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La fibre féminine

Être une femme a des conséquences qu’il faut reconnaître, soutient Nancy Huston.

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N’en déplaise aux tenants de la théorie du genre, notre sexe nous détermine, affirme Nancy Huston dans Reflets dans un œil d’homme, un livre tout feu tout flamme où se croisent Nelly Arcan, Camille Claudel et Marilyn Monroe. Conversation avec une féministe singulière.

Nancy Huston écrit des romans depuis plus de 20 ans. Parallèlement, elle poursuit une œuvre de réflexion dans ses essais. Dès le Journal de la création, publié en , elle aborde le féminisme sous un angle très personnel. Par exemple, cette mère de deux enfants a beaucoup réfléchi sur la maternité et dénoncé le peu de considération de l’élite intellectuelle, même féministe, pour ce thème. « On dirait que ça n’existe pas », lance l’auteure que nous avons rencontrée lors de son passage à Montréal, en octobre (voir encadré « Nancy Huston et Parole de femme »).

La liberté de l’écrivain, Nancy Huston s’en est servie pour étayer son nouvel essai Reflets dans un œil d’homme. C’est en rédigeant son roman Infrarouge, publié il y a deux ans, qu’elle a senti que sa réflexion pourrait se déployer dans un essai. « J’écrivais du point de vue d’une femme photographe, et j’ai réalisé que je ne connaissais aucune femme artiste qui avait pris le corps masculin comme objet exclusif de son travail. » Seules les femmes, donc, deviennent des objets dans notre culture. « Puis, poursuit-elle, j’ai découvert les livres de Nelly Arcan [NDLR : auteure, entre autres, du controversé roman Putain]. Elle m’a rappelé des choses évidentes, connues et niées par la théorie du genre (gender studies), qui domine en France. À savoir qu’être une femme a des conséquences que l’on ne peut pas ignorer. »

Les filles sont vulnérables

Huston dénonce le radicalisme de la position « constructiviste », qui affirme que le genre féminin est construit et que la biologie aurait peu (ou rien) à y voir. « Tout d’un coup, j’ai compris que les théoriciens du genre avaient évincé la science. Il y a une sorte de refus, en France notamment, de tenir compte de la théorie darwinienne [NDLR : ou théorie de l’évolution, qui repose sur la sélection naturelle des espèces]. On nie des réalités flagrantes qu’on a sous les yeux. » Cette réalité, explique-t-elle dans son livre, c’est que les femmes sont vulnérables; agir comme si elles étaient des hommes se retourne contre elles. Comme elle l’écrit, quelle mère va conseiller à sa fille de marcher dans la rue à moitié nue à 3 h du matin? Les conséquences sur les femmes sont parfois dramatiques, croit l’auteure. « Tout cela m’a paru soudain intolérable, vu la souffrance des prostituées et des porn stars, jeunes femmes vendues comme de la chair fraîche. J’en ai gros sur le cœur. »

Huston adopte dans ce livre non pas la posture de la chercheuse, mais celle de l’écrivaine. Son point de vue est donc singulier. Il ne s’appuie pas sur des textes d’analyse pointus sur le genre (pourtant légion dans les universités du monde entier), mais sur une liste bien garnie d’essais, de récits et de textes de fiction. Elle s’inspire d’ailleurs d’œuvres de créatrices et de sa propre expérience pour illustrer le fait qu’être une femme nous détermine, et que la théorie n’y changera rien. « N’en déplaise aux tenants du queer [NDLR : théorie selon laquelle le genre se construit], le fait de naître garçon ou fille continue d’être perçu et vécu, partout dans le monde, comme significatif », écrit-elle.

