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Sans toit ni loi

Des femmes invisibles sous nos fenêtres. Pourtant, elles sont de plus en plus nombreuses à se retrouver à la rue.

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Des femmes invisibles sous nos fenêtres. Pourtant, elles sont de plus en plus nombreuses à se retrouver à la rue. Et partout au Québec, on manque de lits pour les femmes qui ont besoin d’un toit. Tour guidé de la rue des écorchées vives.

Michel Simard secourt les plus démunis depuis au moins quinze ans à Trois-Rivières. Ce père de neuf enfants dirige Le Havre, un centre d’hébergement d’urgence et d’insertion. « À la fin des années 1980, la réalité des femmes à la rue, je ne la voyais pas. Maintenant, impossible de l’ignorer. De plus en plus de femmes de 30 à 40 ans sont forcées de s’installer dans des modes de survie, dans des conditions d’excessive précarité. Honnêtement, même marginal, il est clair que ce phénomène s’accroît! Avant tout, l’appauvrissement s’étend d’une manière fulgurante. L’itinérance des femmes en découle directement. »

De la douzaine de personnes interviewées, toutes sont unanimes : la situation s’aggrave. Micheline Cyr, l’âme de l’Auberge Madeleine à Montréal, un centre d’hébergement qui a accueilli près d’un millier de femmes en quinze ans, donne un indice parmi bien d’autres. « Les refus d’hébergement sont en progression vertigineuse. Partout au Québec, on manque de lits pour les femmes qui ont besoin d’un toit, d’un répit, d’un soutien discret. Et, quand une femme frappe à la porte d’un refuge ou d’un centre de jour, elle a tout fait pour l’éviter! Vous savez, ces femmes-là sont loin d’être en démission. »

Visibles aussi celles qui fouillent dans les poubelles, celles qui restent prostrées durant des heures dans les centres commerciaux, celles qui se pressent dans les soupes populaires. Charles Coulombe, directeur de La Chaudronnée à Sherbrooke, confirme le phénomène ascendant. « Il y a deux ans, notre soupe populaire recevait exceptionnellement des femmes; aujourd’hui, elles forment le quart de la clientèle. » Bien sûr, elles sont encore peu nombreuses parmi les sans-abri à Montréal, Québec, Victoriaville, Longueuil, Chicoutimi, Drummondville et Trois-Rivières. Mais, même effacée, l’itinérance au féminin progresse et atteint jusque les régions. « Et les ressources ne suivent pas. C’est à hurler de voir combien on est chiche envers celles et ceux qui en bavent le plus! » Diane Morin coordonne le Regroupement pour l’aide aux itinérantes de Québec. Dans la Capitale-Nationale, à peine 10 % des lits de dépannage sont réservés aux femmes malgré l’accroissement de la clientèle.

Où dorment-elles quand l’accès aux refuges est impossible? « Une fois écumé le réseau d’amis, de parents, de copines qui peuvent les héberger, elles se tournent vers un compagnon d’infortune, rencontré dans un Dunkin Donut. Et, en échange de services sexuels, de coups souvent, elles dorment sous un toit. »

Rue des écorchées vives

Qui sont ces femmes, ivres de fatigue, qui errent, tête baissée, dans les rues? Qui sont ces jeunes, flamboyantes, aux yeux hagards ou frondeurs qui déambulent en bande? Quelles tragédies, quels deuils, quelles déchirures les ont conduites là où nos regards les fuient?

On pourrait dire, bêtement, qu’il existe deux catégories de femmes à la rue : les jeunes et les vieilles. Toutes sauvent leur peau comme elles le peuvent, survivantes, écorchées vives. Les unes font le dos rond devant une souffrance indicible, les autres défient une société qui leur laisse croire qu’elles n’ont pas les reins assez solides. Civilisée la société de l’an 2000 ou… cruellement désemparée?

