Aller directement au contenu

Un mariage comme une prison

Mariage forcé : une pratique qui fragilise les femmes immigrantes et qu’il faut dénoncer.

Date de publication :

Madeline Lamboley est une femme menue à la voix douce, mais il ne faut pas se fier aux apparences. Cette jeune doctorante au Département de criminologie de l’Université de Montréal crée des remous, même si sa thèse n’est pas encore déposée. Son sujet : le mariage forcé au Québec.

Madeline Lamboley a réussi à interviewer 12 femmes qui ont vécu – ou sont menacées de vivre – un mariage forcé. Une première au Québec. Le processus a demandé temps et efforts, parfois même l’aide d’interprètes. La jeune chercheuse a aussi rencontré des intervenants communautaires et judiciaires. « L’affaire Shafia a réveillé les consciences au Québec, dit-elle. La collecte de données serait sans doute plus aisée maintenant. Au départ, en 2009, les intervenants étaient assez réticents à se confier à moi, certains n’en voyaient même pas l’intérêt. Finalement, la Maison secours aux femmes et l’organisme Femmes du monde m’ont épaulée. Ils m’ont mise en contact à la fois avec les femmes et d’autres intervenants du milieu. » La Gazette des femmes a rencontré la chercheuse.

Photographie de Madeline Lamboley.
« Toute la société doit ouvrir les yeux. Les femmes peuvent dire non, elles ont des droits et des ressources ici. »
 — Madeline Lamboley, chercheuse au doctorat à l’Université de Montréal

Gazette des femmes : Quelle est la distinction entre mariage arrangé et mariage forcé?

Madeline Lamboley : Tous les mariages forcés ont été arrangés, mais tous les mariages arrangés n’ont pas été forcés. Une personne peut souhaiter que ses parents lui choisissent un époux ou une épouse et elle peut avoir son mot à dire dans le processus. Mais la ligne est parfois mince, à tel point que les femmes et les intervenants interviewés pour ma thèse ne font pas tous une distinction entre les deux. En fait, tout est dans le degré de liberté au moment de l’échange de consentement.

Une des limites de ma recherche est que toutes les femmes que j’ai interrogées ont vécu des situations dramatiques et ont appelé la police pour violence conjugale. Est-ce que ça veut dire que tous les cas de mariages forcés tournent mal? Pas nécessairement. La femme peut tomber sur un bon mari qui ne cherchera pas à la contrôler. Mais ça finit souvent mal. Lorsque le mariage est forcé, les relations sexuelles le sont également. Les mariages précoces font aussi partie des mariages forcés : les mineurs ne peuvent pas consentir de façon éclairée à l’union. C’est une violation des libertés fondamentales.

Dans quelle mesure ce phénomène est-il présent au Québec?

Le mariage arrangé est une pratique culturelle, mais ce n’est pas nécessairement le cas du mariage forcé. C’est ce que j’ai pu constater dans la littérature que j’ai épluchée et dans les témoignages que j’ai recueillis. Le mariage forcé est tabou même s’il est présent dans tous les pays du monde, y compris au Canada, et qu’il touche toutes les religions et les classes sociales. On montre souvent du doigt les communautés culturelles, mais il n’y a pas qu’elles qui en pratiquent. Au Québec et au Canada, il y a eu des cas dans la communauté mormone, par exemple. En 2008, l’affaire Daniel Cormier avait fait les manchettes au Québec. Ce pasteur autoproclamé de Montréal a été condamné pour avoir agressé une fillette de 9 ans, avec qui il se prétendait marié.

Il n’y a pas de chiffres fiables concernant les mariages forcés. Différents organismes européens ont tenté des estimations. La Forced Marriage Unit* rapporte 250 à 300 cas par an en Angleterre. Toutefois, tout laisse croire que ce n’est que la pointe de l’iceberg. Il n’existe pas d’estimations pour le Canada ou le Québec. L’immigration venue du sud de l’Asie et de l’Afrique est plus récente ici qu’en Europe. Nous sommes donc moins sensibilisés à cette question.

Quels sont les motifs du mariage forcé ou arrangé au Québec?

L’immigration est une des raisons principales. Sur les 12 femmes que j’ai rencontrées, 7 ont été parrainées. C’est-à-dire que le mari, qui est résident permanent ou citoyen canadien, va chercher sa future femme dans son pays d’origine. Une jeune fille menacée de mariage forcé m’a confié qu’il existe une règle implicite dans sa communauté : ceux qui peuvent immigrer au Canada doivent choisir une personne de leur pays d’origine pour lui donner cette chance. Ce type de mariage permet aussi de contrôler le comportement social et sexuel des femmes. Il y a aussi toute une question d’honneur qui gravite autour du problème.

