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Le paradoxe libanais

Au pays du cèdre, le manque d’encadrement rend la pratique de l’avortement dangereuse pour la santé des patientes.

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Au Liban, l’avortement est illégal, clandestin et tabou. Il est pourtant couramment pratiqué dans les cliniques et les hôpitaux, dans des conditions souvent dangereuses pour la santé des patientes. Aucune ONG ou association pour les droits des femmes ne milite pour le légaliser. Le gouvernement, lui, ferme les yeux. Pourquoi?

Longtemps considéré comme la « Suisse du Moyen-Orient » ou le paradis de la cosmétique et de la chirurgie esthétique, le Liban, sorte d’îlot libéral au Moyen-Orient, est également la destination numéro un pour l’avortement dans cette région. Bien que l’interruption volontaire de grossesse (IVG) soit toujours illégale selon les articles 539-546 du Code pénal et passible de plusieurs années d’emprisonnement, un nombre croissant de Libanaises et d’étrangères y ont recours chaque année dans les cliniques du pays.

Dona avait 21 ans lorsqu’elle s’est fait avorter. Enceinte de son copain, il n’était pas question pour la jeune célibataire de garder l’enfant. Au Liban, il est en effet impossible pour une femme célibataire d’élever seule un enfant né en dehors des liens du mariage. Un enfant illégitime, non reconnu par le père et souvent abandonné par sa mère à l’hôpital ou confié à un orphelinat, se voit apposer la mention lakit (« enfant abandonné ») sur son acte de naissance, en plus d’être privé de plusieurs droits. Dans de telles circonstances, Dona a choisi de se faire avorter. « L’intervention s’est plus ou moins bien passée. Malgré l’anesthésie, j’étais à moitié consciente. Je n’ai rien senti, mais j’ai fait un gros bad trip. À mon réveil, le médecin m’a montré le bocal qui contenait le fœtus. Je n’étais vraiment pas censée voir ça! À la fin du rendez-vous, il m’a même proposé de me reconstruire l’hymen lorsque je me marierais, pour que je retrouve ma virginité! » se souvient-elle.

L’obstacle de la religion

Bien que le Liban dispose d’une des lois les plus strictes sur l’avortement au Moyen-Orient — il ne le permet que pour sauver la vie de la mère —, le cas de Dona est loin d’être unique. Un gynécologue interviewé sous le couvert de l’anonymat affirme pratiquer trois ou quatre avortements par mois en moyenne, dont 30 à 40 % pour des femmes originaires d’autres pays arabes.

Pourtant, acuune initiative n’a été entreprise par l’État pour assouplir la loi sur l’IVG ou encadrer la pratique. Une situation que plusieurs activistes et militantes pour les droits des femmes expliquent en invoquant la religion. « Je crois que le gouvernement ne s’attaque pas à la question parce qu’elle entre en conflit avec les croyances religieuses. Tout ce qui touche à la religion est très difficile à faire évoluer ici », relate Leila Awada, avocate et cofondatrice de KAFA, une organisation libanaise qui lutte contre la violence envers les femmes.

Formellement interdit par l’idéologie chrétienne, l’avortement est accepté jusqu’au troisième mois dans la religion musulmane. Mais au Liban, il est interdit par le code pénal. De plus, toutes les lois libanaises relatives au statut personnel, c’est-à-dire à la famille, au mariage, au divorce ou à la filiation, sont des lois religieuses. Chacune des 18 communautés religieuses qui cohabitent dans le pays possède donc ses propres lois et tribunaux. Ces divergences communautaires seraient l’un des principaux freins à l’avancement du droit à l’avortement au pays du cèdre. « Même les travailleurs d’organisations non gouvernementales (ONG) sont divisés à propos de l’avortement, sans compter que ceux qui financent ces ONG ne montrent pas d’intérêt pour la question. Quant aux femmes qui siègent au Parlement, elles ne se sentent pas très concernées, je crois. Les initiatives ne viendront pas du politique, mais des ONG. Je crois également qu’il s’agit d’un problème plus chrétien que musulman », explique Lamia Shehadeh, activiste féministe et membre fondatrice du Comité libanais pour le suivi de la question de la femme, créé dans la foulée de la quatrième Conférence mondiale sur les femmes qui a eu lieu à Pékin en . Elle affirme d’ailleurs n’avoir jamais entendu parler d’une quelconque initiative en rapport avec l’avortement au Liban.

Les ravages de l’ignorance

Aujourd’hui âgée de 27 ans, Dona avoue être tombée enceinte par ignorance et par insouciance. Pourtant, sa mère s’était fait avorter chez le même gynécologue 30 ans auparavant… « Un jour, ma mère a trouvé une ordonnance que le médecin qui m’a avortée m’avait donnée. Choquée, elle m’a dit qu’elle savait très bien ce qu’il faisait comme boulot. C’est comme ça qu’elle m’a avoué s’être fait avorter par le même gynécologue, avant ma naissance », raconte-t-elle.

Photographie de Léla Chikhani Nacouz
La psychologue Léla Chikhani Nacouz constate que les raisons qui poussent les femmes à avorter n’ont pas changé en 30 ans, pas plus que l’absence d’éducation sexuelle et de prévention.

