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Quand les élus sont des élues

Les femmes engagées dans l’arène municipale sont unanimes : le pouvoir, ce n’est pas un cadeau… offert pour services rendus. Le pouvoir, ça se prend. Et ça s’exerce
différemment, comme une mission sociale.

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Les femmes engagées dans l’arène municipale sont unanimes : le pouvoir, ce n’est pas un cadeau… offert pour services rendus. Le pouvoir, ça se prend. Et ça s’exerce différemment, comme une mission sociale. « Nous venons d’ajouter un million de dollars pour réparer les nids de poule dans le secteur de Côte-des-Neiges. Soixante-dix tonnes d’asphalte ont été répandues jusqu’à maintenant. Nous répondons à toutes les demandes des citoyens », disait la conseillère Jacqueline Bordeleau, lors d’une assemblée publique du conseil de ville de Montréal. Préoccupation pour le moins inusitée, direz-vous, de la part d’une femme. Peut-être moins qu’on ne le pense si l’on se fie aux statistiques qui confirment une hausse significative de candidates ou d’élues dans le monde municipal. De 1981 à 1989, trois fois plus de femmes sont élues premières magistrates de leur ville et deux fois plus agissent comme conseillères. Une augmentation tout de même assez rapide-si l’on considère que le droit de vote universel au palier municipal n’est en vigueur que depuis 1970 et une progression constante : 11 mairesses en 1978, 20 en 1980, 40 en 1982 et 95 en 1989. Onze d’entre elles sont à la tête de villes de 50 000 habitants et plus (il n’y a qu’une soixantaine de municipalités de cette importance au Québec). Quant aux conseillères, elles représentent 17, 6% de l’ensemble des élus : elles sont 1531 sur 10 644. Une proportion plutôt modeste si l’on considère qu’«il existe au Québec plus de 1500 groupes de femmes dans lesquels militent de très nombreuses Québécoises qui sont en même temps travailleuses hors du foyer, mères de famille et chefs de famille », constatent Chantal Maillé et Évelyne Tardy dans Militer dans un parti municipal.

