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L’art de la mixité

De plus en plus, des artistes handicapés trouvent leur place sous les projecteurs. Lever de rideau sur des compagnies qui cherchent l’unique dans l’atypique.

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Les salles de spectacle nous ont habituées à des danseuses au corps souple, à des comédiennes à la diction parfaite. Mais de plus en plus, des artistes handicapés trouvent leur place sous les projecteurs. Lever de rideau sur des compagnies qui cherchent l’unique dans l’atypique.

Devenue tétraplégique en , France Geoffroy a entrepris un fructueux parcours vers la danse. Corpuscule Danse, qu’elle a fondée en avec Isaac Savoie et Martine Lusignan (des Grands Ballets canadiens de Montréal), est la première compagnie québécoise de danse intégrée. Une pratique qui fait collaborer des danseurs et des chorégraphes avec et sans handicap physique.

Dans la danse intégrée, chaque corps atypique génère une gestuelle et une poésie teintées par le handicap. « Nous sommes habitués à la virtuosité. Ce qui m’intéresse, c’est l’équilibre précaire, le spasme, la fragilité du geste », explique-t-elle. Le corps brisé, la mobilité réduite, le fauteuil roulant ou la prothèse mise à nue suscitent une réflexion sur la performance. Pour France Geoffroy, ces cassures dans l’exécution enrichissent le vocabulaire des partenaires de danse, handicapés ou pas.

« Il faut transcender son handicap, croit-elle. Ça fait plus de 10 ans que je danse en fauteuil roulant. Je ne suis plus dans la perte. Si j’étais malheureuse à en pleurer, je ne serais pas sur scène, mais dans le cabinet d’un thérapeute! » La danseuse contemporaine estime qu’elle gagne son pari lorsque le regard du spectateur va au-delà du handicap pour apprécier l’œuvre chorégraphique dans sa globalité.

Mais le pari n’est pas toujours gagné. Parfois, le public se départit difficilement de ses tabous, ses malaises. « C’est normal : les spectateurs manquent de repères. Il n’y a pas de références, de codes sur lesquels s’appuyer. Ils ne peuvent pas soupçonner la complexité des techniques de bascule de fauteuil roulant, par exemple. Comme ils ne sont pas non plus conscients que les pieds d’une ballerine saignent de douleur sous ses chaussons pointés. Il faut faire avec. »

Corpuscule jouit d’une solide réputation dans le milieu de la danse. France Geoffroy collabore avec des chorégraphes de renom. « Tout nouveau champ d’exploration crée une nouvelle esthétique. C’est une question de temps et d’ouverture. » Cette pionnière croit que les artistes handicapés doivent aller cogner aux portes des compagnies et des subventionnaires même si c’est difficile, car dans le milieu des arts, ce n’est facile pour personne. « Il faut de la rigueur, du professionnalisme, de la volonté! »

Joe, Jack et… Geneviève

Photographie de Geneviève Morin-Dupont.
Douée pour l’interprétation, la comédienne Geneviève Morin-Dupont partage souvent la scène avec des comédiens issus des écoles de théâtre. On la voit ici dans le rôle de Marguerite Actuelle, Le Temps des marguerites, Les Productions des pieds des mains, chorégraphie de Menka Nagrani.

. À Montréal, sur la scène du théâtre Aux écuries, une femme à l’énergie contagieuse « pogne les nerfs », prononce un discours électoral surréaliste et se déhanche sur la musique de Michael Jackson. Le public découvre Geneviève Dupont-Morin, 30 ans, comédienne diplômée de Les Muses : Centre des arts de la scène, une école qui offre une formation professionnelle en chant, en danse et en théâtre aux artistes vivant avec un handicap. Porteuse de trisomie 21, Geneviève a plus d’une corde à son arc. L’une d’elles : un talent pour l’interprétation.

Dans cette production intitulée Just Fake It, qui explore les thèmes de l’apparence et des faux-semblants, Geneviève Dupont-Morin partage la scène avec des comédiens sans handicap, issus des écoles de théâtre. Le mandat du collectif derrière la pièce, Joe, Jack et John, est de travailler avec une distribution standard, mixte et hors-norme.

La directrice du collectif, Catherine Bourgeois, apporte toutefois une nuance : « Je ne travaillerais pas avec n’importe qui. Just Fake It n’est pas un projet communautaire. Avant tout, Geneviève fait partie de la distribution pour ses qualités d’expression. » Selon l’équipe de production, elle possède une imagination fertile et procure une authenticité rafraîchissante au projet. Elle a ajouté son grain de sel tout au long du processus créatif. Si la première collaboration entre Geneviève et le collectif, qui remonte à , a été plus difficile, c’est maintenant donnant-donnant, estime son partenaire de scène Jean-Pascal Fournier, aussi codirecteur de Joe, Jack et John. « Nous essayons d’inventer un nouveau langage. C’est un pari risqué, mais ça avance », relate Mme Bourgeois. En , la compagnie a reçu pour la première fois l’aide financière du Conseil des arts et des lettres du Québec.

