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Femmes et hommes, tous féministes!

Laure Adler propose que le combat féministe passe par le partage avec les hommes.

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Historienne, journaliste et écrivaine, elle s’est fait connaître au Québec grâce au Cercle de minuit, une émission diffusée il y a quelques années sur TV5. Féministe depuis les événements de 1968 en France, Laure Adler persiste et signe : elle vient de publier un Manifeste féministe qui propose que le combat féministe passe dorénavant par le partage avec les hommes. La Gazette des femmes l’a rencontrée à Paris.

Salon de thé Les Deux Abeilles, rue de l’Université, juste derrière le Musée des Arts premiers du quai Branly. La ville ploie sous les fleurs de cerisiers et d’amandiers, il fait beau, les Parisiens sortent comme des mouches dans les jardins, sur les esplanades et les terrasses. J’attends Laure Adler aux Deux Abeilles. Les deux abeilles? Ce sont mère et fille, propriétaires de ce salon de thé qui fait aussi bistrot. Une institution ici. Les patronnes exhibent leur tarte tatin juste extirpée des fourneaux devant mes yeux gourmands. « Que du vrai chez nous », dit la plus jeune.

« Nous formions une famille de trois filles », raconte Laure Adler d’entrée de jeu. Elle est arrivée, s’excusant de son retard. Bise aux patronnes en commandant un jus de carotte et gingembre. « J’ai été élevée par une mère qui nous disait, à ma sœur et moi, qu’il fallait être indépendante matériellement de son mari, qu’il fallait un métier. »

Des métiers, elle en a eu. Elle a commencé sa carrière de journaliste à France Culture en 1974, jusqu’à en diriger les destinées de 1999 à 2005. Biographe de Marguerite Duras et de Françoise Giroud notamment, elle a aussi publié des livres qui ont connu du succès dans toute la francophonie, comme Les femmes qui aiment sont dangereuses et Les femmes qui lisent sont dangereuses. Plusieurs métiers donc, mais tous marqués au coin d’une préoccupation récurrente : le sort des femmes.

Et elle en remet, elle n’abandonne pas, Laure Adler. Alors que le féminisme semble chercher un second souffle et peiner à justifier sa raison d’être aux yeux d’un certain nombre, elle ose un opus original coiffé d’un titre non équivoque, Manifeste féministe. « Ce mot suscite encore et toujours des réactions hostiles. Le féminisme reste un thème vu comme ringard et agressif. Et les féministes continuent d’être considérées comme des mal baisées, des hystériques et des violentes. Mais je m’en fous, je suis féministe! »

Le féminisme n’a pas de sexe

Au cœur du manifeste Adler, une idée maîtresse et le titre d’un des chapitres : « Hommes et femmes dans le mouvement des femmes ». Un programme en soi! « Dans les années 1960, 1970, le combat féministe était réservé aux femmes, dit-elle. Nous avions besoin de nous parler entre nous. À présent, nous sommes à un nouveau stade : le combat féministe passe par le partage avec les hommes. » Elle est de ceux et celles qui prétendent qu’il faut cesser de nous penser dans une perpétuelle opposition masculin/féminin. « Pouvons-nous faire disparaître, écrit-elle, cette construction sociale naturalisée qui nous emmure depuis des siècles? » Nourrie des travaux du sociologue Pierre Bourdieu (notamment La domination masculine, 1998), Laure Adler exhorte les féministes à élargir leur lutte à d’autres catégories sociales que la leur. Celle des hommes, entre autres…

« Dans les années 1960, 1970, le combat féministe était réservé aux femmes. Nous avions besoin de nous parler entre nous. À présent, nous sommes à un nouveau stade : le combat féministe passe par le partage avec les hommes. »

— Laure Adler

Et cet appel au partage de la lutte, elle l’a incarné dans son Manifeste féministe en s’entretenant avec 14 hommes de différents horizons qui se disent féministes. Tandis que l’ancien résistant et auteur du célèbre Indignez-vous!, Stéphane Hessel, campe le sujet en lançant « Il faut que les hommes soient féministes », le sociologue Edgar Morin préconise une sorte de bisexualité de pensée qui serait partagée par les hommes et les femmes :« Nous avons besoin d’une imprégnation plus grande, chacun, dans la bisexualité psychique. »

