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Le pouvoir, tel qu’il pourrait être

Soeur Lucia se faisait une joie de venir de l’Équateur, début juin, assister au sommet mondial sur les femmes et la multidimensionnalité du pouvoir.

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Pour souligner le 50e anniversaire du droit de vote des Québécoises, Femmes regroupées pour l’accessibilité aux pouvoirs politique et économique (FRAPPE) a tenu à Montréal une ambitieuse rencontre internationale. Un seul thème, le pouvoir, mais de nombreuses façons de le désirer, de le dénoncer, de le détenir.

Sœur Lucia se faisait une joie de venir de l’Équateur, début juin, assister au Sommet mondial sur les femmes et la multidimensionnalité du pouvoir. Elle y ferait, en une courte semaine, le survol des aspirations et des contraintes des femmes face à la réalité du pouvoir. Privée, quelques jours avant son départ, des fonds que son Gouvernement avait pourtant promis de lui verser, elle emprunte l’argent nécessaire, sachant fort bien qu’avec son maigre revenu de travailleuse sociale en milieu défavorisé, le remboursement serait très difficile. Au Sommet, à quelque micro d’une salle bondée, elle raconte, modestement, son travail auprès des jeunes, sa forme de pouvoir à elle. Elle raconte aussi sa coûteuse détermination à venir à Montréal. Spontanément, dans les heures qui suivent, les dollars s’accumulent dans des boîtes improvisées. La solidarité que les femmes ont tant réclamée au cours du Sommet a connu là une manifestation des plus concrète.

La question centrale de ce Sommet était donc de voir comment assurer la participation et la prise de pouvoir des femmes dans toutes les sphères d’activités : politique, économie, religion, sexualité, médias, arts, travail. Le plus frappant a été de constater, au-delà de certaines similitudes qui n’ont pas de frontières, la diversité des positions et des stratégies proposées, non seulement entre femmes venues de civilisations différentes, chose assez normale, mais entre femmes d’un même pays : les plus conservatrices en matière d’égalité des droits des femmes côtoyaient les plus radicales, ce qui ne manquait pas de décevoir ces dernières et de choquer les premières. Et pourtant, les « prises de bec » se sont faites rares, les discussions ont au contraire donné l’impression que l’ajustement des idées pouvait se faire avec un certain respect mutuel des différences nationales, religieuses, politiques, des nouvelles générations, voire même des orientations sexuelles.

La situation de la femme africaine ne peut évidemment être comparée à celle de la femme latino ou nord-américaine, pas plus que ces deux dernières ne peuvent se prévaloir des mêmes solutions. Mais au-delà de ces réalités quelles que soient les raisons invoquées par le pouvoir en place, l’écartement de ce pouvoir est le même pour toutes les femmes. Ce constat, maintes fois répété, permet de rêver à des stratégies sinon communes, du moins solidaires.

Quel pouvoir et sous quelle forme?

Prendre le pouvoir, le plus de pouvoirs possible à toutes les instances de la société, oui, pour le plus grand bénéfice de toutes les femmes : là-dessus, l’unanimité était déjà faite.

Pour certaines, cependant nul besoin d’interroger la nature de ce pouvoir, mais de l’utiliser comme les hommes. Se pose alors le problème de l’assimilation de la femme à l’univers masculin et le risque qu’elle en oublie les autres femmes, risque réel d’après l’ancienne ministre des droits de la femme en France, Yvette Roudy, que hante le spectre de Margaret Thatcher. Pour d’autres, par contre, s’il faut prendre ce pouvoir en nombre, c’est pour l’humaniser car c’est seulement si les femmes politiques sont à parité avec les hommes qu’elles peuvent éviter le piège dénoncé et faire avancer la cause des femmes. L’avocate française Gisèle Halimi est de celles-là. De son côté, l’auteure américaine Marilyn French défend un tout autre point de vue. Selon elle, il faut revoir toute la notion du pouvoir et inventer une nouvelle forme de société qui puisse s’en passer (voir encadré Le plaisir plutôt que le pouvoir).

