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Main tendue aux mères travailleuses

En matière de politiques familiales, les États-Unis accuseraient-ils un retard? Réponse dans ce tête-à-tête avec Madeleine Kunin.

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Malgré l’impopularité du terme, l’ex-diplomate et politicienne américaine Madeleine Kunin continue de parler de féminisme. Son plus récent ouvrage, The New Feminist Agenda : Defining the Next Revolution for Women, Work and Family, brosse un portrait des politiques familiales adoptées à travers le monde et s’interroge sur le retard des États-Unis en la matière.

Première femme gouverneure du Vermont, vice-ministre de l’Éducation dans le gouvernement Clinton et ambassadrice américaine en Suisse… Âgée de 79 printemps, Madeleine Kunin a occupé de grandes fonctions au cours de sa brillante carrière. Mais c’est surtout son rôle de féministe d’avant-garde qui la rend la plus fière. Que ce soit lors des nombreuses allocutions qu’elle a prononcées sur toutes les tribunes, comme membre de la délégation américaine à la quatrième conférence mondiale de l’ONU sur les femmes, ou à travers ses hautes fonctions au sein du gouvernement, Madeleine Kunin livre ses combats avec une grande élégance et une indignation tranquille.

Photographie de Madeleine Kunin
« Mon livre est en quelque sorte une conversation publique pour remettre les questions familiales à l’ordre du jour.» 
 — Madeleine Kunin

Aujourd’hui, celle que l’ex-président Bill Clinton classe parmi les plus brillants gouverneurs que les États-Unis aient connus continue d’agir comme mentor pour plusieurs femmes. La Gazette des femmes l’a jointe par téléphone à sa résidence aux abords du lac Champlain.

Gazette des femmes : Votre livre, très documenté, dresse l’état des lieux du féminisme actuel tout en accordant beaucoup d’attention aux politiques familiales. Pourquoi l’avez-vous écrit?

Madeleine Kunin : En donnant des conférences et des cours à l’université, j’ai réalisé que la question qu’on me posait du temps que j’étais mère et professionnelle est encore la même : « Comment avez-vous pu avoir une famille et mener de front votre carrière? » En voyant à quel point les États-Unis sont différents des autres pays — ils sont pratiquement les seuls au monde, avec le Swaziland, le Libéria et la Papouasie-Nouvelle-Guinée, à ne pas offrir de congés de maternité payés —, j’ai essayé de comprendre comment on pouvait faire changer les choses. Le livre est en quelque sorte une conversation publique pour remettre les questions familiales à l’ordre du jour.

Vous constatez que la lutte pour des congés de maternité payés et plus de garderies n’obtient pas autant d’appui que le combat pour le droit à l’avortement. Pourquoi?

La lutte pour l’avortement est viscérale. Elle a une longue histoire aux États-Unis et les jeunes se l’approprient. En revanche, les enjeux entourant les questions de conciliation travail-famille ne sont pas clairement définis. Bien des gens me disent : « J’ai des enfants, mais je n’ai pas d’aide pour bien prendre soin d’eux. » Je leur réponds : « Il faut que ça change! »

Pourquoi croyez-vous que les pays scandinaves ont de meilleures politiques familiales? Ont-ils mieux compris que le reste du monde?

Il y a un fort sens de la communauté dans ces pays. Leurs gouvernements ont une approche totalement différente. Ils ne tolèrent pas que l’écart se creuse entre riches et pauvres. Peut-être ont-ils mieux compris que les enfants doivent tous avoir la chance de grandir en santé et dans de bonnes conditions. C’est aussi une question de culture. Les Scandinaves ne craignent pas de payer plus d’impôts. Ils sont capables de voir à long terme, de comprendre qu’un investissement pour aider les familles se traduit par des bénéfices nets pour le pays 20 ans plus tard.

Est-ce donc davantage une question économique?

En quelque sorte. Quand l’Australie était aux prises avec un problème démographique, le gouvernement a cherché à augmenter la croissance de la population [avec des politiques familiales]. Aux États-Unis, on n’a pas de problème de natalité, mais les familles manquent de soutien. Pourtant, les économistes répètent que la croissance économique du pays sera affectée si on ne peut pas compter sur une main-d’œuvre éduquée et si trop d’enfants naissent dans des familles défavorisées. On va un jour payer le prix pour avoir négligé ces questions-là.

