Aller directement au contenu

Quand Harlequin rencontre la porno

Est-ce que Fifty Shades of Grey est antiféministe?

Date de publication :

Auteur路e :

Durant mon long congé des Fêtes, j’ai succombé.

Après avoir entendu au moins mille personnes m’en vanter les charmes, j’ai finalement décidé de lire la fameuse trilogie Fifty Shades of Grey ou, en français, Cinquante nuances de Grey.

Avec beaucoup de résistance, je dois l’admettre. Lire une fanfiction* de Twilight, la célèbre série vampirique, moi? Vraiment? La féministe? Eh bien, oui.

Et je mentirais si je disais que j’ai détesté.

Ce n’est pas de la grande littérature, c’est clair. Mais E. L. James, l’auteure, sait comment rendre une histoire divertissante.

En fin de compte, c’est un peu comme un roman Harlequin — avec l’amour, les fleurs, tout ça —, mais « jazzé » à la sauce porno. Et j’ai été surprise. Pour un livre supposément sadomasochiste, c’est relativement… doux. J’imagine qu’il fallait que ça reste grand public…

Bref.

Est-ce que Fifty Shades of Grey est antiféministe?

Tout au long de ma lecture, j’avais mes lunettes féministes bien calées sur mon nez pour pouvoir répondre à cette question. Comme c’est une histoire inspirée de Twilight, j’étais convaincue que, comme la série de romans vampiriques, ça allait être une orgie de clichés sexistes. Mais mon analyse est… plutôt ambiguë.

Attention! Si vous n’avez pas lu Fifty Shades of Grey et que vous prévoyez le faire, je vous conseille d’arrêter ici la lecture de ce billet. Des punchs seront révélés.

Sadomasochisme : pas seulement pour les gens torturés

D’après moi, le BDSM — pour bondage, discipline, domination, soumission, sadomasochisme — est une préférence sexuelle comme une autre. Tant que ça implique deux adultes consentants et que ça ne fait de mal à personne (ou juste à ceux qui le désirent), ça me va. Chacun ses goûts!

La trilogie de E. L. James, avec le contrat, les jouets sexuels, les règlements, les mots de sécurité, donne quand même un bon aperçu de la chose. Même s’il vaut mieux ne pas s’en servir comme guide du débutant sadomasochiste (parce que la pratique n’est pas toujours sans risque), ça peut ouvrir les horizons sexuels de quelques personnes, ou en exciter quelques autres. Jusque-là, tout va bien.

Ce qui me contrarie, cependant, c’est qu’on y présente les gens pratiquant le BDSM comme des êtres torturés. S’ils font ce genre de choses au lit, c’est nécessairement parce qu’ils sont mal dans leur peau, tristes, traumatisés par les fantômes de leur passé, n’est-ce pas? Étonnamment, non.

Bien des gens en parfaite santé physique et mentale pratiquent le sadomasochisme. Pas seulement les Christian-Grey-torturés-dans-leur-jeunesse-tristes-et-fâchés-en-permanence! Ça peut être votre coiffeuse, votre facteur, votre cousine. Des gens comme tout le monde.

Tout au long de la trilogie, on tente de faire passer les envies sadomasochistes de M. Grey pour une anomalie, un trouble mental lié à son enfance difficile, au fait qu’il est, comme il le dit lui-même, « endommagé ». Comme si ses préférences sexuelles différentes, qui sortent des conventions, ne pouvaient qu’être liées à un traumatisme.

Bien qu’il donne un bon aperçu du fonctionnement du BDSM, Fifty Shades of Grey ne fait malheureusement pas tomber les éternels préjugés concernant cette préférence sexuelle — et toutes les autres.

Si tu ne fais pas la position du missionnaire, dans le noir, avec l’amour de ta vie, t’as visiblement quelque chose qui ne tourne pas rond. C’est ça?

Une relation abusive (presque) pire que ce que nous a offert Twilight

Dans une relation BDSM de dominant-soumis, les deux parties impliquées peuvent signer un contrat explicitant leurs limites, les règles à suivre, tout ça. Rien de légal, évidemment, mais ça permet de tout mettre au clair avant de commencer ce jeu de rôle à échelle intime.

Dans Fifty Shades of Grey, la future soumise hésitante, Anastasia, décide de ne pas signer le contrat et, par conséquent, de ne pas devenir la soumise du dominant M. Grey. Elle n’a donc pas donné son accord aux différents règlements disciplinaires stipulés dans le contrat BDSM.

Pourtant, tout au long des livres, on sent qu’elle est obligée d’obéir à son beau Christian. Par de la manipulation psychologique, des colères énormes et de la jalousie extrême, il réussit à lui faire faire tout ce qu’il désire. Elle est sa soumise, même si elle n’a jamais officiellement consenti à l’être.

Tout au long de ma lecture, cette soumission m’a rendue mal à l’aise. Christian s’immisce dans la vie personnelle et professionnelle d’Anastasia, l’empêche de sortir, l’éloigne de ses amis, la protège maladivement, lui dit quoi porter, lui impose de manger davantage, l’oblige à changer son nom de famille, exige qu’elle prenne un contraceptif oral. Tout ça « pour son propre bien ». Vous voyez le genre?

Relation abusive, vous dites?

Je comprends que M. Grey, possessif et torturé, est obsédé par le contrôle. Ça fait partie de l’histoire. Mais Anastasia, elle, n’est pas naturellement soumise. Elle est éduquée, forte, intelligente. Pourtant, elle flanche à chaque colère de M. Grey, à tous les coups, au nom de l’amour, de l’attirance et de la compassion presque maternelle qu’elle éprouve envers le triste Christian Grey. Elle se conforme chaque fois, souvent à contrecœur, aux demandes exigeantes et déplacées de son dominant amoureux, dont elle a souvent peur.

On a aussi l’impression qu’Anastasia fait tout ça pour « soigner » l’esprit torturé de son partenaire. Comme si, avec beaucoup de patience et de concessions, on pouvait arriver à « guérir » la personne qui nous fait du mal ou, si on pousse un peu la chose, à « guérir » notre agresseur…

Pas un modèle de relation amoureuse saine et satisfaisante, disons-le.

Ni d’indépendance féminine.

Cela étant dit, si on enlève ses lunettes d’analyse féministe (impossible dans mon cas — j’ai sûrement subi une opération des yeux au laser féministe!), il est possible de trouver la lecture de Fifty Shades of Grey plaisante. Ça peut certainement pimenter une vie de couple et, comme tout bon roman Harlequin, ça fait rêver notre adolescente intérieure au prince qui arrive sur son cheval blanc — avec un peu moins de vêtements, cette fois! 

Bonne lecture!

  1. *Fanfiction est le terme employé pour désigner une fiction écrite par une admiratrice ou un admirateur d’une œuvre (littéraire, cinématographique, théâtrale ou autre), dont elle ou il reprend les ingrédients : protagonistes, lieux, ambiance, etc.

Le texte original, qui porte le titre de 50 shades de pas si pire que ça, est tiré du blogue de l’auteure de ce billet, que vous pouvez visiter au eliemassicolli.wordpress.com.