Les sans-abri plus âgées d’abord… on en parle si peu. Âgées? Elles ont de 30 à 50 ans. La moitié, dit-on, sont des mères qui vivent sans leurs enfants; il n’y aurait pas d’enfants itinérants au Québec, comme à New York, Paris et São Paulo. Ici, les lois protègent les enfants du pire. Ces femmes quêtent peu, consomment moins d’alcool mais beaucoup plus de médicaments que les hommes et font rarement des esclandres.

Déménageant constamment d’un endroit minable à un autre, globe-trotters du circuit des refuges, les plus âgées font tout pour éviter de se recroqueviller sur un banc. Elles savent que dormir dehors, c’est comme être nues dans la rue. Expérience encore plus risquée pour elles que pour eux. Aussi se résignent-elles parfois à dormir avec n’importe qui. Ce sont des mères courage de l’ombre, des exilées de l’intérieur. Discrète, muette, leur déroute est rarement spectaculaire.

« Vous savez, certains jours, même s’il y a une ressource à deux pas, on ne le sait pas, on ne la voit pas ou, pire, on est trop fatiguée pur l’atteindre. » La jeune auteure Marie Gagnon a connu la dérive plus d’une année et l’héroïne, pendant dix ans. « La panique est si grande qu’on reste pétrifiée, en train de crever de faim, de froid, de douleur. Parfois, des miracles arrivent. » Dans ses romans, Bienvenue dans mon cauchemar et Les héroïnes de l’héroïne (VLB), elle raconte le quotidien de l’enfer, les vols de livres à répétition pour payer sa came, le sommeil sur le carrelage des toilettes de garage, la prison où elle fait encore un peu de temps. Et l’errance sans but, les amis qui ne vous reconnaissent plus. « La rue, c’est une maison sans toit, mais surtout un visage. Je connais, je crois, chaque ride de Montréal », souffle-t-elle dans le combiné.

Sonia-la-compassion

Appelons-la Sonia. Elle vit dans une ville moyenne du Québec. Mère comblée d’un gamin de 8 ans, elle gagne aujourd’hui sa vie dans un organisme communautaire et fait la joie de celles et ceux qui croisent sa route. Sonia ne scrute jamais la rue comme vous et moi. Son regard laser remarque tous les signes de détresse qui nous échappent. Son cœur encaisse et elle marche vers celles et ceux qui sont l’ombre d’eux-mêmes. Mais, chaque fois qu’elle voit quelqu’un manger à même les poubelles, elle reste pétrifiée. Parce qu’elle l’a fait, il y a douze ans, à maintes reprises. « Je sais la honte, la peur d’être vue, l’humiliation totale alors ressentie. C’est épouvantable. On pile sur soi pour le refaire deux fois, dix fois, cent fois. » Elle s’est aussi prostituée pour pouvoir manger, dormir au chaud et se payer de la cocaïne. Elle s’est lavée dans les toilettes des restaurants, a dormi dans les cinémas l’après-midi, au bout de son épuisement. « Le cycle infernal! Il arrive un moment où tu n’as plus rien, ni réseau, ni maison, ni horizon; tu te sens incapable de réactiver le moindre lien de ta vie passée. »

Pourtant, les choses avaient bien commencé pour Sonia aussi : brillantes études en sociologie, famille aimante et engagée dans la communauté. La vie de Sonia a basculé à 30 ans après un naufrage amoureux dont elle ne s’est relevée que deux ans plus tard. « Je me suis dit en dedans : « Je ne me suiciderai pas. » Cette colère-là, je l’ai retournée contre moi. J’ai perdu pied complètement. Pendant deux ans, j’ai été prisonnière de ce que j’avais créé. Un jour, j’ai trouvé par terre, près d’une église où j’attendais un client, une médaille de la Vierge. Elle me brûlait les doigts. J’y ai vu un signe : il fallait que je tente l’impossible. J’ai juré que, si je m’en sortais, j’en aiderais d’autres à le faire. » Sonia a tenu promesse. Pendant sa sinueuse remontée, une femme l’a soutenue plus que quiconque. Elle lui a redonné confiance en son potentiel de compassion envers elle-même d’abord et envers les autres ensuite. Sonia la bénit chaque jour de sa vie.