Ramer à contre-courant

Se présenter à des élections c’est, en fait, ramer à contre-courant. L’agressivité, la compétition avec des hommes n’a jamais eu bonne presse. Andrée Boucher, mairesse de Sainte-Foy, a vite réglé ce problème : « On s’ostracise beaucoup nous-mêmes parce qu’on a été élevées comme ça. Pour un homme, faire de la politique, c’était un honneur. Pour une femme, c’était presque un crime de lèse-majesté. Mais l’esprit de décision n’est pas le monopole des hommes. » Elle l’a prouvé lors de son premier mandat à la mairie de Sainte-Foy. Élue pour une mission presque impossible, elle a réglé l’épineux problème de la police tout en faisant la preuve que la ville pouvait très bien être administrée par une femme. Ce qui n’empêche pas certains de penser à voix haute que l’on donne le pouvoir aux femmes quand il n’y a plus rien à faire ou quand les hommes s’en désintéressent. Hélène Boivin-Pilote, conseillère du Parti Chicoutimi métropolitain de 1985 à 1989, n’a pas été réélue en novembre 1989. « Ma grande déception a été de constater que les femmes ne s’appuient pas entre elles. Je me suis fait accuser de voler le job des hommes; on m’a dit que la population serait mieux représentée par un homme, alors que d’autres avaient l’impression de perdre quelque chose en m’appuyant : une femme a même demandé si elle allait perdre sa pension de vieillesse en votant pour moi! » Les préjugés sont tenaces et se doublent d’une réalité qui en fait hésiter plus d’une à se lancer sur l’avant-scène municipale. Les salaires sont loin d’être mirobolants quand on pense aux exigences liées à ces fonctions. Hélène Boivin-Pilote a eu la « chance » de gagner un salaire de conseillère à temps plein : 14 000 $ annuellement pour… 40 à 60 heures de travail par semaine. Ce salaire doit couvrir les frais de garderie (les obligations sociales et les réunions se tiennent souvent en soirée ou en fin d’après-midi), les frais de déplacement, la garde-robe obligatoirement plus garnie, une disponibilité minimale de 20 heures par semaine largement dépassée par toutes les élues rencontrées. « Ce n’est sûrement pas le salaire qui nous attire, dit Ghislaine Cloutier-Gaumond, conseillère à la municipalité d’Upton-Village. Combien de fois me suis-je retrouvée à lire des dossiers jusqu’à une heure du matin pour être capable de me prononcer, pour mieux expliquer nos résolutions à mes concitoyens et concitoyennes, sur le coin d’une rue, en allant à l’épicerie ou à la mairie? » La mairesse de Sainte-Foy-aujourd’hui à la tête d’une ville qui compte 70 000 habitants et 700 employés et employées-gère un budget annuel de 93 millions. Elle avoue travailler sept jours sur sept. « A mes premières campagnes électorales, j’avais trois enfants à la maison. En revenant de son porte-à-porte, je ne suis pas sûre que mon adversaire devait repasser vingt chemises blanches ou servir des repas pour dix. » Marie Saint-Germain, conseillère à Val-d’Or, consacre elle aussi de nombreuses heures à l’étude de dossiers : « Il faut se documenter, on ne peut pas raconter n’importe quoi. La vie politique n’est vraiment pas facile pour les femmes. Je n’ai même pas eu le temps d’aller à la première communion de mon fils ». Son « Ti-Clou » a d’ailleurs une sainte horreur des appels de la secrétaire du conseil de ville : « A chaque fois que tu réponds, tu t’en vas à des réunions », lui dit David. Les pressions que les femmes se donnent sont énormes selon Marie Leclerc, conseillère et présidente du Conseil municipal de la Ville de Québec depuis novembre 1989 : « On prend les bouchées doubles quand on commence, on veut changer beaucoup de choses. Les conjointes et les conjoints sont souvent bien plus pénalisés qu’on ne peut l’être. Nous, on a un bénéfice journalier, on voit des résultats. Mais les conjointes et les conjoints se demandent souvent ce qu’ils y gagnent. » Winnie Frohn, du Conseil exécutif de la Ville de Québec, a vécu cette situation alors qu’elle était la seule femme dans l’opposition de 1985 à 1989. « Il fallait que j’aille à tous les événements sociaux! Je me suis dit que pour rester saine d’esprit, je devais me garder du temps pour moi. Avec un enfant d’une dizaine d’années, on ne peut pas toujours avoir la tête à ses dossiers. »