Changer le monde, plutôt que de vouloir simplement devenir les égales des hommes-idée qui semble avoir frappé certaines comme une nouveauté-, cela passe par le regard des femmes, l’instauration de leurs valeurs propres, de leurs créations et de leur parole, a-t-on affirmé souvent en discutant tout aussi bien de langue et de civilisation que de religion, de paix et de médias. Mais il fallait par contre voir l’étonnement de Michèle Cotta, directrice de l’information d’une chaîne de télévision française, quand l’écrivaine québécoise Nicole Brossard est intervenue en ce sens, pour comprendre que certaines femmes sont encore trop imprégnées de la pensée masculine pour concevoir qu’il puisse en surgir une autre!

Occuper des postes de pouvoir, soit, mais comment? Certaines parlent d’étapes élémentaires : accès des filles à l’éducation et aux mêmes programmes d’études que les garçons, accès des femmes au travail et à l’autonomie économique. D’autres donnent comme réponses l’accès aux métiers non traditionnels, la création de programmes de discrimination positive et d’équité salariale et l’ajustement du marché de l’emploi aux responsabilités familiales.

Maintenant ou jamais

Auteure de Qui sont-elles? Les femmes d’influence et de pouvoir en France, Michelle Coquillat est venue défendre au Sommet de Montréal son idée du pouvoir partagé. La Gazette des femmes l’a rencontrée.

« Pour moi, le pouvoir masculin se définit comme solitaire, symbolique et médiatisé. Lorsque, dans les années 70, les femmes ont voulu s’y opposer et rechercher un pouvoir collectif, elles n’ont pas compris que ce pouvoir devait obligatoirement mener au partage. Au contraire, il y a eu en France du moins, appropriation du pouvoir collectif soit par quelques individus soit par un groupe. Il y a eu aussi identification de ce pouvoir au pouvoir masculin, ce qui a immédiatement glissé vers l’abus, comme c’est toujours le cas. La façon dont les femmes sont arrivées au pouvoir les rend très dépendantes des hommes. Ces derniers leur délèguent un pouvoir tout en exerçant sur elles une sorte de chantage : si elles ne filent pas droit, ce pouvoir leur est retiré. La structure du pouvoir est telle que le droit de vote n’a été accordé aux femmes qu’à partir du moment où il a été bien clair que la masse vote pour l’idée dominante. Le vote féminin n’a malheureusement pas atteint un degré suffisant d’autonomie. Il faut d’abord que les femmes recherchent leur autonomie, aient une conscience de leur identité et de leur citoyenneté suffisamment développée pour que leur vote s’en ressente. »

Selon Michelle Coquillat, beaucoup de facteurs indiquent qu’un changement radical du pouvoir est nécessaire. Le drame de Tchernobyl, par exemple, démontre qu’il faut maintenant gérer l’humanité par un partage des pouvoirs avant qu’elle ne meure. « Si les femmes ne s’infiltrent pas dans le système de pouvoir à l’heure actuelle pour le changer, elles n’y arriveront jamais plus. Je rêve, conclut-elle, d’une société d’alternance où l’on élirait une fois un homme, une fois une femme, une Blanche, un Noir, où l’exercice partagé du pouvoir conduirait au partage des richesses, à la reconnaissance des cultures masculines et féminines, au nom du véritable principe de solidarité. »

Jamais, souvent, toujours

Toutes les femmes qui ont goûté au pouvoir, dans quelque poste que ce soit, soulignent la difficulté de composer avec la majorité masculine et insistent pour que les femmes les appuient, surtout si elles travaillent dans des domaines connexes au leur ou dans les médias. L’attitude des praticiennes de l’information est plus réservée : Michèle Cotta assure qu’elle pratique cette solidarité si l’occasion s’en présente (affirmation qui a d’ailleurs laissé sceptiques les Françaises présentes dans la salle); Denise mentionne que lorsqu’elle interviewe des femmes politiques, elle se méfie du sentiment de connivence qui peut compromettre son objectivité.

