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Rire au féminin

L’humour, au Québec, n’est-il qu’une affaire de gars? De gars machos, de surcroît?

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Si on vous demande de nommer cinq humoristes québécois, parions que des comiques masculins vous viendront vite en tête. Pourtant, pas besoin d’un chromosome Y pour être drôle. La preuve : les femmes humoristes prennent du galon.

Lundi . Sur la scène du Théâtre Saint-Denis, la Coalition des humoristes indignés apporte son soutien par le rire au « printemps érable » qui bat son plein. Quelques jours plus tard, l’euphorie retombe. La CLASSE s’indigne de la teneur sexiste de certains propos tenus ce soir-là et rappelle que le mouvement de lutte étudiante ne saurait se dissocier d’une lutte féministe. L’affaire fait grand bruit dans les médias et la CLASSE finira par refuser de récupérer les fonds récoltés lors du spectacle.

Bien sûr, sexisme et humour ont toujours fait bon ménage. Que celle qui n’a jamais entendu une « blague de blonde » lève la main. La femme, l’épouse, la belle-mère : autant de sujets de choix pour les humoristes de tout poil. Mais que l’on juge la réaction de la CLASSE justifiée ou non, elle a révélé au grand jour un malaise beaucoup plus profond que l’on pourrait trivialement résumer ainsi : l’humour, au Québec, n’est-il qu’une affaire de gars? De gars machos, de surcroît?

Il suffit d’ouvrir les yeux. Oui, le milieu de l’humour québécois a accouché de têtes d’affiche féminines. De Clémence à Cathy Gauthier en passant par Lise Dion, elles ont réussi à imposer leur humour. Mais elles restent peu nombreuses. La Tunisienne d’origine Nabila Ben Youssef, auteure et interprète de deux spectacles remarqués (Arabe et cochonne bio et Drôlement libre) ainsi que d’un show « de filles » au dernier Festival Juste pour rire (Drôles, belles et rebelles), note : « Ce manque de femmes humoristes n’est pas propre au Québec. Mais je dois dire que c’est une des choses qui m’ont le plus choquée quand je suis arrivée ici. Parce qu’au Québec, la femme occupe une très grande place et est déterminée. Mais très peu prennent encore la parole publiquement. »

Photographie de Nabila Ben Youssef
« Au Québec, la femme occupe une très grande place et est déterminée. Mais très peu prennent encore la parole publiquement. »
 — Nabila Ben Youssef, humoriste québécoise d’origine tunisienne

Louise Richer, directrice de l’École nationale de l’humour (ENH) et coorganisatrice du colloque « L’humour, reflet de la société », qui abordait ces questions en mai dernier à l’occasion du congrès de l’Association francophone pour le savoir, tente pour sa part cette comparaison : « C’est un peu comme en musique. Il y a beaucoup d’interprètes féminines, mais moins d’auteures-compositrices-interprètes. De bonnes comédiennes comiques, il y en a plein. Mais pas des auteures-interprètes. On dirait que c’est une voie plus difficile à assumer pour les femmes. »

Photographie de Louise RIcher.
Louise Richer, directrice de l’École nationale de l’humour, fait remarquer que ce moyen d’expression est peu encouragé chez les petites filles, pour expliquer la large part occupée par les gars dans le milieu de l’humour.

Les femmes seraient-elles moins bien outillées que les hommes pour se frayer un chemin dans cette jungle? « L’humour est un milieu très compétitif, commente Nabila Ben Youssef. Et je crois que les filles sont moins dans cette idée de penser juste à soi, d’être le plus fort, le plus drôle, de dépasser les autres. Plusieurs d’entre elles ont essayé de faire comme les gars pour arracher leur place. Mais ce n’est pas avantageux. C’est en restant soi-même qu’on est la plus drôle et qu’on se démarque, pas en ressemblant aux gars. »

