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Kadhafi, son harem, sa loi

Pour Kadhafi, le viol était à la fois arme de guerre et outil d’asservissement, comme le raconte l’auteure Annick Cojean.

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Arme de guerre et outil d’asservissement : voilà ce qu’était le viol pour le colonel Kadhafi. Dans son livre Les proies dans le harem de Kadhafi, la journaliste Annick Cojean lève le voile sur les horreurs sexuelles commises par le chef d’État libyen.

L’histoire se déroule en avril 2004, un printemps libyen comme les autres, des années avant le printemps arabe. Soraya trépigne dans sa tunique rouge. Elle a été choisie, avec d’autres jeunes filles de l’école, pour remettre un bouquet de fleurs à Mouammar Kadhafi. Le « guide de la révolution », celui dont le visage tapisse les murs de l’école, est de passage à Syrte.

Soraya tend le bouquet, le colonel lui sert la main en la toisant de haut en bas. Il pose une main sur son épaule en lui caressant les cheveux. Elle a 15 ans, et pourtant, c’est la fin de sa vie : par ce geste, Kadhafi vient de désigner à son entourage qu’il la veut.

Le lendemain, des femmes débarquent au salon de coiffure de la mère de Soraya et emportent la petite en arguant qu’elle doit remettre un nouveau bouquet au « guide ». Elles la mènent plutôt dans la gueule du loup. Ou, plus exactement, dans son lit.

Pendant plus de cinq ans, Soraya fut, comme des centaines d’autres, l’esclave sexuelle du chef d’État libyen. Au sous-sol de Bab al-Azizia, la résidence de Kadhafi, elle a passé des nuits sans repos, dans la crainte d’être réclamée par le « guide ».

L’horrible histoire de Soraya, Annick Cojean l’a écoutée dans ses moindres — et atroces — détails. La reporter du journal Le Monde a quitté la Libye avec dans ses carnets le plus grand tabou de la nation : les sévices sexuels d’un homme d’État fou, assoiffé de pouvoir. Dans Les proies dans le harem de Kadhafi, elle raconte l’histoire de Soraya et de bien d’autres femmes qui n’oseront jamais parler, malgré la chute du colonel. En parallèle, elle expose un système politique où le viol est à la fois arme de guerre et outil d’asservissement.

Photographie de Annick Cojean
« Le colonel humiliait, punissait et gouvernait par le sexe. »
 — Annick Cojean

Gazette des femmes : Vous n’étiez pas partie en Libye pour parler du harem de Kadhafi. Comment êtes-vous remontée jusqu’à cette histoire?

Annick Cojean : Je suis arrivée en Libye la veille de la capture de Kadhafi. J’avais suivi les révolutions arabes, rencontré des combattantes tunisiennes, vu les images de la place Tahrir, au Caire, où des femmes se trouvaient aux côtés des hommes pendant la révolution. Or, en Libye, on ne voyait jamais la moindre femme sur les images. Ça m’intriguait, et j’ai proposé au journal d’aller vérifier quel était leur rôle dans la révolution.

On m’a bien sûr parlé de ce qu’elles avaient fait : soigner les blessés, apporter de la nourriture aux combattants, détourner des médicaments, etc. On m’a raconté qu’elles étaient d’autant plus courageuses qu’elles allaient forcément se faire violer en prison si elles se faisaient prendre.

J’ai alors cherché des femmes qui avaient été emprisonnées, et donc violées, dans l’espoir qu’elles me parlent de ce qu’elles avaient vécu, mais je n’arrivais pas à recueillir de témoignages. Le viol est très tabou en Libye. Il valait mieux qu’elles se taisent, car elles risquaient jusqu’au crime dit d’honneur si leur famille découvrait ce qu’elles avaient vécu.

Alors que j’enquêtais, une jeune fille est venue à moi. Soraya. Elle souhaitait me parler. Pas de ce qu’elle avait vécu pendant la révolution, mais bien des viols à répétition qu’elle avait subis pendant des années, de Kadhafi lui-même. Abasourdie, j’ai découvert cette histoire inouïe et je me suis rendu compte qu’il s’agissait de tout un système, d’une culture. D’une façon de gouverner par le viol.