Le pouvoir, ça se prend

Les femmes engagées dans l’arène municipale sont unanimes : le pouvoir, ce n’est pas un cadeau… offert pour services rendus : « Il n’y a rien de gratuit. Le pouvoir, ça se prend », dit Andrée Boucher, qui a fondé son propre parti après avoir défendu son quartier contre un règlement de zonage qu’elle jugeait inacceptable. Andrée Boucher a perdu ses élections comme conseillère en 1977 avec 41% des voix. En 1981, elle perd par 50 voix son élection à la mairie et en 1985, elle gagne avec plus de 3 000 voix de majorité, mais son parti reste minoritaire au conseil. Elle se rattrape en 1989 par une réélection avec 80% des voix en même temps que 12 conseillers de son parti sur… 14. Le coup de pouce qui amène à se présenter doit se faire vigoureux pour convaincre les femmes de franchir le fossé qui les sépare de la vie publique. Il faut insister, les solliciter à plusieurs reprises. Winnie Frohn a menacé de ne pas se présenter à nouveau si elle était encore la seule femme à briguer les suffrages pour le Rassemblement populaire de Québec (RP). Lucie Girard est l’une des organisatrices d’un brunch offert à celles qui ont finalement décidé de se présenter sous la bannière du RP. « Il fallait les encourager; nous ne voulions pas les laisser toute seules. Et comme une campagne ça se gagne aussi avec des bras, nous avons pensé leur faire cadeau d’une boîte de scrutin; des femmes y avaient glissé un carton jaune sur lequel étaient inscrits leur nom, leur numéro de téléphone et les tâches qu’elles étaient prêtes à entreprendre pour les candidates. Le tout rehaussé par la présence de Lise Payette, de Léa Cousineau et de Claire Bonenfant venues inciter les femmes à prendre leur place en politique. » cinq des sept candidates du RP ont été élues. L’une d’entre elles, Marie Leclerc, explique : « Tu ne convaincs pas quelqu’un de se présenter en lui donnant un coup de téléphone. Il faut toujours commencer par une rencontre individuelle et si possible en présence d’une personne en qui l’éventuelle candidate a confiance. Il faut aussi que tu t’arranges pour qu’il y ait un cercle de personnes qui l’appellent et lui apportent un appui dans les jours qui suivent cette rencontre. » Au colloque régional de Femmes en tête en octobre 1989, Marie Saint-Germain disait : « Je crois que le meilleur gage pour assurer l’augmentation de la représentation politique féminine est d’exiger des partis politiques la mise en place de quotas dans le nombre de candidatures masculines et féminines. » Pourquoi ne pas exiger en même temps des frais de garderie pour faciliter l’accès des femmes à ces postes de responsabilités? Plus des deux tiers des mairesses se retrouvent dans le groupe des 45-54 ans, mais les conseillères font surtout partie des groupes des 35-44 ans et des 45-54 ans. Rita Bédard, sous-ministre aux Affaires municipales, se dit très préoccupée par la présence des femmes en politique. La priorité de son ministère est plutôt allée jusqu’ici aux programmes d’accès à l’égalité pour les employées des villes et des municipalités. « Nous avons subi des coupures budgétaires importantes, explique Mme Bédard. J’ose espérer qu’à moyen terme, nous pourrons déterminer comment aider concrètement les femmes à accéder au pouvoir. S’il y avait plus de femmes dans les conseils municipaux, elles pourraient faire valoir des points de vue différents que l’on parle de garderies, de violence, d’habitation, d’urbanisme. Plus il y aura de femmes en place, plus elles en attireront d’autres. » Mais en fait, une des tâches les plus difficiles reste de convaincre les femmes qu’elles sont « capables ». Certaines se sentent étrangères dans un univers habituellement masculin. Marie Leclerc a une feuille de route pourtant impressionnante côté féminisme. Elle nous confiait cependant, cinq mois après sa victoire : « On met ça tellement haut et nous on se sent tellement basses. Ça fait partie de notre « mosus » de vieille culture. Je ris de moi quand je doute de ma légitimité. Mon expérience vaut bien celle d’un autre. Mais c’est toujours moi qui suis à me demander si je ne suis pas insolite là-dedans. » « Cette peur de ne pas être assez compétente, qui peut sûrement expliquer en partie la sous-représentation des femmes dans certains postes de pouvoir, se retrouve chez d’autres interviewées alors qu’aucun militant ne l’exprime », rapportent les auteures de Militer dans un parti municipal. Leurs recherches le confirment : des qualités sont requises bien plus que des diplômes. « Tout s’apprend, dit Hélène Boivin-Pilote. Tu as beau être propriétaire d’un commerce depuis longtemps, l’administration publique a ses propres lois. Les hommes n’en connaissent pas plus que nous à ce chapitre. » Pour Andrée Boucher la règle d’or est de faire l’inventaire de ses possibilités. « Tout relève du gros bon sens si l’on sait apprendre et porter un jugement. Cependant, il faut être polyvalente pour pouvoir étudier et posséder autant de dossiers. C’est aussi ce qui rassure. Les gens disent : « Quand elle parle, elle sait où elle va, elle connaît ses dossiers. » On touche à tout : on doit décider de l’achat de souffleuses, on fait des règlements de zonage, on voit à la sécurité de la ville. »

Maire ou mairesse?

Bien des mairesses craignent ce titre de peur de passer pour… la femme du maire. A l’hôtel de ville de Sainte-Foy, le mot mairesse s’affiche clairement : « J’y tiens à ce titre, nous dit Andrée Boucher. Je veux qu’on identifie le pouvoir à une femme, je ne veux pas que les gens pensent que je suis devenue un homme en politique. Les femmes qui ont le pouvoir doivent le dire. » D’ailleurs, l’Office de la langue française recommande la forme féminine régulière « mairesse » pour désigner la femme qui dirige le corps municipal. Le titre de mairesse, jadis conféré à l’épouse d’un maire, tend à disparaître au Québec.