Pourquoi les mariages forcés fragilisent-ils les femmes plutôt que les hommes?

Parce qu’elles viennent de communautés patriarcales où la femme est sous tutelle. Elles passent de l’autorité du père à celle du mari.

Les hommes aussi sont touchés par le mariage forcé. L’une des femmes que j’ai interviewées a consenti à un mariage arrangé et accepté de déménager ici et d’épouser un homme. Celui-ci l’a complètement rejetée. Elle s’est vite rendu compte que sa mère avait fait pression sur lui et qu’il avait été forcé. Elle vit très mal ce rejet. Elle est croyante et pensait que son mariage durerait toute la vie.

Les jeunes homosexuels sont aussi à risque. En Belgique, j’ai rencontré un jeune homme ouvertement homosexuel qu’on voulait marier à sa cousine, restée en Turquie. Ils s’entendaient bien, mais souhaitaient être libres. Quelques jours avant la date de la cérémonie, le jeune homme a fui et trouvé refuge auprès d’un organisme spécialisé.

Est-ce difficile d’intervenir auprès des femmes en détresse?

Le directeur d’une polyvalente de Montréal m’a avoué que, lorsque des élèves dévoilent la menace d’un mariage forcé, l’école est démunie. Elle a un devoir de signalement, mais jusqu’où peut-elle intervenir? Même chose lorsqu’une mère d’élève confie être battue par son mari. Si l’école dénonce la situation aux autorités, au Directeur de la protection de la jeunesse par exemple, ces filles et ces mères subiront des représailles de la part de leur communauté, qui saura que ça vient de l’école et qui sont les dénonciatrices. Il y a beaucoup de sensibilisation à faire, surtout dans les milieux scolaires. Dès la fin du primaire, je dirais. Le professeur, l’infirmière, le travailleur social doivent connaître ce phénomène.

Toute la société doit ouvrir les yeux. Les femmes peuvent dire non. Elles ont des droits et des ressources ici, comme l’organisme Femmes du monde à Côte-des-Neiges. Souvent, les femmes dénoncent la situation lorsqu’elles n’ont plus le choix, lorsque la violence est telle qu’elles savent qu’elles vont en mourir. L’une des femmes qui m’a parlé ne connaissait même pas le service 9-1-1 lorsqu’elle est arrivée au Québec. C’est son garçon qui l’a appris à la maternelle. D’ailleurs, elle ne parlait pas français, n’avait jamais pris le métro, ne pouvait pas lire le nom des rues. Un matin, après que son mari l’eut presque étranglée, elle a appris une phrase par cœur et a composé le numéro : « Mon mari va me tuer moi et mes enfants. »

Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ce sujet?

Je viens d’une région de la France où il y a eu beaucoup d’immigration des pays arabes. Je pense à plusieurs filles de mon lycée et, avec du recul, je me rends compte que c’est sans doute ce qui leur est arrivé. À l’Université à Lyon, j’avais une amie d’origine algérienne qui partait voir sa famille la fin de semaine. Un jour, elle m’a confié ses papiers d’identité juste avant de lui rendre visite. « Ma famille est trop gentille ces jours-ci, il y a quelque chose qui cloche », m’a-t-elle dit.

  1. * Mise sur pied par le Royaume-Uni, la Forced Marriage Unit est en mesure de récupérer les citoyennes britanniques mariées de force dans leur pays d’origine.

Faciliter l’intégration des immigrantes

Le Conseil du statut de la femme s’intéresse à la question de l’immigration depuis de nombreuses années. Suivant la publication, au printemps 2011, du document La planification de l’immigration au Québec pour la période 2012-2015 par le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, le Conseil du statut de la femme a étayé son analyse sur les orientations de l’immigration et proposé des recommandations dans un mémoire sur le sujet. Convaincu que la planification de l’immigration comporte des enjeux propres aux femmes, notamment en ce qui a trait à la francisation prémigratoire et à l’accès au travail et aux services de garde, le Conseil recommandait au gouvernement d’appliquer l’analyse différenciée selon les sexes (ADS). Cette méthode permettrait de connaître l’effet de la grille de sélection des candidates et des candidats à l’immigration sur les femmes et les hommes immigrés. On pourrait alors intervenir pour réduire les inégalités dès le début du processus, afin de favoriser une meilleure intégration, tant sur le plan linguistique qu’économique. Le Conseil soulignait aussi le peu d’efforts que déploie le gouvernement du Québec pour informer les nouveaux arrivants des rapports entre les femmes et les hommes au sein de la société québécoise. (Nathalie Bissonnette)

En complément d’info