Nomades de la misère

Universitaire dans la quarantaine, spécialisée en sociologie de la santé, Micheline Cyr a choisi « de s’impliquer dans un lieu où les choses sont concrètes, de travailler auprès de femmes fortes, capables de tant de stratégies pour contrer l’adversité qui les englue!. »

D’autres intervenants me le répéteront : les sans-abri leur imposent le respect, jeunes et vieilles. Alors qu’elles suscitent le sentiment contraire dans la population. Perçues comme des âmes à la dérive, elles sont vite étiquetées comme des causes perdues, des malades hors d’atteinte ou, pire, comme un fardeau social et économique dont il faudrait bien se débarrasser.

« C’est à hurler de voir combien on est chiche envers celles et ceux qui en bavent le plus! Dans la Capitale-Nationale, à peine 10 % des lits de dépannage sont réservés aux femmes malgré l’accroissement de la clientèle. »

Diane Morin

Pourtant, la vie sans domicile fixe ne dure souvent pour elles que quelques mois, deux ou trois ans peut-être. Mais des années d’enfer. Grâce à l’aide qu’elles finissent par trouver, des exclues passent de la survie littérale… à la précarité extrême. Les plus chanceuses encaissent un chèque de 521 $ par mois, à condition d’avoir une adresse un peu stable. Ce qui est très difficile pour une paranoïaque qui a peur de signer son nom de crainte que… le FBI ne vienne l’arrêter.

Car les femmes, encore plus souvent que les hommes, souffrent de maladies mentales de toutes sortes. Mais la vraie maladie de notre époque pourrait bien être ailleurs, précisément, inscrite dans la distance croissante entre nous et ces « nomades de la misère », comme les appelle l’essayiste Jacques Attali dans son dernier ouvrage (Fraternités, Fayard).

Hélène Denoncourt, 39 ans, est infirmière auprès des sans-abri.« Plus le fossé s’élargit entre elles et nous, plus ça devient facile de dire que nous ne pouvons rien pour elles. Ce qui est faux. Je le vois chaque jour. » Ses yeux pers lancent des éclairs. Attablée au Café Van Houtte de la rue Sainte-Catherine, à deux pas du CLSC Des-Faubourgs, elle perd son calme en évoquant le durcissement des politiques sociales, les horreurs consenties au nom du remboursement de la dette, l’impassibilité de certains professionnels dans le domaine de la santé mentale et les fonctionnaires allergiques aux assouplissements qui faciliteraient l’insertion de telles itinérantes à tel programme. « Il y a tant de préjugés. On veut forcer de grandes malades, absolument démunies, à s’adapter au système, au lieu de l’inverse. Parfois, ces personnes vont fuir à jamais et se prostrer davantage. Il faut rappeler à des gens, grassement payés pour servir la population, que les sans domicile fixe sont des citoyens comme les autres, malgré leurs chaussures usées, leur peau craquelée et leur carte-soleil perdue. »

Quand elle ne reçoit pas la clientèle au 4e étage de la rue Sanguinet, Hélène Denoncourt fait le tour des différents refuges de la ville. « Les femmes y sont très abîmées : la grande majorité d’entre elles souffrent de problèmes lourds et complexes de santé mentale. Paranoïa, délire, schizophrénie, etc. Parfois, elles sont assommées par les médicaments. Si on arrive à établir un lien de confiance, on essaie de réduire leur dose et de leur redonner intérêt en quelque chose qu’elles aimaient : l’aquarelle, le bingo. »

L’itinérance elle-même aggrave toute maladie, tout chagrin, tout désespoir. Dans un pareil dénuement, comment la tête et le système nerveux peuvent-ils tenir le coup? « D’autres ajoutent la prostitution et la drogue à leur mal-être. » Alors que les hommes se laissent soigner et bichonner, les femmes se montrent plutôt rétives. « Ça prend des mois à les apprivoiser, à établir un rapport de confiance. »