À travers les textes d’Anaïs Nin et de Nelly Arcan, les témoignages des actrices Marilyn Monroe et Jean Seberg, Huston raconte comment la négation d’elles-mêmes a brisé ces femmes. À force de tenter de correspondre au rôle de belle fille et de faire-valoir, l’individu qui se cache sous le masque du féminin ne s’exprime pas et, ultimement, étouffe. À propos de Jean Seberg, compagne de l’écrivain Romain Gary, elle écrit : « Romain Gary tirera de leurs conflits et de leurs heurts une bonne douzaine de romans : elle, restera là, les bras ballants, de plus en plus fragile et fatiguée. »

Le déni de soi

L’auteure aligne des phrases saisissantes sur le sacrifice de Camille Claudel, qui accouche de l’enfant de Rodin sans que celui-ci s’en soucie. « Il n’a ni saigné, ni pleuré, ni subi le moindre opprobre pour avoir participé à la conception d’un enfant illégitime; il a continué pendant ce temps à penser et à créer. » Avoir un enfant, faire une fausse couche, subir un avortement, ce sont des choses qui bouleversent la vie des femmes. « En dépit de tous les gains du féminisme et des magnifiques progrès que nous avons faits, observe Huston, 90 % des femmes continuent à devenir mères. Faire comme si ça ne faisait aucune différence dans leur vie, c’est sexiste. » Parce que les filles en pâtissent, déplore cette mère d’une jeune femme de 30 ans. « Elles se sentent coupables de trouver la maternité très importante dans leur vie, alors que le discours officiel leur dit : “Mais non, ce n’est rien, une pichenette, allez, délègue, les femmes ont toujours délégué, tu peux faire pareil, et de toute façon, l’instinct maternel, c’est de la bullshit!” Elles se sentent coupables de ne pas arriver à faire des enfants comme on met une lettre à la poste, comme les hommes. »

Photographie de Mme Nancy Huston.
« En dépit de tous les gains du féminisme et des magnifiques progrès que nous avons faits, observe Huston, 90 % des femmes continuent à devenir mères. Faire comme si ça ne faisait aucune différence dans leur vie, c’est sexiste. »
 — Nancy Huston

Les femmes exigent beaucoup d’elles-mêmes, et « chacune de nous porte en soi dorénavant, en permanence, une paire d’yeux inquisiteurs au jugement impitoyable », écrit Nancy Huston. Ce qui frappe dans son essai, c’est que plutôt que de dénoncer un système qui les domine et leur fait subir des injustices, trop de femmes (comme les Seberg et Monroe, qu’elle cite) subissent humiliations, dénégation, isolement. Ce qu’illustre le cas de Nelly Arcan, dont l’œuvre s’est en grande partie construite sur le thème de l’autodestruction.

Nancy Huston dénonce aussi le fait que, encore en , et peut-être plus que jamais, les femmes s’évertuent à correspondre au modèle de beauté féminine, quel qu’il soit. « Et je n’ai pas le sentiment que la pression sur les femmes a diminué, dit-elle. Je ne vois pas le chiffre d’affaires de L’Oréal baisser, pas plus que la popularité des magazines féminins traditionnels. » Sur ce point, personne ne la contredira…

Page couverture du livre Reflets dans un oeil d'homme.
Nancy Huston, Reflets dans un œil d’homme, Actes Sud-Leméac, , 305 p.

Nancy Huston et Parole de femme

C’est avec le livre Parole de femme () d’Annie Leclerc, un classique de la bibliothèque féministe, que Nancy Huston a été sensibilisée à la condition féminine. « J’ai été très marquée par ce livre qui, à l’époque, a été rejeté par la bande à Simone de Beauvoir », raconte-t-elle. Lors de sa venue au Québec, en octobre, l’auteure présentait le spectacle Le mâle entendu (à l’occasion du Festival international de littérature de Montréal), dans lequel elle fait entendre des propos d’hommes qu’elle a interviewés et qu’elle cite dans son essai. Sujet tabou dans le mouvement féministe, la condition masculine y est abordée. « Ce qui était intéressant dans le livre de Leclerc, c’est qu’elle révèle que l’on ne peut pas libérer un sexe sans libérer l’autre. »

Mini-bio

Née en Alberta, Nancy Huston vit en France depuis les années . Elle y mène une carrière très riche, comme en témoignent ses nombreux romans et essais qui lui ont valu une grande reconnaissance. Parmi eux, Les variations Goldberg (), Cantiques des plaines (, prix du Gouverneur général), Instruments des ténèbres (), Lignes de faille (), Infrarouge (), Journal de la création (), Tombeau de Romain Gary (), Professeurs de désespoir (). Nancy Huston a écrit pour le théâtre, et écrit des livres en collaboration avec des artistes et d’autres auteurs.