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Un secret à partager

L’empowerment prend racine en Mauricie grâce au jardinage collectif.

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Unique potager du genre en Mauricie, Notre jardin secret réunit une quinzaine de femmes qui entreprennent un cheminement personnel autour de visées communes : récolter des légumes… et une plus grande autonomie. Le jardinage collectif : quand l’empowerment prend racine.

Shawinigan, jeudi matin, 9 h. Johanne* franchit la porte de La Séjournelle, un centre d’aide et d’hébergement pour femmes et enfants victimes de violence familiale. L’an passé, elle s’y est présentée pour obtenir une aide qui lui était indispensable. Cette année, c’est pour travailler comme coanimatrice du jardin collectif qu’elle y met les pieds chaque semaine. À l’origine de ce changement radical réside un secret bien gardé.

L’histoire a débuté en . Le Centre de femmes de Shawinigan et la maison d’hébergement La Séjournelle cherchent alors une manière de souligner les 30 ans de fondation de leur corporation d’origine, la Maison d’accueil et d’information de la femme de la Mauricie, et de rappeler à la population le rôle essentiel et complémentaire que chacun des centres exerce auprès des femmes de la région. « Comme il y avait déjà des cuisines collectives au Centre de femmes, en concevant un jardin, on créait un pont entre nos deux ressources », se souvient Denise Tremblay, responsable de La Séjournelle. L’idée est donc semée.

Le hasard opérant, Danielle Fortier, une jeune horticultrice nouvellement installée en Mauricie, cherche une occasion de démarrer un jardin collectif. Elle se présente au Centre de femmes après avoir eu vent d’un projet qui y germait, celui d’un jardin communautaire.

Photographie de Mme Danielle Fortier
« Mon mandat, c’est d’animer le jardin. Je m’assure que tout le monde s’entraide. »
 — Danielle Fortier, à gauche, en compagnie d’une participante.

Pour les organisatrices qui voyaient poindre certaines embûches techniques, l’arrivée de cette experte — aussi diplômée en travail communautaire — et de sa suggestion de jardin collectif, concept dans lequel elle était passée maître pour avoir contribué à diverses réalisations du genre à Montréal et ailleurs au pays, était inespérée. « On a immédiatement engagé Danielle. On lui a dit : “On ne sait pas comment on va te payer, mais on t’engage” », rapporte France Lavigne, l’une des responsables du Centre de femmes de Shawinigan. Danielle est la seule employée rémunérée du projet. « Mon mandat, c’est d’animer le jardin. Je suis la personne-ressource pour toute question horticole, mais aussi pour l’animation de groupe; je m’assure que tout le monde s’entraide. »

Le jardin collectif proposé par Danielle offre de nets avantages sur son proche cousin, le jardin communautaire. Il favorise la coopération et la solidarité, alors que le jardin communautaire — qui se caractérise par des lots divisés entre individus — incite davantage à la compétition entre les propriétaires responsables de la culture de petits espaces. La mission des jardins collectifs varie selon les milieux et les communautés dans lesquels ils sont développés. Il peut s’agir de jardins de quartier, rattachés ou pas à un organisme, ou encore destinés à la réinsertion sociale. Quoi qu’il en soit, une constante demeure : le processus s’avère aussi, sinon plus important que le résultat.

Photographie du potager
Le projet de jardin collectif a transformé un terrain boueux en un espace fécond, en récoltes, mais aussi en fierté et en autonomie.

À Notre jardin secret, les participantes se réunissent habituellement deux fois par semaine afin de partager leurs connaissances, d’échanger sur leurs tâches et de se réjouir de leurs récoltes. Pour l’équipe de La Séjournelle et du Centre de femmes, cette façon de faire permet de gérer facilement la sécurité et la confidentialité des lieux, sans limiter l’accès à la clientèle de l’un ou l’autre des centres. « Avec le jardin collectif, c’est toute la réussite qui devient collective », illustre Mme Lavigne.

Cultiver l’autonomie

Quelques heures chaque semaine à travailler dans Notre jardin secret suffisent à engendrer des transformations extraordinaires. En apparence anodine, la démarche s’avère fructueuse! « Je suis tellement fière de ce jardin-là! Ça m’a donné un bon coup de main. C’est valorisant. On travaille fort! » confirme Johanne.

Pourtant, elle avoue s’être d’abord peu investie dans le projet. « La première année, j’aimais ça parce que je voyais du monde, mais ça s’arrêtait pas mal là. C’est sûr que j’ai appris beaucoup de choses. On apprend tout le temps ici. Mais j’étais moins présente. » À la suite de sa première participation au jardin collectif, Johanne s’est tout de même vu offrir un poste d’employée de ménage à la maison La Séjournelle. « Comme ça allait bien, on m’a ensuite parlé d’être coanimatrice du jardin pour l’été . J’étais contente. J’ai accepté. Si Danielle est absente, c’est moi qui prends le groupe en charge, qui organise les activités. Ça m’apporte beaucoup de valorisation! »