Un pouvoir différent

Ces femmes ont entre les mains un réel pouvoir : celui de décider, de voter, d’influencer leurs pairs. Andrée Boucher abaisse la tarification des terrains de jeux. Elle refuse une subvention de 2 millions $ du gouvernement du Québec prêt à bâtir des HLM : la mairesse n’en veut pas sur son territoire. Par contre, elle veut des crédits pour subventionner des logements permettant aux gens d’aller vivre où ils veulent. Elle veut aussi que la bordure du fleuve devienne parc public pour éviter que quelques individus s’en accaparent. De son côté, Hélène Boivin-Pilote, qui a débattu le dossier des terres polluées par les réservoirs du port de Chicoutimi, a suffisamment remué son conseil municipal pour que celui-ci autorise la construction d’une route réservée à la circulation lourde. Elle a contribué à faire « câbler » la ville de Chicoutimi et elle a fait assez de vagues que les étudiants et les étudiantes des secteurs ruraux bénéficient maintenant du transport scolaire vers le cégep ou l’université. Ghislaine Cloutier-Gaumond est allée rencontrer des jeunes dans leur école; elle s’est préoccupée de la qualité de l’eau à Upton-Village et de l’application du plan d’urbanisme tout en consacrant de nombreuses heures à encourager ses concitoyens et concitoyennes à participer au concours des maisons fleuries. « Les règlements que l’on vote nous donnent une certaine force, ajoute-t-elle. C’est à tous les jours que ça se bâtit. » Qu’elles soient à Québec, Sainte-Foy, Chicoutimi, Val-d’Or, Upton-Village, ces femmes exercent le pouvoir à leur façon, mais elles se rejoignent sur certains points. Toutes parlent de qualité de vie et des besoins quotidiens des citoyens et des citoyennes. On ne les sent aucunement préoccupées à se donner une image inattaquable. Le moteur de leur action ne se nourrit pas à l’ambition et au prestige. Selon toute apparence, elles sont là par conviction, pour défendre des causes et des valeurs qui leur sont chères. Andrée Boucher nous confiait en avril dernier : « J’ai assez de caractère pour l’exercer, ce pouvoir, et mon expérience d’avoir élevé des enfants m’amène à tenir compte de l’aspect humain dans mes décisions. Il ne faut pas que les femmes renoncent à ce qu’elles sont fondamentalement. Il ne faut pas se renier. Si les femmes veulent changer le monde, elles ne doivent pas exercer le pouvoir comme les hommes. Notre vision, notre expérience, le fait d’avoir élevé des enfants, tout cela est unique. » Il y a un côté raisonnable et prudent derrière tous ces espoirs de réchapper une qualité de vie qui s’effiloche drôlement depuis le début du siècle. « Quand j’administre, dit la mairesse de Sainte-Foy, je le fais comme s’il s’agissait de mes affaires personnelles. Le dollar que le citoyen nous prête, il l’a gagné; alors, je l’administre scrupuleusement et avec sagesse. » A Chicoutimi, au lendemain de sa défaite, Hélène Boivin avait la tête haute. « Je suis restée vraie, avec mes principes, dit-elle. J’étais là pour faire avancer les choses et améliorer la qualité de vie en tenant compte de la population, de sa capacité de payer. » Pour Winnie Frohn, « l’aménagement de la ville devrait refléter les besoins des femmes : sécurité, habitation sociale, création d’emplois. Ce sont mes priorités. Il y a encore un écart dans l’écoute selon que c’est un homme ou une femme qui parle. Ce qui nous aide maintenant, à Québec, c’est que nous sommes 5 femmes sur 15. Mais je vis très mal la dissidence sur des dossiers pour lesquels je travaille depuis des années. Je croyais que les promesses électorales, c’était sacré. Si je suis en politique, c’est pour faire une politique différente, en pensant que c’est une mission d’abord sociale. »