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Une naissance laborieuse

Faire émerger un féminisme à l’africaine pour les femmes et les filles de demain.

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Entre le poids de la tradition, un islam qui se radicalise et le féminisme occidental qu’elles voient comme un repoussoir, les Sénégalaises peinent à inventer un féminisme qui leur ressemble.

Quartier Yoff, tout près de l’aéroport de Dakar, la capitale sénégalaise. Souleymane, le chauffeur de taxi, me conduit à L’Océan, un hôtel en bord de mer doté d’une terrasse immense qui s’avance presque dans les vagues.« Les femmes qui vont trop longtemps à l’école, c’est pas bon pour nous, les hommes, me raconte-t-il avec verve. Elles ne font qu’à leur tête après. »

Photographie de FatouSow
La féministe sénégalaise Fatou Sow est convaincue que la libération des femmes de son pays passe notamment par la remise en cause de la domination masculine.

Je souris intérieurement parce que j’ai rendez-vous avec l’une des plus célèbres féministes du pays sur la terrasse de L’Océan. Fatou Sow. Bardée de diplômes, éclatante de vitalité avec ses 70 printemps et ses cheveux blancs balayés par la brise marine. Une icône du féminisme ici. À la fois redoutée et admirée par tout ce que le Sénégal compte de militantes, activistes, intellectuelles et politiciennes.

Redoutée parce que vue par ses consœurs comme une « pure et dure » qui a été formée en gender studies dans des universités américaines et qui porte, selon ses détractrices, un message arrogant.

Admirée pour son parcours de vie : sociologue, professeure à l’Université de Dakar, chercheuse au Centre national de la recherche scientifique en France, directrice générale de Women Living Under Muslim Laws, une organisation internationale basée à Londres et préoccupée par le sort des femmes dans les pays musulmans. Admirée aussi parce que, mariée et mère de quatre enfants, elle a osé conserver son nom de jeune fille et garder sa tête nue, sans foulard, dans un pays où ça ne se fait pas, tout simplement. « J’ai maintenant assez d’assurance pour me faire traiter d’Occidentale sans que ça me dérange », confie-t-elle, assise devant un jus d’orange sur la terrasse de L’Océan.

À chaque culture son féminisme

Le grand mot est lâché : Occidentale, comme dans… femmes occidentales. Ici, un repoussoir pour de nombreuses militantes œuvrant à améliorer le sort des Sénégalaises et des Africaines en général. Un épouvantail pour plusieurs hommes qui accusent les féministes d’être payées par des lobbys occidentaux pour contaminer leurs femmes…

« Je refuse d’arrimer le féminisme africain au féminisme occidental », affirme Odile Faye, directrice de l’Association des femmes africaines pour la recherche et le développement. Elle juge le féminisme des pays développés trop radical et tourné contre les hommes. « N’oublions pas que c’est nous, les femmes, qui reproduisons le système patriarcal. Nous en sommes partie prenante. Nous devons convaincre les femmes aussi bien que les hommes que des changements sont nécessaires. »

« Il faut contextualiser chaque combat », renchérit la juriste et chercheuse Fatou Kiné Camara, qui affirme ne jamais faire référence aux féministes occidentales devant ses auditoires et n’avoir pas voulu lire Simone de Beauvoir. « Nous sommes le produit d’un passé d’esclavagisme et de colonialisme qui nous distingue », poursuit celle qui a orienté ses recherches autour de la tradition négro-africaine qui, selon elle, ménageait un bien meilleur sort aux femmes avant la colonisation. « S’appuyer sur la tradition est une stratégie qui passe mieux ici que le féminisme qui accuse les hommes. »

Photographie de Fatou Kiné Camara.
« Le féminisme abordé sous l’angle de la tradition négro-africaine, qui réservait un sort bien meilleur aux femmes avant la colonisation, est une stratégie qui passe mieux ici que celui du féminisme qui accuse les hommes. »
 — Fatou Kiné Camara

Retour sur la terrasse de L’Océan, dans la moiteur de l’air salin. Fatou Sow n’est pas d’accord avec cette vision attachée à la tradition. « Il faut déconstruire le discours actuel qui prétend que la culture traditionnelle africaine était plus égalitaire et que seuls les colonisateurs ont asservi les femmes. C’est faux. » Elle n’hésite pas à dire que ce discours constitue un paravent pour éviter de remettre en question la domination des hommes. « La plupart de celles qui se disent féministes dans ce pays ne remettent pas en cause cette domination. »

D’ailleurs, le mot homme semble presque banni du vocabulaire des groupes de femmes, au profit du mot genre. « Et les programmes d’études sur le genre en Afrique ne s’affirment pas féministes », précise-t-elle.

