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Je pense, donc je me construis

Prévenir la violence par des séances de philosophie destinées aux enfants du primaire. C’est l’objectif que s’est fixé le centre La Traversée. Et ça marche!

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La violence commence où la parole s’arrête, a dit l’écrivain Marek Halter. Afin de fournir aux enfants les mots nécessaires pour régler des conflits et pour exprimer leur malaise lorsqu’ils se sentent menacés, le centre La Traversée a élaboré le programme Prévention de la violence et philosophie pour enfants. Mieux encore, les jeunes y apprennent aussi à réfléchir, à se construire. Et, pourquoi pas, à façonner une société plus égalitaire.

« Pourquoi est-ce que certains adultes utilisent leur liberté pour faire le mal? » La question, profonde et complexe, ne vient pas de Socrate, de Kant ou de Nietzsche. Elle a germé dans le cerveau d’une élève de 3e année de la commission scolaire Marie-Victorin, sur la rive-sud de Montréal, dont 20 écoles offrent le programme Prévention de la violence et philosophie pour enfants. Une initiative de La Traversée, un centre d’aide aux victimes d’agressions sexuelles. L’objectif : développer l’esprit critique et le jugement des enfants à propos de la violence, de la justice, de la paix, des droits, etc.

Jeune enfant tenant une pancarte devant elle avec un point d'interrogation

« Pourquoi est-ce que certains adultes utilisent leur liberté pour faire le mal? »

Une élève de 3e année de la commission scolaire Marie-Victorin, sur la rive-sud de Montréal

Des sujets trop compliqués pour des petits du primaire? Pas du tout. « Déjà, à 3 ou 4 ans, les enfants démontrent une extraordinaire capacité à s’interroger sur le monde qui les entoure — la fameuse phase du pourquoi. Puis, cette curiosité s’estompe jusque vers 17 ou 18 ans. Matthew Lipman, le philosophe et logicien américain qui a créé la philosophie pour enfants, voulait cultiver cette volonté de comprendre tout au long de l’enfance et de l’adolescence », explique Catherine Audrain, directrice générale de La Traversée.

La puissance de la parole

Entre la philosophie et la prévention de la violence, le lien est simple : la capacité de réfléchir et de s’exprimer. Elle aide les agresseurs potentiels, certes, mais aussi les victimes en devenir. « Nos séances cliniques ont révélé que la majorité des femmes agressées sexuellement l’avaient d’abord été dans leur enfance, rapporte Mme Audrain. Et avant que la première agression survienne, elles avaient l’intuition que quelque chose ne tournait pas rond, une impression de malaise, mais elles ne savaient pas quoi faire avec. »

De là est venue l’idée d’enseigner la philosophie aux enfants afin qu’ils sachent détecter la violence avant qu’elle frappe, qu’ils apprennent à interpréter leurs intuitions, à poser des limites, à freiner la manipulation. « On veut donner à l’enfant les moyens de se constituer en sujet, de se construire une identité afin qu’il ne soit plus complètement vulnérable par rapport à son environnement. »

Groupe d'enfants autour d'une table qui discutent.

De là est venue l’idée d’enseigner la philosophie aux enfants afin qu’ils sachent détecter la violence…

Et le matériau de base de cette construction, c’est la parole. Dans les séances hebdomadaires de philosophie, d’une durée d’une heure, les enfants nourrissent leur habileté à s’exprimer, à discuter, à exposer leur point de vue tout en accueillant celui des autres. Le tout à partir de romans écrits spécialement pour ce programme, qui proposent des mises en situation qui touchent le quotidien des jeunes et provoquent des discussions sur différents thèmes.

« Les séances de philo, ce n’est pas comme quand tu parles avec tes amis. Si tu dis que tu aimes les trains, personne ne va te répondre que les trains, c’est poche », assure Neyl, élève de 6e année de l’école des Quatre-Saisons à Saint-Hubert, qui se frotte à la philo depuis la maternelle. Frédéric, élève de 5e année, ajoute : « C’est toujours très calme. Personne ne parle en même temps que toi et toutes les idées sont acceptées. »

Animées par une enseignante ou un enseignant qui prend bien soin de taire son opinion afin de laisser les enfants orienter les échanges, les discussions ne prennent jamais l’aspect de débats. Le but est d’exposer le plus de points de vue possible sur un sujet, par exemple la mort, l’apparence, l’amitié, la vengeance, la colère, les secrets, l’intimidation. Au contact des diverses idées exprimées, certains élèves auront peut-être changé d’avis à la fin de la séance, mais tel n’est pas l’objectif.

« On amène les élèves à établir des comparaisons, à repérer des différences, à défaire les présupposés à la base de leurs idées. Personne ne rira d’une idée ou d’une opinion. Tout est recevable. Ce grand respect, les enfants l’apprécient. C’est un bon climat pour livrer sa pensée, exprimer qui on est », dit Anne-Marie Fréchette, enseignante de 3e-4e année à la même école, qui précise que, malheureusement, les enfants n’ont pas toujours cette chance d’être écoutés à la maison. « Une élève m’a déjà dit qu’en philo, c’était la première fois qu’elle pouvait aligner quelques phrases sans que quelqu’un l’interrompe ou rie de ce qu’elle disait », se souvient tristement la professeure.

