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Cachez ce ruban que je ne peux plus voir

Dans son récent documentaire L’industrie du ruban rose, Léa Pool s’intéresse aux campagnes de marketing qui arborent fièrement le ruban rose.

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Boîtes de mouchoirs, bouteilles de vin, barquettes de champignons : les produits arborant fièrement le ruban rose se multiplient. Le mois d’octobre rosit même nos pompes à essence. Les campagnes de marketing auraient-elles dépassé les limites du raisonnable et du respect de celles qui souffrent du cancer du sein? Léa Pool s’intéresse à la question dans son récent documentaire, L’industrie du ruban rose.

Couverture de l’essai de Samantha King.
L’essai de Samantha King publié en 2006 a inspiré l’équipe de l’ONF pour le documentaire du même nom réalisé par Léa Pool.

« Il s’agit d’une cause de rêve. » Cette phrase, vous l’entendrez dans le documentaire de Léa Pool. Vous la lirez aussi dans l’essai qui a inspiré l’équipe de l’Office national du film, Pink Ribbons, Inc., écrit par Samantha King, professeure de kinésiologie et d’études sur la santé à l’Université Queen’s, à Kingston, en Ontario. Publié en 2006, cet ouvrage de 140 pages remarquablement documenté explore comment le cancer du sein, une tragédie individuelle, s’est transformé en un mouvement de consommation de masse.« De tous les points de vue abordés par Samantha King, c’était l’angle marketing qui m’intéressait le plus. Je voulais comprendre comment cette maladie a été pris en otage par de grosses compagnies », explique la réalisatrice, qui s’est penchée pendant plus de deux ans sur le phénomène.

Du strict point de vue du marketing, Jacques Nantel, professeur titulaire et secrétaire général à HEC Montréal, est tout à fait d’accord pour affirmer que le cancer du sein est une cause de rêve. « La prévalence de la pathologie (environ 25 000 Canadiennes diagnostiquées annuellement) combinée à la probable proximité d’une malade (mère, sœur, fille, épouse, etc.) fait en sorte que ça touche pratiquement tout le monde. Ajoutez à cela le fait que c’est une maladie à laquelle personne ne “s’expose”, en opposition aux troubles cardiaques ou au VIH, par exemple, et vous vous retrouvez en effet avec une cause de rêve. » De plus, plusieurs études démontrent que 80 % des décisions d’achat sont prises par les femmes. Voilà donc des campagnes qui les ciblent deux fois plutôt qu’une.

L’industrie du ruban rose, qui prendra l’affiche le 3 février en Amérique du Nord, a été filmé en grande partie en sol américain, où les excès inimités du mouvement rose sont dénoncés depuis plusieurs années.« Les États-Unis, c’est le cœur du mouvement. Le pouvoir de certaines fondations et le cynisme ont atteint là-bas des niveaux inégalés. Espérons que cette prise de conscience nous évitera de nous rendre aussi loin », explique Léa Pool. Souhaitons-nous en effet un peu de retenue envers les pink buckets de KFC – ce qui deviendrait ici les barils roses de PFK – et les fusils roses, tous deux en vente pour la bonne cause chez nos voisins du sud.

L’organisme californien Breast Cancer Action (BCA) bataille dur depuis le début des années 1990 pour davantage d’imputabilité chez les compagnies qui accolent le ruban rose à leurs produits. Barbara Brenner, qui a dirigé BCA pendant 15 ans, était à la tête du groupe lors du lancement des campagnes Think Before You Pink (traduction libre :« Pensez avant d’acheter rose »). L’activiste, qui est interviewée dans le documentaire de Léa Pool, explique entre autres que certaines compagnies de cosmétiques qui amassent des sommes astronomiques pour la cause du cancer du sein, comme Avon, refusent d’afficher la liste des ingrédients, potentiellement cancérigènes, qui entrent dans la fabrication de leurs produits. Et ce n’est qu’un exemple.