Charles Coulombe va dans le même sens. « Il s’agit de femmes blessées, fermées, qui marchent sur leur peur pour avoir quelque chose à manger. Car l’univers masculin des soupes populaires est très confrontant pour elles. Bon nombre ont subi de la violence durant l’enfance ou la vie adulte. Derrière leur carapace, elles sont terriblement seules. Pour établir un contact réel, il faut user de patience. »

Femmes invisibles sous nos fenêtres

Sur une période d’un an, en 1996-1997, Santé-Québec a estimé à 28 214 (dont 23 % des femmes) le nombre d’itinérants à Montréal (avec ou sans domicile fixe), soit les personnes fréquentant les soupes populaires, les centres de jour et les refuges d’hébergement. Faites le calcul. À Québec, on en dénombre environ 11 300; la proportion de femmes s’élève à 36,5 %. Ailleurs, les décomptes restent flous. Partout, ce sont presque exclusivement des ressources communautaires, débordées et mal financées, qui pallient la demande, avec les moyens du bord.

Tous ces gens ne sont pas nécessairement sans domicile fixe : moins de la moitié l’auraient été pendant la durée de l’enquête et les deux tiers au moins une fois au cours de leur vie. On parle d’un groupe hétéroclite, aux habitudes diversifiées. Comment repérer les personnes qui tombent entre les mailles du filet social, qui vivent recluses et qui se débrouillent comme elles le peuvent? Ces chiffres, parus en novembre 1998, ne sont qu’un indicateur qu’il faut interpréter en tenant compte d’autres variables comme l’emploi, le logement et la situation économique.

Autre donnée fondamentale : le rapport à la violence. Des études américaines confirment que les itinérantes auraient été victimes de violence dans leur jeunesse (87 %) et dans leur vie adulte (85 %). Des chiffres que corroborent les sondages maison effectués dans quelques centres d’hébergement québécois (60 %).

Cylvie-d’entre-les-morts

Sa voix de papier sablé grésille. Elle raconte ce volcan de colère en elle, aussi vieux que son plus lointain souvenir d’enfance. « Je suis un miracle, je crois bien… » Cylvie Gingras a la quarantaine énergique. Ses manches remontées affichent les stigmates de la coke et des intraveineuses. Elle ne cache pas d’où elle vient. « C’est fou à dire, mais si je ne m’étais pas droguée, je me serais suicidée. » Elle fume comme une cheminée, et ses mots montent en volute dans le resto. « Quand je parle aux ados dans les écoles, je leur dis : “ Peut-être qu’on vous l’a caché, mais j’vais vous le dire, moi. Le chemin de la dope monte une côte ben cool. C’est enivrant la vue. On fait de la vitesse un bout de temps. Quand on fonce avant la courbe, la montagne s’arrête net, et c’est le ravin qui nous attend, les bras ouverts… Moyen bout d’enfer! ”

Cylvie déballe sa vie sans aucune retenue. L’ancienne chroniqueuse de L’Itinéraire (journal fait par des sans-abri pour faciliter leur insertion sociale) avait, à 19 ans, réussi tout ce qu’elle avait entrepris : études en littérature à Montréal, en langues à l’Université York de à Toronto, emploi chez MasterCard et ailleurs, moto de l’année, voyages etc. Et, petit à petit, elle consomme de l’héro à l’occasion, la coke à laquelle elle s’accroche jusqu’au trafic, jusqu’à la rue, pendant deux ans. Son tremplin vers la vie et l’écriture, ce fut l’Auberge Madeleine.