Penser plutôt que frapper

Nul doute que ces précieuses occasions de découvrir et d’exprimer ce qui se cache au fond de leur esprit insufflent une bonne dose de confiance aux enfants. Une étude menée en 2002-2003 pour le centre La Traversée a d’ailleurs démontré une hausse significative de l’estime de soi chez les élèves qui ont participé au programme. Et dans ce même rapport de recherche, on apprend que « la littérature fait état de liens étroits entre le fait d’avoir confiance en soi, […] d’avoir des habiletés sociales et la réduction d’actes et d’attitudes violentes ». Catherine Audrain confirme cette corrélation : « La violence est souvent liée à des difficultés d’estime de soi. L’agresseur manifeste son insécurité par la violence. »

Si l’enfant aux tendances agressives développe sa confiance, il cultive aussi la capacité de penser avant d’agir. « C’est comme si la philo développait une partie de ton cerveau qui fait plus réfléchir. Ça t’amène à être plus calme », estime Neyl, qui raconte qu’avant, quand son frère prenait ses jouets, il se fâchait et le poussait, alors que maintenant, il ne s’énerve pas, essaie de discuter avec lui ou va voir ses parents. « Je me battais beaucoup plus avant, renchérit Frédéric. La philo m’aide à relaxer quand j’ai envie de me mettre en colère. »

Développer un espace de pensée permettra à l’enfant de se demander : avant de réagir violemment, que puis-je faire? « Avoir la capacité de penser, c’est limiter l’action, confirme Mme Audrain. Si on était habitués à prendre du recul, à se demander quelles conséquences auront nos gestes, il y aurait beaucoup moins d’actes violents. »

En outre, en travaillant sur leur raisonnement moral, les enfants développent de l’empathie. « Ils réalisent que rire d’un enfant différent, par exemple un Noir ou un handicapé, le fera souffrir, comme eux souffrent quand quelqu’un se moque d’eux. »

Les gars, les filles

Au cœur des discussions trône souvent la question de la différence, en général intimement liée à la violence. Les disparités entre les hommes et les femmes n’y échappent pas. Pourquoi les filles se maquillent-elles? Est-ce que les garçons n’ont pas aussi le souci de plaire, qu’ils expriment autrement? Même les petits de maternelle apprennent à se méfier des présupposés grâce à un jeu tout simple. L’enseignant ou l’enseignante tire des billes d’un sac, qui en contient une vingtaine de bleues, une rouge et une verte. Après avoir pigé quatre ou cinq billes bleues, il ou elle demande aux enfants de quelle couleur sera la prochaine bille. Évidemment, ils répondent « bleue ». Mais c’est une bille verte qui sort du sac le hasard fait bien les choses. La porte est ouverte pour leur faire comprendre que ce qui semble immuable peut changer, et pour le mieux. Exemple : avant, on n’acceptait pas les femmes en politique car on disait qu’elles n’avaient pas d’aptitudes dans ce domaine. Cette exclusion semblait normale. Pourtant, aujourd’hui, les politiciennes sont nombreuses. Était-ce vrai que les femmes n’avaient pas ce genre d’aptitudes? Sur quoi reposait ce fondement?

Billes bleu et une rouge et une verte à travers pour montrer la différence

Au cœur des discussions trône souvent la question de la différence, en général intimement liée à la violence.

Les discussions vont en profondeur grâce aux enfants qui les nourrissent avec des interrogations d’une pertinence souvent saisissante. « Une fois, un garçon a révélé qu’il aimait bien les filles, mais qu’il détestait se faire traiter de fille. Il se demandait pourquoi. C’est une belle question, non? se réjouit Anne-Marie Fréchette. On essaie aussi de défaire les présupposés. Si un élève demande pourquoi les filles aiment les poupées, on discutera d’abord pour vérifier si c’est vrai que toutes les filles aiment les poupées. »

Un envol qui demande appui

Le programme pourra-t-il contribuer, à long terme, à favoriser l’égalité entre les sexes? Catherine Audrain le souhaite, tout comme elle espère qu’il aidera à réduire la violence. Mais pour qu’il ait des répercussions tangibles, il devrait être déployé à plus grande échelle. Depuis 2001, le programme a été implanté dans 20 écoles de la commission scolaire Marie-Victorin, et commence à essaimer timidement à la commission scolaire de Montréal. Mais comme La Traversée est un organisme sans but lucratif, les fonds nécessaires à la formation des enseignantes et enseignants manquent… « Il faudrait que le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) nous donne un coup de main. Il approuve le programme, mais quand il est question de sous, c’est toujours plus difficile d’avoir un réel appui », relate Mme Audrain.

Esther Chouinard, responsable des relations avec la presse au MELS, avoue que « pour le moment, le Ministère n’a pas l’intention d’implanter ce programme dans l’ensemble des écoles primaires, et qu’il doit connaître les orientations de la nouvelle ministre, Marie Malavoy, avant de s’avancer sur la question ».

En attendant, la philosophie pour enfants est enseignée (sans nécessairement être institutionnalisée) dans de nombreux pays, entre autres en France, au Mexique, en Australie et au Brésil. En Ontario, la philo est obligatoire au secondaire. Ici, ce n’est qu’au cégep qu’on commence à inciter les jeunes à réfléchir, et encore, il a déjà été question que cette matière devienne optionnelle.

Mieux vaut prévenir que guérir, dit l’adage. Plutôt que d’essayer de réparer les dégâts de la violence après coup, pourquoi ne pas tenter de l’empêcher carrément de germer dans les jeunes esprits? En prime, ceux-ci s’outilleront pour devenir des adultes éclairés, responsables, allumés, réfléchis. Et tout le monde y gagnera.