« Nous avons tous un effort d’information à faire. Il faut détricoter ce beau chandail rose en posant des questions. Ça fait partie de nos responsabilités d’êtres humains et de femmes en particulier, car ce n’est pas la première fois qu’on se fait avoir », note Léa Pool, qui a souvent dépeint des réalités féminines dans ses œuvres de fiction, comme Anne Trister (1986) et Emporte-moi (1999). « Demandez des comptes, envoyez une lettre, dites que vous n’êtes pas d’accord! La première étape, c’est de sensibiliser un peu plus les femmes, et j’espère que mon film jouera ce rôle. On part de loin, car personne ne se pose de questions en ce moment. »

Jacques Nantel, qui enseigne le marketing depuis plus de 30 ans, remarque que les consommateurs ont tendance à faire confiance plus facilement aux entreprises et donc à poser moins de questions lorsqu’on leur promet que les profits seront remis à une bonne cause.

La Fondation du cancer du sein du Québec applaudit le message de Léa Pool et encourage les consommateurs à s’informer. « Il est important que celui ou celle qui se sent interpellé par la cause regarde bien qui est l’organisation derrière tel ou tel ruban. Certains donateurs vont aussi préférer faire un chèque plutôt que d’acheter un produit », spécifie la directrice générale de l’organisme, Nathalie Le Prohon. Même si elle refuse de parler de surutilisation du ruban, elle admet qu’« il y a beaucoup de rose et que ce ne sont pas toutes les compagnies qui font une utilisation judicieuse du symbole ».

La Fondation, qui collabore avec plusieurs compagnies, notamment au moyen de l’initiative Achetez rose, « évalue judicieusement les partenariats et s’assure que les produits représentent de saines habitudes de vie ». Si l’organisation n’a encore rendu public aucun code d’éthique ou guide de conduite, la directrice révèle par exemple que la Fondation a refusé de s’associer avec le bar montréalais de danseurs nus Le 281, en 2010, car elle ne veut pas « collaborer avec des établissements ou des produits à connotation sexuelle ».

Ce n’est pas toujours rose…

« Ce qui nous dérange de ce film, c’est qu’il ne mentionne pas les importantes avancées des 20 dernières années. Les sommes amassées, elles ont servi à sauver des vies », insiste Nathalie Le Prohon, qui se décrit comme une survivante et une combattante du cancer du sein, dont elle a été victime à deux reprises. Selon les statistiques de la Société canadienne du cancer, le taux de survie cinq ans après le diagnostic du cancer du sein est passé de 71 % dans les années 1970 à 88 % au milieu des années 2000.

Mais il y a aussi celles qui en meurent encore. Un groupe de femmes classées au stade 4, le plus avancé, celui où le cancer a produit des métastases dans d’autres parties du corps, expriment dans le film leur ras-le-bol envers cette récupération de leur maladie. Elles en ont également marre du positivisme mur à mur. De la tyrannie de la bonne humeur. Pour la cause, il ne suffit plus de marcher, il faut maintenant courir, sauter, sourire de toutes ses dents et montrer son côté givré. Des rassemblements monstres et des marches pour la vie se déroulent à travers le monde au son d’une musique rythmée remplie d’espoir. « La femme semble utilisée ou, encore une fois, mise en scène comme une personne douce, docile. C’est infantilisant, se faire dire qu’il faut toujours être de bonne humeur », dénonce Léa Pool, qui décrit son film comme un documentaire féministe.

« Je comprends tout à fait que ces grands événements ne conviennent pas à tout le monde. Oui, ce sont des messages d’espoir que nous tentons de transmettre et, parfois, ce n’est pas ce qu’on a envie d’entendre, explique Nathalie Le Prohon. Mais moi, ça m’a fait un bien fou de voir la solidarité et la mobilisation des gens. On vit tous avec le cancer du sein d’une manière différente. »

Léa Pool, qui n’a jamais dû combattre la forme de cancer la plus répandue chez les femmes, voulait éviter de juger les victimes du cancer du sein. Et c’est un pari réussi. « Mon film critique les compagnies qui sautent dans le mouvement des collectes de fonds et de la vente de marchandises roses. Je ne veux plus que les femmes regardent ce milieu-là avec innocence, comme je l’ai longtemps fait. »