Cette ressuscitée d’entre les morts a tout fait, a tout vu et a survécu à tout. Sa vie de galérienne a duré vingt ans : les doses de cheval, le froid, les batailles de rue, la prison, la maladie, les prétendus caïds de la drogue, la désintoxe et les mille morts qui jalonnent sa trajectoire incandescente. L’an dernier seulement, cinq amies de son âge sont décédées d’une surdose. Cylvie vient de quitter L’Itinéraire après y avoir écrit pendant six ans, parce que l’édifice qui l’abrite est situé dans le quartier chaud de Montréal. Elle n’en peut plus de côtoyer toute cette misère. Elle est stupéfiée devant le nombre croissant d’héroïnomanes de 15 à 20 ans qui hoquètent dans les rues.

Elle habite au bord de la Rivière-des-Prairies depuis quatre ans, parce que l’eau l’apaise. Elle a un roman de terminé, deux autres en chantier. Cylvie a collaboré à un scénario du cinéaste Robert Morin (Quiconque meurt, meurt à douleur…) et en termine un de son cru : White Mistress (de China White, l’héroïne la plus pure). Attachez-vous. Elle n’a pas fini de brasser la cage, mais son moteur, désormais, c’est l’écriture. « J’ai choisi la vie finalement. Après avoir joué à la funambule longtemps, sans savoir de quel côté j’allais tomber. »

Choisir la rue?

Plus de 65 % des Canadiens, selon Environics, croient qu’on choisit la rue. Mythe ou réalité? « Un mythe à la peau dure, en fait. Pour les plus vieilles, il s’agit d’une solution de dernier recours, faute de voies alternatives. La rue s’impose à la très grande majorité. D’ailleurs, les femmes font tout pour ne pas avoir l’air d’être des sans-abri. Même qu’elles ne perçoivent pas toujours la dureté de leur situation. » — Marie-Josée Lamarre, du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal, qui regroupe 54 organismes.

« On ne va pas à la rue pour se libérer quand a eu une famille, un emploi, un enfant. On le fait généralement pour fuir la violence, la honte, la mort, le chômage, la peine. Et on se barricade dans sa peur à double tour. L’errance, c’est un enfermement terrible. On a perdu la clé pour revenir. On survit dans la panique, complètement désorienté. » — Michel Simard, Trois-Rivières, membre de Solidarité Itinérance du Québec (table de concertation des ressources de Québec, du Grand-Montréal, de Chicoutimi, de Sherbrooke, de Trois-Rivières et de Drummondville).

« Pour les jeunes, ça peut ressembler à un choix. Celui de lancer son cri de rage, de se rallier à une culture (punk, par exemple) avec des rituels forts, des valeurs de partage, beaucoup de drogues, le désir de faire un immense pied de nez à une société sans cœur, sans idéal. » — Lise Cadieux, directrice de Passages (ressource communautaire multiforme dédiée exclusivement aux jeunes de 16 à 22 ans à Montréal).

Mère Teresa du centre-ville

En revenant du Grand-Nord, Hélène Denoncourt acceptait, il y a sept ans, un poste au sein de l’équipe « Itinérance » du CLSC Des-Faubourgs. « Le centre-ville de Montréal, c’est mon département! » Elle adore son travail. Ça se voit, notamment parce qu’il est branché sur le mouvement communautaire. « Il n’y a pas de petits bobos chez les sans-abri. Tu te sens terriblement utile. Une insolation, un mal de tête persistant ou des plaies aux pieds, c’est très grave quand ces derniers sont notre char! Soulager un malaise dit à la patiente que d’autres aspects de sa vie peuvent être améliorés. »

Vêtue d’un jeans et d’un t-shirt — « Pas de sarrau blanc, ça effraie et ce n’est pas pratique! » —, elle a un mot pour chacun, chacune, et sourit sans arrêt de tous ses yeux pers. Les hommes lui disent qu’elle est belle. Elle répond : « Merci beaucoup… Comment ça va aujourd’hui? » Et elle écoute attentivement.