Doit-on imputer ce retard à la vision individualiste des Américains?

Oui. Et à l’influence du milieu des affaires. La Chambre de commerce américaine, l’un des plus puissants lobbys au Congrès, s’est opposée à certaines politiques familiales. On a besoin d’autres voix issues du monde des affaires. Il y en a, des employeurs qui ont implanté avec succès des politiques familiales. Ils ont remarqué que leurs employés sont plus loyaux et plus compétents. C’est le message que nous devons faire ressortir.

Dans certains pays occidentaux, il y a un fort mouvement en faveur de l’allaitement et la tendance est de plus en plus au retour à la maison des mères, qui veulent passer le plus de temps possible avec leurs enfants. Est-ce un désaveu du féminisme?

Je ne pense pas que ça doit être interprété ainsi. Tant mieux si un grand nombre de femmes veulent être à la maison. En Suède, elles peuvent y rester un an et demi en étant payées. Aux États-Unis, compte tenu des lois actuelles, c’est impossible. Le congé accordé après une naissance est de trois mois et il n’est pas payé. Quant à l’allaitement, je ne crois pas que sa popularité signifie un retour au conservatisme. Il est encouragé pour des raisons de santé de l’enfant. Malheureusement, même si la nouvelle réforme en santé d’Obama prescrit à l’employeur de donner du temps aux mères de retour au travail pour qu’elles puissent tirer leur lait, rien ne l’oblige à les payer pendant ce temps-là.

Dans certains pays, comme les États-Unis mais aussi au Canada dirigé actuellement par un gouvernement conservateur, on assiste à un retour en douce du débat sur l’avortement. Ça vous inquiète?

Oui. Surtout lorsqu’il y a de la désinformation sur le sujet. Todd Akin, un représentant au Congrès américain, a déclaré à la télévision qu’il n’y a pas lieu de permettre l’avortement en cas de viol ou d’inceste parce qu’une femme ne peut pas tomber enceinte dans ces conditions, étant donné que son corps se « ferme » à cette relation sexuelle. Je suis inquiète de voir que le débat dévie vers un plus grand contrôle du corps des femmes. Celles-ci sont parfaitement capables de prendre des décisions pour elles-mêmes.

Vous déplorez que les plus jeunes générations hésitent à parler de féminisme et à s’engager dans des luttes pour préserver les acquis. Est-ce un mot à éviter?

Le mot féminisme a toujours été « radioactif ». Le féminisme était vu comme quelque chose de très radical autrefois, et c’est encore vrai. J’ai moi-même eu un débat avec mon éditeur, car je n’étais pas chaude à l’idée d’avoir le mot féministe dans le titre de mon livre. Mais la plupart des femmes me disent qu’elles en sont ravies parce qu’il faut se souvenir des luttes que nous avons menées.

Le modèle de la mère superwoman, qui subit la pression de tout réussir, n’est pas disparu. Que peut-on faire pour rééquilibrer la situation?

Je ne sais pas. Ces superwoman existeront toujours. Je pense qu’on doit simplement être réalistes et tâcher de donner aux femmes ce qu’elles réclament : de la flexibilité. Pourquoi ne pas leur permettre de travailler quatre jours au lieu de cinq ou de quitter le bureau à 15h au lieu de 17h? Certaines femmes se privent d’un avancement parce qu’elles craignent de ne pas pouvoir tout concilier. Il faut remédier à ça.

Qu’avez-vous fait vous-même pour concilier travail et famille? Êtes-vous une superwoman?

Je ne pense pas. J’ai travaillé comme législatrice pour l’État du Vermont à temps partiel; j’étais plus souvent à la maison. Quand j’ai été élue gouverneure du Vermont, je travaillais 24 heures sur 24, sept jours sur sept. C’était plus difficile, mais mes enfants avaient grandi. J’en avais deux au collège et un au secondaire. Mon mari m’a toujours aidée, même s’il avait un travail très prenant. J’avais aussi une aide domestique. J’étais privilégiée. Mais cela ne m’a pas empêchée de me sentir coupable à mes heures.