« L’expression humoristique est encore un territoire à conquérir par les femmes, renchérit Louise Richer. C’est un moyen d’expression qui n’est pas vraiment encouragé, par exemple chez les petites filles. Et je dois dire, sans vouloir tomber dans le cliché, que les filles ont souvent un regard assez bienveillant sur les autres et sur la société. Or, qui dit humour dit flèches. Plus tu as peur de blesser, moins tu es capable d’acérer ton trait. Les filles ont parfois plus de mal à assumer cet aspect. »

Attention : femme marrante

Photographie de Lucie Joubert
L’instigatrice d’un site qui rassemble de l’information sur l’humour au féminin, Lucie Joubert, est d’avis qu’en humour comme en politique, les femmes sont perçues comme une menace.

Les filles seraient moins féroces, moins batailleuses? Peut-être. Mais pour celles qui rêvent de percer, reste un autre ennemi, bien plus puissant, bien plus insidieux : le préjugé. Si l’adage populaire soutient que « femme qui rit, à moitié dans ton lit », l’inverse n’est pas vrai. Pire, humour et féminité semblent difficilement compatibles. Lucie Joubert, professeure au Département de français de l’Université d’Ottawa et instigatrice du site La clef. Comment l’esprit vint aux femmes, qui rassemble de l’information sur l’humour au féminin, précise : « Je crois qu’une femme drôle menace l’ordre des choses. Les femmes ont toujours été la cible numéro un des humoristes; en devenant elles-mêmes humoristes, c’est comme si elles avaient renversé la vapeur, ce qui peut être perçu comme une menace contre l’autorité. Car faire de l’humour, c’est assumer un certain pouvoir de contestation, de critique. L’humour et la politique restent, je pense, des domaines où les femmes ont encore beaucoup à faire pour gagner une autorité. »

Professeure au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal et elle aussi coorganisatrice du colloque « L’humour, reflet de la société », Florence Vinit est du même avis. « Les enjeux qui se posent entre femmes et hommes humoristes sont les mêmes que les enjeux de domination et de rapports de force qui existent entre les sexes dans la société. Et historiquement, un carcan a toujours été placé autour du corps des femmes; on n’a qu’à penser aux femmes de l’aristocratie française du 18e siècle, qui devaient mettre leur main devant leur bouche quand elles riaient. Or, le rire, c’est une libération du corps, c’est s’exposer dans un corps libre. Se défaire d’un conditionnement n’est pas évident. »

Photographie de Florence Vinit.
« Historiquement, un carcan a toujours été placé autour du corps des femmes. Or, le rire, c’est une libération du corps. »
 — Florence Vinit, professeure au Département de psychologie de l’UQAM.

Nabila Ben Youssef se souvient d’ailleurs de cette anecdote : « Lors de ma première séance en écriture à l’École nationale de l’humour, le professeur, François Avard, nous avait dit : “Les gars, je comprends pourquoi vous êtes là. Mais les filles?” Ce que j’en avais compris, c’est que les gars utilisent l’humour comme un moyen de séduction. Si la fille lui prend ça, qu’est-ce qui lui reste? Et pour la fille, c’est le contraire! Quand on fait rire, on fait fuir. Il n’y a donc aucun intérêt pour les filles à faire de l’humour. (Rires.) »

La force de la différence

Un pari impossible, alors? Pas si sûr. Petit à petit, les choses changent et les jeunes femmes prennent leur place sur les scènes québécoises. Pour Nabila Ben Youssef, la solidarité entre humoristes est une de leurs cartes maîtresses. Il faut dire qu’elle a écouté les conseils du maître, Yvon Deschamps! « En , L’actualité m’avait invitée à lui poser une question. Je lui ai demandé quel conseil il donnerait à une jeune femme humoriste. Il m’a répondu : “C’est un métier très difficile pour les femmes. Mettez un Français dans un show de Québécois et il aura du mal à laisser sa marque parce qu’il pratique un rythme différent. Même chose à l’inverse. Dans le même esprit, si dans un show de gars apparaît soudainement une fille, elle va ramer pour imposer son univers, ses valeurs, son écriture. L’autre jour à l’ENH, cinq femmes se sont succédé dans un spectacle, elles n’ont pas mis de temps à créer un mood et à nous faire entrer dans leur monde. Un homme aurait surgi dans ce monde, il aurait cassé l’ambiance. C’est pourquoi je crois que les filles devraient se regrouper et trouver une salle à Montréal où elles pourraient se produire.” »

Une fois c'était une blonde qui… est humoriste.