Car cela dépasse largement le cas de Soraya…

Le colonel humiliait, punissait et gouvernait par le sexe. Il y avait bien sûr ses petites proies, sa nourriture quotidienne. Il y en avait d’autres, pour lesquelles il dépensait beaucoup d’argent, de temps : des animatrices télé, des chanteuses étrangères… Et il y avait celles qu’il voulait posséder parce que c’était sa façon d’atteindre leurs « hommes » (leur père, leur mari). Pour prouver qu’il était bien le « roi des rois d’Afrique », comme il s’autoproclamait, il essayait d’avoir — et obtenait parfois — les épouses ou les filles des chefs d’État africains! Il forçait même certains ministres à avoir des rapports sexuels avec lui, pour les dominer.

Vous citez des passages du Livre vert rédigé par Kadhafi dans les années 1970, où il dit souhaiter la libération de la femme. Il se pavanait aussi avec ses « amazones », ces gardes du corps en uniforme qui amusaient et fascinaient l’Occident. Comment expliquez-vous ce double discours à l’égard des femmes?

Après la parution de cette enquête, on m’a souvent dit : « Oui, mais c’est bien connu, ces histoires de dictateurs qui veulent la toute-puissance sexuelle. » Mais pour moi, le cas de Kadhafi est particulier parce que, justement, il est doublé d’une hypocrisie incroyable.

De toutes les femmes arabes, il est vrai que la Libyenne n’était pas la plus contrainte : elle pouvait aller à l’école, divorcer. Kadhafi a donné certains droits aux femmes, mais ses velléités étaient contredites, car au final, il en faisait surtout des proies sexuelles.

Il utilisait cette propagande entre autres pour s’attirer la sympathie de l’Occident, qui voyait à la télé ses gardes du corps, des femmes sans voile, quintessence de l’Arabe libérée. Pendant 42 ans, il a voulu se faire passer pour l’ami des femmes.

Vous racontez que les femmes elles-mêmes participaient à la terreur sexuelle de Kadhafi : les rabatteuses étaient des femmes, les filles se jalousaient dans le harem. Comment l’expliquez-vous?

C’est très difficile à comprendre. Ces femmes essayaient de survivre. On les aurait espérées solidaires, mais elles étaient les unes contre les autres. De toute façon, elles étaient foutues. On les avait obligées à rompre avec leur famille, leur avenir était compromis, elles ne pouvaient plus se marier à moins que Kadhafi ne les entraîne de force dans un mariage arrangé avec une connaissance.

La façon que Kadhafi avait de garder le contrôle sur les femmes contribuait à cette ambiance. Si elles étaient dociles, elles avaient un peu d’argent, parfois même un appartement. Les femmes ont fait ce qu’elles pouvaient. Mais c’est vrai qu’il est terrible de penser que certaines ont été de vraies tortionnaires.

Ce que vous rapportez est-il l’œuvre d’un fou isolé ou est-ce que la culture libyenne vis-à-vis des femmes a pu participer à construire ce type de dictature par le sexe?

Il n’y a pas qu’en Libye que le viol est une arme de guerre. Mais il y règne une telle hypocrisie à l’égard du sexe et du viol que beaucoup de dérives sont possibles. Et je pense que Kadhafi a corrompu moralement et sexuellement son pays pendant 42 ans.

Malgré la révolution, c’est toujours un grand tabou en Libye. On aurait pourtant cru que les Libyens voudraient parler de ces horreurs…

Il y aura des tas d’enquêtes sur les exactions de Kadhafi. Mais sur ses viols, ses crimes sexuels, je crois qu’il n’y aura rien. Les femmes ont tout à perdre en parlant : leur clan, leur tribu, leur mari, leurs frères. C’est une telle offense dans une famille libyenne quand une femme est violée! Tout le monde se sent offensé; les hommes se voient comme des sous-hommes, incapables de protéger leurs femmes.

Vous comprendrez que quand je raconte que ça s’est fait à l’échelle du pays, l’honneur et l’âme de la nation sont souillés. Mais la petite voix de Soraya, il fallait la porter très haut, pour les milliers d’autres qui ne pourront jamais parler, qui vivent en Libye post-Kadhafi, terrorisées à l’idée que leur grand secret soit un jour ébruité.

Couverture du livre.

Vous distribuerez votre livre en Libye. Quelle réaction espérez-vous?

On offrira le livre gratuitement aux femmes. J’ai dédicacé un livre au premier ministre, j’en donnerai à des avocates, à des groupes de défense des droits de la personne. Je ne pense pas que ça déliera la langue des femmes qui ont été maltraitées, mais la justice et le gouvernement libyens ne pourront plus faire comme s’ils ne savaient pas.