Un jardin qui porte ses fruits

Véronique Sylvestre, intervenante spécialisée à La Séjournelle, témoigne des changements qu’elle constate chez les résidentes qui participent au jardin : « Ça les aide côté estime, côté assurance. Par exemple, l’an passé, Johanne était très gênée, elle ne se mêlait pas au groupe. Cette année, elle s’implique, elle demande comment elle pourrait en faire davantage, elle accepte plus de responsabilités. » Danielle, la coordonnatrice du jardin, renchérit : « On n’a pas besoin de dire : “Ce jardin-là, c’est pour rendre plus autonome.” Le jardin porte à ça, sans qu’on ait besoin d’en parler. »

Il suffit de voir les participantes à la fin d’une journée de jardinage pour comprendre la raison d’être d’un tel projet : avec fierté, elles emportent dans leur panier les retombées tangibles de leur engagement. « C’est enrichissant et en plus, je rapporte des légumes à la maison », commente Linda*, qui fréquente le Centre de femmes de Shawinigan afin de briser une solitude accablante. « Ça me fait sortir de la maison. Ça m’occupe. Avec Danielle, on apprend toutes sortes de choses. Je viens toutes les semaines », déclare-t-elle, la tête haute.

Point de moisson sans culture

Les installations du potager tiennent lieu de magnifique endroit secret où il fait bon se ressourcer. Mais rien n’est acquis à jamais. « Le financement, c’est à recommencer chaque année », déplore France Lavigne. Le démarrage du projet aurait en effet été impensable sans la contribution des membres d’une communauté qui ont fait preuve d’une rare solidarité, femmes et hommes confondus. Qu’il s’agisse d’individus, d’entreprises ou de fondations, les généreux partenaires ont fourni des biens, du temps et de l’argent afin que le terrain boueux laisse place à un espace verdoyant et fécond.

« Les deux premières années auront servi à subventionner les infrastructures. Maintenant, il y aurait place à développer d’autres projets connexes, entre autres intégrer plus d’enfants et s’ouvrir aux communautés immigrantes », rapporte Mme Lavigne. Toutefois, le peu de programmes d’appui financier liés à ce type d’initiatives limite énormément les organisatrices, qui doivent continuellement investir temps et énergie à la recherche de nouveaux partenaires. Ce ne sera que grâce à la contribution de ces derniers que l’autonomie des participantes pourra continuer de pousser dans Notre jardin secret. « Avec le financement approprié, on est parties pour 30 ans! » conclut France Lavigne. Voilà qui fait le tour du jardin.

  1. *Prénoms fictifs

Notre jardin secret en chiffres :

Photographie de pots de conserves
  • 18 femmes, 5 enfants, 3 bénévoles, 1 employée rémunérée
  • 15 proches touchés par les retombées (partage de connaissances, de récoltes, de conserves)
  • 115 kg de légumes et de fines herbes récoltés, pesés et partagés
  • 160 heures de jardinage, soit deux séances de 4 heures par semaine pendant 20 semaines
  • 16 heures de mise en conserve, soit quatre séances de 4 heures en cuisine

Attention : bémol

Au cours des dernières années, l’Amérique du Nord a connu une recrudescence de l’agriculture dite d’autosubsistance. C’est dans ce contexte que les jardins collectifs ont fait leur apparition au Québec à la fin des années . Le capitalisme, la mondialisation, l’accroissement du chômage et de la pauvreté ont favorisé l’essor de cette économie sociale fondée sur l’échange de services non monnayés entre les individus. Les jardins collectifs s’épanouissent pour la plupart sous la gouverne d’organismes communautaires, qui en assurent le fonctionnement.

La mission sociale des jardins collectifs invite au partage, à la solidarité, à l’entraide. Les femmes sont partie prenante de l’appropriation de cet espace collectif : elles représentent entre 60 et 95 % des personnes qui s’y engagent. Elles sont souvent sans emploi, monoparentales et en situation de précarité économique. En leur donnant accès à une production de légumes sains et variés, les jardins collectifs favorisent leur autonomie alimentaire ainsi qu’une appropriation de leur pouvoir d’agir, aussi connu sous le terme « empowerment ».

Les femmes jouent également un rôle actif dans cette culture en agissant comme intervenantes, productrices ou consommatrices. Elles créent des liens, s’engagent auprès des membres de la communauté; elles apprennent l’horticulture, partagent leurs connaissances. Le jardin collectif devient un lieu qui encourage l’insertion sociale pour des femmes qui se sentent parfois exclues.

Néanmoins, des chercheurs voient dans cette forme d’activité communautaire la persistance d’une situation pernicieuse, car elle incite les femmes à s’investir encore dans des activités liées aux soins et aux préoccupations domestiques. Un travail invisible et de tout temps non reconnu au sein de la société, qui maintient les femmes dans des conditions de vie difficiles.

De plus, dans un contexte où l’État décentralise les programmes sociaux, on assiste à une « domestication de l’espace public », c’est-à-dire que la prise en charge des personnes les plus vulnérables repose sur les femmes, un travail social dont bénéficie l’État. Une logistique domestique s’installe alors dans l’espace public, ce qui contribue à légitimer le travail gratuit des femmes. Certains auteurs, comme l’anthropologue Manon Boulianne, préconisent de développer d’autres avenues, telle la création de marchés alternatifs locaux et régionaux qui engendreront la mise en circulation de monnaie sociale. Avec pour résultat une participation reconnue — socialement et financièrement — des femmes et des hommes à un travail visant le bien-être individuel et collectif.

(Micheline Bowen, agente à la Direction des bureaux régionaux du Conseil du statut de la femme)

Sources :