois de la Justice, Bertrand St-Arnaud, quelques heures après le dévoilement du verdict. Depuis, il a énoncé la création d’un comité consultatif d’experts qui devra étudier le scénario d’une réforme du droit familial. Les espoirs sont permis.

L’amour sous contrat

Depuis 1989, les couples mariés québécois doivent partager le patrimoine familial à la suite d’un divorce. Maison, mobilier, auto, chalet, régime de retraite, œuvres d’art, etc. : leur valeur est distribuée moitié-moitié entre les époux. Par contre, aucun régime de partage n’est imposé aux conjoints de fait, même avec enfants. Il est donc de la responsabilité des « accotés » d’établir par contrat la division des acquis en cas de rupture. Seulement 20 % des couples le font, selon la Chambre des notaires du Québec. « Un contrat entre conjoints, c’est vu comme un contrat de divorce! On fait un testament parce qu’on sait qu’on va mourir; aller voir le notaire pour prévoir la séparation éventuelle des biens, c’est comme admettre que notre couple est voué à l’échec », explique Louise Langevin. Hélène Belleau, professeure à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), résume : « L’amour et la confiance des jeunes couples les poussent à négliger systématiquement les questions juridiques. »

Ton choix ou mon choix?

Dans un communiqué officiel publié à la suite du jugement, le ministre de la Justice du Québec se disait « heureux de voir que la Cour suprême a respecté […] la liberté de choix des Québécoises et des Québécois, celle de choisir les règles qui régissent leur union et de s’assujettir ou non aux conséquences juridiques du mariage ». Pour Louise Langevin, cette liberté de choix est un faux argument qui masque les inégalités dans les négociations.

Photographie de Louise Langevin.
« Qu’on soit marié ou pas, avec ou sans enfants, l’union conjugale est une aventure économique avec l’idée de solidarité. »
 — Louise Langevin, professeure à la faculté de droit de l’Université Laval et titulaire de la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes.

Au fil de ses recherches, la sociologue Hélène Belleau a remarqué que la décision de se marier ou non faisait rarement consensus au sein du couple. « Ainsi, le respect de la liberté individuelle a souvent ici pour conséquence d’imposer la volonté de l’un à l’autre. Il en résulte qu’un des conjoints est plus libre que l’autre! » Quant à Alain Roy, qui a agi à titre d’expert du Procureur général du Québec dans l’affaire Éric et Lola, il concède que le fardeau de convaincre repose sur le conjoint vulnérable. « Pour bénéficier d’un cadre juridique, il faut soit se marier, soit signer un contrat d’union de fait. Le conjoint le moins fortuné doit persuader le conjoint le plus riche, qui a tout à perdre, de faire l’un ou l’autre. » Le laisser-aller sert donc le mieux nanti.

Les qualificatifs libre et éclairé sont couramment utilisés lorsqu’il est question de choix. Et éclairé présuppose informé. Dans la première étude du genre, Hélène Belleau a interrogé 60 couples, mariés et en union de fait, sur leur connaissance du statut légal de leur relation. Conclusion : les deux tiers des personnes rencontrées croient que, après quelques années de vie commune ou la naissance d’un enfant, les conjoints de fait ont les mêmes droits et obligations que les couples mariés. C’est ce que l’auteure a baptisé « le mythe du mariage automatique », le sous-titre de son livre Quand l’amour et l’État rendent aveugle, qui rassemble les résultats de l’enquête.

Certes, on dit que « nul n’est censé ignorer la loi ». Mais nos lois envoient des messages tellement contradictoires que, pour le citoyen qui ne parle pas couramment « juriste », la confusion persiste. Pour rester dans la métaphore linguistique, Hélène Belleau qualifie le législateur de polyglotte, en raison de ses discours variés. « D’un côté, il traite les unions de fait comme des couples mariés dans le calcul de l’impôt, alors que de l’autre, il refuse de le faire en droit privé sous prétexte de respecter la liberté de choix. »

Parents non protégés

Dans son livre, Hélène Belleau démontre que, pour de nombreux couples, « la naissance d’un enfant supplante nettement le mariage en tant que symbole d’un projet de vie à deux ». Au Québec, 60 % des enfants naissent d’unions de fait. « Plutôt que d’opposer couples mariés et conjoints de fait, on devrait plutôt opposer couples avec enfants et couples sans enfants, suggère Alain Roy. La vulnérabilité économique d’un membre du couple ne découle plus du mariage; elle peut venir du fait d’avoir un enfant. »

Couverture du livre « Quand l'amour et l'état rendent aveugle. »
Hélène Belleau, Quand l’amour et l’État rendent aveugle. Le mythe du mariage automatique, Presses de l’Université du Québec, 2011, 174 p.

Louise Langevin n’est pas entièrement d’accord. « Qu’on soit marié ou pas, avec ou sans enfants, l’union conjugale est une aventure financière reposant sur l’idée de solidarité. Les partis mettent leurs ressources en commun, ils investissent temps et énergie, ils forment une équipe et rament ensemble », défend la juriste. C’est pourquoi elle suggère un ajout à notre droit familial : une obligation de pension alimentaire ou de dédommagement pour le conjoint qui aurait délaissé sa carrière par solidarité familiale. « Le mieux nanti devrait combler la perte de l’autre, peu importe le régime matrimonial. »

Hélène Belleau y va de propositions qui refléteraient différentes situations : « Imposer un cadre minimal à tous les couples (par exemple, après trois ans de vie commune), ou seulement à ceux ayant des enfants, avec la possibilité de rédiger des ententes qui reflètent leur situation familiale particulière, voire de s’en soustraire éventuellement. » Ce serait alors au conjoint le plus fort financièrement de convaincre l’autre.

C’est le genre d’avenues que le comité d’experts devra soupeser. Après avoir, comme le réclament plusieurs, commandé des études sur les conséquences financières des ruptures pour les conjoints de fait. Des données toujours manquantes, malgré que nous soyons les champions mondiaux de l’union libre. 

Dernière nouvelle : 

Le 19 avril dernier, le ministre de la Justice et Procureur général du Québec, monsieur Bertrand St-Arnaud, a annoncé la création d’un comité consultatif sur le droit de la famille.

À lire!

Photographie de Julie Miville-Dechêne.

Changement de cap au Conseil du statut de la femme

« Nous croyons que les femmes, les hommes et les enfants pourraient bénéficier d’une réforme bien pensée. »

Faites le test!

La Chambre des notaires a mis en ligne un court jeu-questionnaire pour tester vos connaissances en matière d’union de fait.

À lire aussi

Notre dossier sur l’union de fait, publié en juin 2008 :