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En attendant, ce n’est pas vraiment vivre

Des centaines de milliers de Syriens ont trouvé refuge en Jordanie. Parmi eux, des femmes et des enfants.

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Exilées, fatiguées, inquiètes, et chargées de s’occuper de leurs enfants dans les camps de réfugiés, de nombreuses Syriennes en ont gros sur les bras… et sur le cœur. Rencontre avec six femmes qui attendent, et se rongent les sangs.

La guerre civile qui écorche la Syrie depuis plus d’un an a déjà entraîné la fuite d’au moins 360 000 Syriens dans les pays voisins. Environ 100 000 d’entre eux ont trouvé refuge en Jordanie, dans les camps de réfugiés et les villes du nord du pays, notamment au camp de Zaatari. « La majorité de la population du camp a moins de 18 ans, et de nombreuses familles sont dirigées par des femmes, dont les maris sont restés en Syrie », rapporte Paolo Artini, représentant du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. La Gazette des femmes donne la parole à six de ces braves sur qui repose le quotidien de leur famille, entre attente, inquiétude, solidarité et espoir.

Lina

« Si les enfants pleuraient, on risquait de se faire tirer dessus. » Voilà qui résume la menace qui guette ceux qui tentent chaque nuit de traverser la frontière entre la Syrie et la Jordanie, en compagnie de guides de l’Armée syrienne libre (ASL). Alors, pour ne pas mettre le groupe en danger, Lina El Hariri a endormi ses deux enfants, Hiba, 3 ans, et Mohamed, 15 mois, à l’aide de somnifères. Avec d’autres réfugiés, elle a marché, portant son fils, durant plus de , à travers collines, vallées, forêt et rivières. « Nous n’avions pas le droit de prononcer un mot », se souvient-elle.

À l’aube, Lina a atteint le camp de réfugiés de Zaatari, dans le nord de la Jordanie, une vaste plaine désertique et poussiéreuse, balayée par le vent du désert, étouffant le jour, glacial la nuit. « On pensait que ce serait un peu plus confortable, mais on est si soulagés d’avoir échappé aux bombes! On ne pouvait même plus dormir. Ils bombardaient jour et nuit. Ils ont même tué nos vaches et nos moutons. »

Voilà trois mois qu’elle est sans nouvelles de son mari, Abu Mohamed, qu’elle a épousé il y a plus de quatre ans. « Un jour, il est parti en moto chercher des médicaments pour notre fils. Les soldats de Bachar el-Assad l’ont arrêté à un barrage. Ils ont brûlé sa moto et l’ont jeté en prison. » C’était il y a huit mois. Depuis, les nouvelles qu’elle reçoit lui viennent de prisonniers libérés qui l’ont côtoyé. « On pense qu’il est à Damas », soupire-t-elle.

Au moins, ici, elle n’est pas seule : elle vit avec ses parents et la famille de son frère. Mais rien ne la rend heureuse, dit-elle. « Quand on pourra partir d’ici et que je retrouverai mon mari, alors j’éprouverai de la joie. »

Salwa

« On voulait construire une maison, mais même avec toutes nos économies, on ne pouvait pas. Tout est trop cher, et les salaires sont trop bas. C’est pour ça qu’il est allé protester ce jour-là. » C’était le . Le printemps arabe venait juste d’éclore en Syrie. L’armée a tiré dans la foule, et Mohamed Hariri, 27 ans, carreleur, est mort d’une balle dans la tête. « Je me souviens de chaque détail. Je ne veux rien oublier », confie sa veuve, Salwa Hariri, une jeune mère de 23 ans.

Dehors, le soleil se couche peu à peu sur le camp de Zaatari. Sous la tente, ses trois enfants, deux garçons et une fille âgés de 3 à 5 ans, papillonnent autour d’elle, chahutant et riant. La petite Nousseiba dessine une fleur, puis nous la montre. « Mon rêve est que tous mes enfants aillent à l’université. »

Après la mort de Mohamed, c’est le frère de Salwa qui l’a aidée à payer le loyer, puis il a été arrêté après le bombardement de leur maison. À sa libération, cinq mois plus tard, ils ont fui ensemble vers la Jordanie. À Zaatari, il n’y a nulle part où aller, mais on peut dormir en paix, et manger à sa faim. « C’est dur, surtout pour une mère seule, mais j’ai beaucoup de gens sur qui je peux m’appuyer. » Comme tous ses compatriotes, profondément attachés à leur pays, elle attend de retrouver la Syrie. D’ici là, « ce n’est pas vraiment vivre ».

Ahlam

« Où est né mon bébé? » Ahlam, 31 ans, étouffe un fou rire et indique le coin du conteneur où elle loge, au cœur du camp de réfugiés de King Abdullah Gardens. « Je suis allée à l’hôpital trois fois, mais c’est ici que j’ai accouché, à 5 h du matin, avec l’aide de ma sœur Najah. »

Photographie de Ahlam avec son fils Omar, 10 jours.
À King Abdallah Garden, Ahlam nous raconte que son fils Omar, 10 jours, est né ici, dans un conteneur aménagé.