La vie en punk

Les plus jeunes maintenant, si visibles dans les rues. Souvent, elles vivent en appartement avec la bande, tout en squattant à l’occasion des immeubles décrépis. Le tiers de la clientèle des ressources communautaires de Montréal a moins de 30 ans! Dont 40 % de filles… certaines ont aussi peu que 13 ou 14 ans. « Il y a dix ans, on avait surtout affaire à des gamines, des fugueuses qui se faisaient prendre parfois dans le réseau de la prostitution. Aujourd’hui, c’est pas mal plus compliqué. Les trajectoires sont très lourdes : les filles ont en moyenne 17 ans. Neuf sur dix s’injectent de la cocaïne ou de l’héroïne quotidiennement et traitent avec des bandes criminalisées. Avant 25 ans, elles n’arrivent pas à s’en sortir. » L’enfer.

Lise Cadieux est directrice de Passages, un organisme communautaire qui touche chaque année, de différentes manières (hébergement, ateliers, projets de retour aux études ou « d’employabilité »), près de 2 000 jeunes de 16 à 22 ans qui survivent dans le centre-ville de Montréal. Il y a encore un peu de la Gaspésie dans sa voix. Et sa propre fille vient d’avoir 17 ans. Des jeunes qui pètent les plombs et crient leur rage, elle les croise à un moment où certaines cherchent à prendre des décisions. Elle en parle avec effusion, admiration et respect. « Elles viennent très souvent de familles aisées dans lesquelles la présence aux autres est devenue… virtuelle. Elles sont des leaders nées, des jeunes brillantes, courageuses, aux idéaux saccagés. Souvent, elles rêvent de s’engager socialement. Leur potentiel artistique est immense. »

Par expérience, l’intervenante se donne un minimum de cinq ans pour voir une reprise en main. « À 17 ans, ces filles ont déjà douze sevrages à leur compte! Il ne faut pas se faire des illusions. C’est la qualité du lien affectif qui se crée, combiné à un corps et à un esprit qui demandent grâce après des années à frayer avec la mort, qui les fera oser vivre autrement. » Lise Cadieux poursuit : « On les encourage, au fil de petits pas en petits pas, à canaliser pour elles cette force de frappe, ce courage, ce leadership en force de vie. C’est long, mais possible. »

On les a parfois « convaincues » d’émigrer vers les grands centres plus riches en ressources communautaires. À Victoriaville, les policiers reconduisent de jeunes punks sur l’autoroute en leur disant d’aller rejoindre leur monde à Montréal, m’a affirmé Martine Guévin, du réseau Solidarité Itinérance. « Ici, de toute façon, on les coffre après six contraventions non payées pour flânerie dans les parcs ou “ squeegisme ”. »

Inutile de préciser que la vie en punk est encore plus raide pour les filles : grossesses non désirées, maladies transmisses sexuellement, sexisme ordinaire, relations de pouvoir et d’entraide sont là aussi teintées des rapports homme-femme. La sociologue Lauraine Leblanc — qui est passée par là — y a d’ailleurs consacré une thèse de doctorat, publiée sous le titre Pretty in Punk.

Après avoir évoqué les pires détresses, les plus durs rejets, comment conclure? Par une dernière constatation, douloureuse et percutante. C’est l’infirmière Hélène Denoncourt qui parle : « Une société qui extirperait les gens de la misère s’enrichirait d’autant… Mais les êtres humains ne comptent plus beaucoup. Vous savez ce qui est vraiment terrifiant? On est en train de s’habituer à l’intolérable, de normaliser l’exclusion. Oui, on se rentre dans la tête que c’est « normal » de laisser des gens croupir à la limite de la survie. Parce qu’il y a toujours eu des pauvres et des riches, des faibles et des forts. Le pire : une partie des sans-abri en viennent à croire qu’il est normal d’être éjectées. En se demandant ce que la vie leur réserve de pire encore. »

Ceci est un appel à la solidarité et à la vigilance. La misère psychologique, économique et morale continuera de plonger dans l’abîme les plus vulnérables, à un certain moment de leur vie. Qui peut croire que jamais cette bourrasque ne l’atteindra, ni ses proches?