Maintenant membre de l’Union des artistes, Geneviève Dupont-Morin a acquis de l’assurance sur scène depuis ses débuts. Elle mémorise rigoureusement ses textes, sans aide. Les Muses ont fait un travail incroyable, reconnaît sa mère, Hélène Morin. Des projets d’avenir? « Je rêve d’avoir un rôle dans une série policière », confie la comédienne qui a déjà joué au petit écran dans Annie et ses hommes et Tout sur moi.

Des lièvres et des tortues

À Québec, Entr’actes prône également l’ouverture à l’exception en offrant des ateliers de théâtre à une clientèle vivant ou non avec un handicap. L’organisme désire avant tout reconnaître les forces et les faiblesses de chacun pour les mettre à profit. Pour son directeur, Jean-François Lessard, la mixité est bénéfique à tout processus de création.

Les ateliers d’Entr’actes se veulent des laboratoires dans lesquels les participants explorent de nouveaux parcours pour se rendre à l’expression. « Dans nos ateliers et nos spectacles, nous cherchons le “poème” de chaque individu, souligne M. Lessard. Sans tomber dans le freak show, cela crée des distorsions intéressantes qui nous éloignent du standard “caméléon” du comédien. À mon sens, c’est une approche tout aussi fascinante. Et touchante. »

En , l’organisme présentera dans les écoles secondaires de Québec la pièce Lièvres & tortues, dont la distribution inclut des artistes vivant avec une déficience intellectuelle. Si la pièce ne porte pas directement sur les personnes handicapées, elle pose un regard sur l’équilibre fragile entre nos faiblesses et nos ambitions. Les situations que vivent les personnages renvoient les jeunes spectateurs à leurs propres limites. Le rejet causé par la trisomie peut ainsi faire écho au rejet d’un élève persécuté par un tyran dans la cour d’école. « Les élèves sont très sensibles aux concepts de winner et de loser », estime le directeur d’Entr’actes.

Selon lui, les Québécois font preuve d’ouverture envers les artistes handicapés, mais il faut dépasser le stade de la pitié et de l’infantilisation. Il encourage les compagnies de théâtre à recourir aux services de ces artistes. « Ce n’est pas si compliqué. Et si c’est nécessaire, nous pouvons offrir du soutien. Un artiste qui est passé par Les Muses ou Entr’actes a un bagage solide et une expérience de scène. Il apportera quelque chose d’unique à un projet. »

Enfin une reconnaissance!

Le Québec et le reste du Canada ont été lents à reconnaître la valeur des pratiques artistiques des personnes handicapées. Selon le rapport d’étude Regard sur la pratique des artistes handicapés et sourds du Canada, présenté au Conseil des arts du Canada (CAC) en , les États-Unis et l’Angleterre seraient bien plus avancés dans ce dossier.

Pour pallier ce manque, le Bureau de l’équité du CAC a élargi la clientèle visée et offre depuis des programmes de subventions aux artistes avec handicap ou aux organismes qui les incluent dans leur pratique. Les mêmes subventions étaient offertes par le Bureau de l’équité depuis 10 ans, mais répondaient principalement aux besoins des communautés culturelles.

Pourquoi cette ouverture? « Des membres de mouvements pour les droits des artistes handicapés sont venus nous rencontrer. Ils vivaient de la discrimination ou n’étaient pas admissibles aux programmes réguliers, car leurs initiatives étaient considérées comme des projets communautaires. Les demandes se retrouvaient dans une zone grise, entre les subventions pour la santé et celles pour les arts », explique Shuni Tsou, agente de programme au CAC.

Parmi les défis que soulève le rapport d’étude, on note le peu de formation artistique professionnelle accessible ainsi que des lieux de diffusion non adéquats pour la présentation des œuvres des artistes handicapés. « Grâce à des actions concrètes, nous souhaitons corriger la situation », affirme Mme Tsou. Selon l’agente, ce ne sont pas seulement des principes, mais des convictions qui animent le CAC. Les pratiques des artistes qui vivent avec un handicap sont uniques. « Le CAC veut reconnaître cette richesse. »

Le propre de l’art est de remettre l’ordre établi en question et d’explorer de nouvelles perspectives. On peut donc espérer que les artistes professionnels handicapés sauront trouver leur juste place sur la scène culturelle québécoise.