Des priorités et des besoins différents

La décennie consacrée aux femmes par l’ONU (1976-1985) fut l’occasion pour de nombreuses féministes du continent africain de revendiquer le droit à la parole, qu’elles jugeaient totalement accaparée par les Occidentales, et le droit à la différence dans l’expression de leurs priorités et de leurs besoins. « Les organisations féminines et féministes au Sénégal, et dans toute l’Afrique, continuent de travailler davantage pour l’autonomie financière des femmes et l’amélioration de leur qualité de vie au quotidien que sur leur rôle et leur statut dans la société, explique Odile Faye. Quand des femmes meurent parce qu’elles n’ont pas de savon pour se laver après un accouchement, vous comprendrez que l’éducation et l’accès des femmes au travail sont des besoins de base. La liberté des femmes commence avec leur indépendance financière. »

Dans un tel contexte, la liberté sexuelle ressemble plutôt à un non-sujet ici. « Les femmes veulent avoir accès à la contraception, mais le discours sur la liberté sexuelle les répugne, explique Fatou Sow. Elles disent : “Le droit à la contraception, oui, le droit au contrôle de son corps, non!” » À ce propos, Odile Faye aime à citer une phrase répandue chez les féministes africaines : « Nous parlons du ventre tandis qu’elles, femmes d’Occident, parlent du bas-ventre. »

« Les Africaines sont très pudiques », glisse Ami Kiné Camara, mère de la juriste Fatou Kiné Camara, qui raconte, avec une pointe de fierté, qu’elle est parvenue à se procurer la pilule dans les années 1970 à l’insu de son mari. « Nous n’aimons pas aborder ces sujets », poursuit-elle.

Avortement, liberté et plaisir sexuels sont des sujets encore tabous ou presque sur le continent africain. Même chose pour l’orientation sexuelle. « Pas de lesbiennes en Afrique? Mon œil! » s’insurge Fatou Sow. « Aujourd’hui, ajoute-t-elle, le débat le plus difficile au sein des groupes de femmes porte sur la sexualité. »

L’islam radical : un obstacle

Dans un pays constitutionnellement laïc et très majoritairement musulman, un autre écueil sur le chemin de l’émancipation des femmes se précise chaque jour davantage : un islam qui se politise et se radicalise. « L’islam sénégalais est corrompu par l’influence des salafistes [NDLR : adeptes du salafisme, un courant islamiste fondamentaliste] et des pays arabo-musulmans », affirme Fatou Sow sans détour. Sur le campus de l’Université de Dakar, les femmes « enfoulardées » se multiplient. « Et de nombreuses discussions se terminent par : “C’est le Coran qui l’a dit!” », déplore-t-elle.

Les féministes sénégalaises s’accordent sur une chose : elles doivent pouvoir garder ouvertes les voies du dialogue avec une société très croyante, afin de pouvoir livrer leur message. « Au Sénégal, il est très difficile de faire une critique du discours religieux parce qu’alors, plus personne ne vous écoute! », s’exclame Fatou Sow. « On ne peut pas prêcher dans le désert. Il faut pouvoir être entendues! insiste Odile Faye. Il ne faut pas être trop en avance sur notre société. »

« La laïcité prend tout son sens, maintenant plus que jamais », martèle Fatou Sow. C’est peut-être sur ce terrain-là que se jouera d’abord le sort des Sénégalaises pour les décennies à venir. « Ma tête dénudée, c’est ma provocation! » lance-t-elle dans la rumeur des vagues de la terrasse de L’Océan.