Pour Lucie Joubert, la question des salles est également fondamentale. « En France, ils ont beaucoup de petites salles, comme Le Point-virgule, à Paris. Les filles peuvent s’y produire un mois ou plus sans avoir la pression de devoir remplir d’immenses salles. Au Québec, nous n’avons pas ces possibilités. » Si Louise Richer reconnaît que le réseau des salles au Québec n’est pas adapté à l’humour féminin, mentionnant notamment les bars où tout jeune humoriste doit faire ses classes (« beaucoup de filles y meurent au combat »), elle place néanmoins beaucoup d’espoir dans les technologies de l’information et de la communication. « Je pense par exemple à Silvi Tourigny et à sa websérie Carole aide son prochain. Dans un bar, ça ne marcherait pas. Le fait qu’on ait multiplié les lieux de diffusion, notamment par le Web, aide énormément. Et ça autonomise beaucoup les humoristes. Je pense sincèrement que d’ici deux ans, le paysage de l’humour aura changé. Car plus la fille comique évolue, plus le public va progresser et lui permettre de faire ce qu’elle a à faire, de dire ce qu’elle a à dire. La relève féminine est prête! »

Cette prophétie ferait un bien fou au milieu de l’humour québécois si elle devenait réalité. Car l’humour féminin est bien loin de vouloir supplanter l’humour masculin : il en est une dimension complémentaire et essentielle. « On a nos préoccupations, notre univers, nos visions, nos sensibilités, relate Nabila Ben Youssef. C’est forcément différent. Mais ce n’est pas un danger! En fait, c’est comme dans un couple. Un couple réussi ne se ressemble pas trop. Si on voit tout de la même façon, ça devient plate à long terme. La différence crée une dynamique! »

Ainsi, lorsque la jeune Émilie Ouellet s’empare de la maternité dans son spectacle Accoucher de rire, elle ne s’enferme pas dans le cliché de « l’humour de filles, avec des sujets de filles », mais réussit à partir d’une réalité féminine pour mieux parler à tous. « C’est très intéressant, souligne Florence Vinit. Je crois que tout ce qui concerne le corps (les menstruations, la ménopause, etc.) est encore très tabou. C’est très bien que les femmes prennent la parole pour qu’on en sache plus, qu’on en rie. Le danger, c’est évidemment de se restreindre à ça, de retomber dans une polarité où les femmes ne parlent que de maternité ou de cuisine, ce qui est un rapport de force voilé. Mais donner voix à ces expériences féminines, qui ne peuvent être décrites que par des femmes, ou de façon très différente par les hommes, c’est très important. »

Un combat long et épineux pour les femmes humoristes. Mais dont les bienfaits sur le fonctionnement même de nos sociétés sont précieux. Debout, mesdames, les scènes de demain vous appartiennent!  

Quelques chiffres

  • Dans la programmation du Zoofest , un festival montréalais qui dévoile des talents émergents dans les milieux de l’humour, du théâtre et de la musique, 18 des 45 spectacles d’humour présentés mettaient en vedette au moins une femme.
  • Pour le volet création, l’École nationale de l’humour affiche un taux de diplômées de 31 % en 24 ans. En , sur 10 diplômés, 4 étaient des femmes.
  • En écriture, ce taux chute à 21,7 %. En , sur 8 diplômés, 2 étaient des filles.
  • En , sur 120 humoristes québécois présents sur les réseaux sociaux, 84 % étaient des hommes et 16 % des femmes.

Sources : École nationale de l’humour et rapport de Pygmalion numérique