À la naissance du petit Omar, le 4 octobre dernier, Ahlam a appelé son mari, secouriste pour l’ASL en Syrie. « Il était content », commente-t-elle sans plus de cérémonie. Il faut dire qu’Ahmad, 35 ans, est marié à deux autres femmes et a déjà 18 enfants…

« Pour moi, ici ou en Syrie, c’est pareil : je ne vois pas souvent mon mari. Là-bas, il me donnait de l’argent, mais ici on nous donne tout, alors ça va. J’ai quand même peur pour lui. Je l’appelle tous les deux ou trois jours, mais il ne me dit jamais où il est ni ce qu’il fait. »

Ahlam est arrivée au camp il y a trois mois en compagnie de ses sept enfants et d’une partie de sa famille, après une fuite de plusieurs heures dans la nuit, alors qu’elle était enceinte de six mois. « Il fallait partir pour le bébé. On va rester jusqu’à la chute de Bachar el-Assad. »

King Abdullah Gardens est le plus accueillant des trois camps de réfugiés que compte la Jordanie. Un millier de personnes y résident dans des conteneurs aménagés. Les températures y sont plus clémentes, et les tempêtes, moins sévères. Malgré tout, « je me sens étrangère ici », avoue Ahlam.

Om

Om Khaled a 35 ans. Elle est divorcée. Enfin presque, parce qu’ici ce n’est pas si simple. Elle est mariée depuis 14 ans, mais son mari a épousé une autre femme, il y a 6 ans. Depuis, « c’est comme un étranger », dit-elle. Elle se sent au moins divorcée « de cœur » à défaut de l’être administrativement. Son mari l’a accompagnée jusqu’aux King Abdullah Gardens « pour les enfants », puis il est reparti en Syrie. Om avait repris ses études, mais elle n’a pas pu les terminer à cause de la guerre. En Syrie, elle occupait un poste de secrétaire. « Mon mari m’aidait un peu financièrement pour les enfants, mais je gagnais mon propre argent. » Ici, elle aimerait travailler, peut-être comme enseignante.

Trois de ses quatre enfants vont à l’école. Un bus vient les chercher le matin pour les emmener à la ville voisine, Ramtha. Puis, dans l’après-midi, c’est le retour au camp.

« Le matin, on se réunit entre les conteneurs, toutes les femmes ensemble, et on discute. Ici au moins, on est en sécurité, et ça, ça me rend heureuse. » Pour le reste, Om en appelle à la communauté internationale. « On a besoin d’aide. Surtout les femmes et l’Armée syrienne libre. »

Zainab et Amira

« Je suis plus inquiète que fière », confie Zainab, 15 ans. Dans quelques jours, son mari, Mahmoud, 21 ans, repartira en Syrie en compagnie de son père, Abdelkhader. « Je vois tous les jours des gens qui se font tuer à la télévision. Des femmes, des enfants… mon frère. Je ne peux pas laisser faire ça. Tous les Syriens devraient retourner se battre », s’insurge Mahmoud. Il devra d’abord se trouver une arme, puis il pourra joindre les rangs de l’ASL.

Photographie de la famille d'Amira.
La famille d’Amira, 50 ans, a fui avec l’Armée syrienne libre. D’abord en taxi, puis à pied.

Le père de Mahmoud, lui, retournera travailler comme menuisier à son compte, faute d’avoir trouvé un emploi en Jordanie. Sa famille a fui depuis six mois, mais lui ne l’a rejointe qu’il y a quelques semaines. « Bien sûr que j’ai peur, mais je suis obligé, même si c’est dur d’être loin de sa famille. Enfin, c’est mon pays, j’ai le droit d’y retourner. »

Avec l’argent, il pourra aider à payer le loyer de leur appartement à Amman, la capitale de la Jordanie. Originaire de Homs, la famille d’Abdelkhader a fui avec l’ASL, comme des milliers d’autres, d’abord en taxi, puis à pied. Elle n’est restée que quelques jours dans un camp de réfugiés avant qu’un ami jordanien la parraine pour qu’elle puisse s’installer en ville. « Notre propriétaire précédent nous a mis dehors, car on ne pouvait pas payer le loyer, mais celui-ci est plus compréhensif », explique Amira, 50 ans, la femme d’Abdelkhader.

« Quand mon mari est en Syrie, je sens qu’il est loin. On essaie de se parler souvent au téléphone, mais je m’inquiète beaucoup. J’ai toujours peur qu’il se fasse attraper et torturer… Maintenant, on devra s’inquiéter pour deux personnes. »

Il y a un an, son fils est mort, torturé par l’armée régulière. Amira est résignée : « Même si on a peur, ils doivent retourner là-bas, faire quelque chose. Enfin, faire ce qu’ils peuvent, car la victoire viendra du bon Dieu. »