Pap Ndiaye, historien et spécialiste de la condition noire aux États-Unis, plaide, lui, pour la collaboration des luttes féministes et antiracistes plutôt que pour leur « concurrence destructrice ». Après avoir constaté la déception de certaines féministes américaines blanches devant la victoire de Barack Obama sur Hillary Clinton aux primaires démocrates de 2008, des féministes qui déploraient que « les questions raciales aient presque toujours la priorité sur celles de genre », il soutient que le féminisme devrait désormais être « pensé d’abord en tant que lutte politique essentielle à la démocratisation des sociétés plutôt que via l’identité sexuelle de ses représentantes ».

Et pourquoi avoir choisi ces 14 hommes en particulier? « Parce que je les admire, répond Laure Adler du tac au tac. Chacun d’entre eux fut à sa manière un pionnier. Et ils ont en commun d’avoir été éduqués par des mères féministes. Mon enquête auprès de ces hommes prouve que le rôle des mères est absolument prégnant dans l’éducation des filles aussi bien que dans celle des garçons. »

« Ces hommes pensent aussi que les femmes sont supérieures, ajoute-t-elle. Je crois qu’ils accréditent l’idée de Gaïa, la déesse-mère, la déesse de la fécondité, ce concept de surpuissance maternelle que défend depuis toujours l’anthropologue Françoise Héritier. » Dans Masculin/féminin. La pensée de la différence (Odile Jacob, 1996), cette dernière explique la surpuissance féminine par le fait que les femmes sont les seules à pouvoir donner naissance et qu’elles peuvent produire de l’identique, des filles, mais aussi du différent, des garçons. « Les hommes, jaloux de cette surpuissance, se vengeraient depuis toujours en dominant les femmes », poursuit Laure Adler.

Mais cette sacralisation du féminin ne ferait-elle pas plutôt partie du problème en contribuant à la mise à l’écart et à l’ostracisme des femmes? Je fais valoir ce bémol à mon interlocutrice en lui parlant de la pièce Les fées ont soif (1978). Le célèbre texte de Denise Boucher, fondement d’un certain féminisme québécois, se rebellait précisément contre cette idée de femme sacrée, inaccessible, maintenue sur un piédestal, la vierge, la maman, la putain… ou bien la déesse-mère. Je la sens étonnée, un peu désarçonnée. « En tout cas, vaut mieux trop admirer les femmes que les mépriser ou les maltraiter », lance Laure Adler comme un cri du cœur.

« En France, de plus en plus d’hommes épousent la cause des femmes, enchaîne-t-elle. Leurs mœurs ont évolué. Ils sont devenus des pères attentifs et se prévalent de congés de paternité. Le machisme est de plus en plus mal vu intellectuellement et idéologiquement, même s’il est encore pratiqué. » L’affaire DSK a-t-elle suscité une prise de conscience en la matière? « Cette affaire contribuera certainement à faire sortir des femmes de leur silence, mais le machisme reste hélas une attitude courante, sinon banale. »

Laure Adler jette quand même un regard rempli d’espoir sur l’avenir des rapports entre les hommes et les femmes de son pays. « La relève féministe existe. Des groupes de jeunes femmes dans la trentaine voient le jour. Cela me rend assez optimiste. » Elle donne comme exemple Osez le féminisme!, né en 2009, qui se revendique universaliste, laïque et progressiste. L’association a, entre autres initiatives, mené une campagne contre le viol et pris position pour la parité en politique et l’abolition de la prostitution. « Ces jeunes femmes me consultent, moi, la vieille féministe historique. Elles veulent apprendre. » Laure Adler se dit fière d’enseigner l’histoire du féminisme à Sciences Po et de passer ainsi le flambeau. « L’année dernière, un seul homme s’était inscrit à mon cours. Cette année, il y en a trois… sur 28! » Elle sourit. « C’est un progrès. »

Le jus de carotte et gingembre planté devant elle est demeuré intact. Je prends congé de Laure Adler. Son téléphone se remet à sonner en cascades. Dedans comme dehors, Paris vibre.

Couverture du livre de Laure Adler Manifeste féministe
Laure Adler, Manifeste féministe, Autrement, 2011, 191 p.