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La voix de la révolte

La chanteuse tunisienne Emel Mathlouthi écrit des textes de chansons qui parlent de révolution et de liberté dans l’espoir que les gens se battent.

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Derrière la petite et douce Emel Mathlouthi se cache une révoltée à la voix puissante. Sur scène, quand elle gratte frénétiquement sa guitare, on ressent la force de son engagement jusqu’au bout de ses doigts. Entretien avec une femme de parole… libre.

Emel Mathlouthi a grandi à Tunis avec une mère énervée par sa fille qui parlait trop et un père professeur d’histoire, « anarchiste, marxiste », qui réveillait ses enfants le dimanche matin avec Les quatre saisons de Vivaldi. Elle s’est vite mise à écouter et à aimer U2, Sinead O’Connor, Bob Dylan et Joan Baez, mais aussi des chanteurs arabes comme le Libanais Marcel Khalifé et l’Égyptien Cheikh Imam. Le côté engagé de ces artistes l’a poussée à suivre cette voie, mais pas question pour elle de « revendiquer de façon bête et débile »; elle souhaitait donner de l’espoir, tout comme les chanteurs arabes lui en avaient donné. « Si à mon tour je peux arriver à donner la force et la volonté de se battre, c’est vraiment le sens le plus juste que je peux trouver à ma vie. » En chantant Kelmti Horra (Ma parole est libre) a capella au milieu des manifestants en Tunisie dès la fin , elle est devenue, à 29 ans, l’une des figures du printemps arabe.

Récemment invitée par le Festival du monde arabe de Montréal, Emel la passionnée a chanté ses textes très engagés et a rendu hommage aux résidants de la province de Van, victimes du séisme du qui a fait plus de 600 morts, mais aussi aux martyrs tunisiens et à ceux qui sacrifient leur vie pour la liberté. La Gazette des femmes en a profité pour s’entretenir avec elle.

Photographie d’Emel Mathlouthi en spectacle en 2011.
Invitée au Festival du monde arabe de Montréal , Emel Mathlouthi a chanté pour rendre hommage aux martyrs tunisiens et à ceux qui sacrifient leur vie pour la liberté.

Gazette des femmes : La chanson Kelmti Horra a-t-elle été écrite à l’occasion des récents bouleversements en Tunisie?

Emel Mathlouthi : Non. J’ai commencé à écrire en sur cette Tunisie qui était souffrante sans trop me poser de questions. Je chantais dans les petits clubs de théâtre de mon pays et je sentais qu’il se passait quelque chose de particulier, que mes textes étaient de plus en plus écoutés. J’ai fait mes chansons dans l’espoir que les gens se battent. Je parlais de révolution, de liberté; je pense que tout ce que j’ai entrepris depuis a servi. En , à Paris [où elle vit depuis quatre ans], j’ai chanté Ma parole est libre sur scène, en plein air. En , lorsque la crise sociale et politique a commencé, j’étais en tournée en Tunisie. Pendant mon spectacle du [à Sfax, deuxième ville et centre économique de la Tunisie], des gens du public scandaient déjà les slogans de la révolution. Dans mes concerts, j’ai parlé de Sidi Bouzid [la ville où a démarré la contestation]. C’était vraiment tendu à ce moment. Puis, je suis rentrée en France pour alerter les médias à propos de la situation dans mon pays. Et je suis revenue en Tunisie. Dès que je le pouvais, je chantais Kelmti Horra dans la rue, encouragée par une avocate engagée. C’est un honneur pour moi d’avoir pu contribuer à cette révolution avec ma voix.

Le , vous et tous les Tunisiens avez voté pour la première fois. Comment vous sentiez-vous?

Jusqu’à la dernière minute, je n’ai pas réalisé que j’allais enfin voter. Personne n’a dû dormir la veille. À du matin, mon cœur commençait déjà à battre plus vite. Je suis allée au centre de vote, dans un vieux lycée. J’étais un peu déçue parce qu’il n’y avait pas de queue. [Rires.] Du coup, j’ai fait un tour pour m’imprégner de l’ambiance. Des gens me reconnaissaient, c’était extraordinaire. Puis j’ai voté. Je voulais voter pour un parti progressiste moderniste; j’ai hésité entre un parti établi et un parti indépendant. Je crois à la justice, à l’égalité, à la liberté, à l’équité. Et je crois que c’est possible parce que toutes ces révolutions jeunes, laïques et populaires, on ne pouvait pas les imaginer il y a un an à peine.

La victoire du parti islamiste Ennahda a-t-elle eu l’effet d’une douche froide?

C’était prévisible. C’est facile de tabler sur la religion dans un pays qui a vécu dans la frustration pendant longtemps. Les Tunisiens ont commencé à s’y réfugier il y a plusieurs années déjà. C’est Ben Ali qui a créé ça. Mais les gens d’Ennahda sont des gens qui ont souffert aussi, qui ont résisté et qui ont mené une bonne campagne. Je ne vais pas m’alarmer et commencer à crier : « C’est une catastrophe, on est foutus! » La réalité est là, ce sont des élections libres.

Le retour du port du voile vous fait-il peur?

Comme un peu partout dans le monde arabe, ce phénomène a commencé il y a quelques années, sauf qu’en Tunisie, à cause de la répression, le retour du voile est un peu plus important. Ça ne me fait pas peur. Dans l’absolu, je désapprouve que la femme se cache des yeux de l’homme; je trouve qu’en , on ne peut plus agir ainsi. Mais au Canada, il y a des femmes qui portent le voile et qui font partie de la vie active; je suis d’avis que le port du voile ne doit pas nous faire peur. Ça concerne chaque individu. Par contre, ce qui peut m’effrayer, c’est ce que les gens ont dans leur tête, notamment le machisme, qui est de plus en plus légitimé par la religion. Les hommes confondent machisme et religion.

Que souhaitez-vous aux femmes tunisiennes?

Rien de particulier. Elles se débrouillent déjà très bien et se battent depuis toujours. Certaines se sentent menacées. Je pense au contraire que ça va mal se passer pour ceux qui ont envie de s’attaquer à leur liberté.

Emel chante la liberté dans la rue