Léla Chikhani Nacouz, psychologue et auteure de la thèse de doctorat Motivations à l’avortement. Étude de psychologie sociale en milieu libanais publiée en , explique que la situation n’a pas beaucoup évolué en 30 ans. « Grossesses hors mariage, problèmes financiers et familiaux, pressions sociales, crimes liés à l’honneur : les raisons qui poussent les femmes à se faire avorter sont les mêmes qu’avant. Sans compter le manque flagrant d’éducation sexuelle et de prévention. »

La désinformation, voire l’absence totale d’éducation sexuelle, est la principale cause de l’augmentation du nombre d’avortements au Liban, juge le Dr Faysal El Kak, président de la Société libanaise d’obstétrique et de gynécologie, qui milite depuis quatre ans pour faire inclure l’éducation sexuelle au programme scolaire. Une situation que constate également la sexologue Sandrine Atallah dans son cabinet de pratique privée. « Mes clientes sont des femmes éduquées. Elles devraient avoir une certaine connaissance de la contraception et de leur corps, mais ce n’est pas le cas. Il n’y a pas de responsabilisation des femmes. Elles n’assument pas leur sexualité, donc ne se protègent pas. »

Photographie de Sandrine Atallah
Dans son cabinet de pratique privée, la sexologue Sandrine Atallah reçoit des femmes éduquées, qui n’assument pas leur sexualité, donc qui ne se protègent pas.

Pour Dona, le sujet était tellement tabou qu’il était hors de question de se confier à sa famille. « Ici, on ne parle pas de contraception. Pour moi, c’était mille fois mieux de me faire avorter que de courir le risque que ma mère découvre que je prends la pilule contraceptive. Aujourd’hui, je la prends, mais je me sens toujours jugée lorsque je vais l’acheter à la pharmacie. »

Danger : pratique non réglementée

S’il est difficile de chiffrer la quantité d’avortements pratiqués en sol libanais en raison de l’absence de recensement, les médecins estiment à plusieurs milliers par an le nombre d’interruptions de grossesse. La majorité d’entre elles ont lieu dans des cliniques et cabinets privés et se monnaient environ 500 $ américains l’acte. Le coût d’une IVG peut s’élever jusqu’à 3 000 $ en cas d’hospitalisation.

Plusieurs hôpitaux pratiquent eux aussi l’IVG clandestinement. Pour éviter les soupçons et échapper aux sanctions, ils acceptent les patientes sous de faux motifs tels que les fausses couches. La plupart du temps, les femmes sont dirigées vers un médecin par leur gynécologue ou leurs amis. Elles ont généralement recours à l’avortement par aspiration. Dans d’autres cas, certains médecins prescrivent la pilule Cytotec, un antiulcéreux aux effets secondaires très douloureux chez la femme enceinte pouvant provoquer une fausse couche.

Photographie de Yasmine.
Yasmine a beaucoup souffert de l’avortement qu’elle a subi sans anesthésie.

L’anesthésie locale ou générale n’est pas pratiquée dans toutes les cliniques. Yasmine, 26 ans, l’a appris à ses dépens. « Le médecin qui m’a avortée est très connu. Malheureusement, dans sa clinique, il ne pouvait pas utiliser d’anesthésiant. Ce fut incroyablement douloureux. » Le Dr Nicolas Baaklini a quant à lui été témoin de plusieurs cas d’abus et d’extorsion de la part de médecins peu scrupuleux. « J’ai déjà eu une patiente qui pensait s’être fait avorter. N’ayant toujours pas ses règles plusieurs semaines plus tard, elle est venue me consulter. Il se trouve que le médecin l’avait anesthésiée, mais ne l’avait pas avortée. »

Malgré tout, activistes, politiciens et spécialistes de la santé refusent toujours de porter le débat dans la sphère publique. Pour Rola Yasmine, jeune chercheuse en santé sexuelle à l’Université américaine de Beyrouth, l’opinion publique n’y est tout simplement pas prête. « J’ai peur de la réaction des Libanais si nous débattons publiquement de cet enjeu. Cela provoquerait sûrement beaucoup de réactions conservatrices, ce qui serait dommageable pour la situation actuelle. Car l’avortement, bien qu’il soit illégal, est assez facilement accessible. La meilleure façon de faire évoluer les choses, selon moi, serait de travailler discrètement avec le ministère de la Santé, plutôt que de militer pour la cause en public. »

Entre-temps, le manque d’encadrement, conjugué à de tenaces préjugés, permet à des médecins n’ayant pas les compétences requises de pratiquer des avortements en toute impunité…

Statut de la femme au Liban

Drapeau du Liban.

En , l’article 562 du Code pénal a été aboli. Il permettait à l’auteur d’un crime dit d’honneur de bénéficier d’une circonstance atténuante et d’une peine réduite lorsque le crime avait été perpétré à l’encontre d’une personne prise en flagrant délit d’adultère ou de rapports sexuels illégitimes.

Au Liban, le viol conjugal n’est toujours pas reconnu. Les articles 503 et 504 du Code pénal définissent le viol comme tout acte sexuel perpétré sous la contrainte sur toute femme qui n’est pas mariée au violeur. Toute forme d’agression sexuelle d’un mari contre sa femme reste donc impunie. Selon une étude réalisée par l’organisme Freedom House en , dont le rapport a été publié sur le site Web de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, 80 % des Libanaises victimes de violence domestique sont également victimes de viol conjugal.

Selon le Programme des Nations Unies pour le développement, les femmes représentent la moitié de la population universitaire libanaise et 29 % des gens sur le marché du travail. Ce taux s’explique en partie par le manque d’aide et de structures pour la garde des enfants, ainsi que par des salaires trop bas.

En , 4 femmes siègent au Parlement libanais (sur un total de 128 députés). Aucune n’est à la tête d’un ministère.