Pour faciliter l’accès au pouvoir politique, la solidarité du vote féminin, quel que soit le parti dans lequel des candidates se présentent, apparaît nécessaire à certaines. « Faites-vous confiance lance l’Américaine Irène Natividad, présidente du National Women’s Political Caucus. Nous sommes plus patientes, plus persévérantes, plus nombreuses… et nous vivons plus longtemps. » A la méfiance de certaines autres, l’Islande et l’Espagne opposent le modèle des partis féministes.

La survie d’abord

« Les femmes de mon pays doivent d’abord se préoccuper de mettre chaque jour du pain sur la table », a répété souvent Diana Bellesi dans le flot de discussions de tous horizons sur le pouvoir.

Poète et cofondatrice de la première revue féministe de Buenos-Aires, Feminaria, elle explique la nécessite pour les féministes argentines de développer leurs propres analyses : « Nous ne pouvons pas adapter en bloc les théories nord-américaines ou européennes dans nos pays qui, dans un cadre très développé intellectuellement, connaissent des problèmes socio-économiques dramatiques. Nous devons nous débarrasser d’une double emprise culturelle : celle du patriarcat et celle de la pensée européenne, sans parler du colonialisme économique que nous imposent les États-Unis. Quand les femmes doivent passer le plus clair de leur temps à résoudre, au quotidien, les plus élémentaires questions de survie, leurs énergies sont constamment sollicités par ce mot d’ordre : résolvons d’abord la crise socio-économique cela contribuera au bien-être des femmes puisque tout le monde en bénéficiera. Aussi les féministes militent-elles autant dans des groupes populaires mixtes que dans des groupes de femmes. Mais elles s’aperçoivent que les hommes ne leur rendent pas la solidarité qu’elles leur prêtent, dès qu’il s’agit d’œuvrer à une cause spécifiquement féministe. Les problèmes féminins passent toujours par un « plus tard » qui ne vient jamais. C’est là qu’on se rend compte que si les féministes ne parviennent pas à faire prévaloir leur vision du monde avant même d’accéder au pouvoir, elles ne pourront jamais en changer ni la nature, ni les structures, ni les priorités. Car les rares femmes qui ont du pouvoir se font assimiler par le patriarcat et par ses règles de jeu.»

Aux deux bouts de l’échelle

La question économique, qu’il s’agisse de simple autonomie individuelle ou de moyens plus puissants permettant aux femmes de s’organiser et de défendre leurs droits, était aussi une préoccupation majeure de ce Sommet.

On la retrouvait parfois très directement, dans les échanges sur la syndicalisation des femmes-l’un des moyens d’augmenter sensiblement leur revenu-, mais aussi en filigrane des propos sur l’accès à diverses formes de pouvoir : financement des campagnes électorales des candidates à la vie politique active, acquisition par des femmes engagées de magazines, d’agences de presse, de médias électroniques, soutien accru aux activités des groupes de femmes, injection de fonds dans les programmes de scolarisation-voire d’alphabétisation-et de formation professionnelle pour contrer la pauvreté générale des femmes.

Que faut-il penser des subventions des gouvernements? Il faut en tirer tout le parti possible, affirment certaines. Avis partagé : les femmes devraient plutôt mettre sur pied des fondations-voire des banques-, mettre en commun des ressources financières pour le développement de projets féministes. Ces modes de financement rendent moins vulnérables que les subventions d’État.

Intéressant à cet égard, l’exemple de la Women’s World Banking (WWB), présidée par Michaela Walsh. Soutenu à la fois par des dons et des subventions et présent dans 40 pays, cet organisme (disposant d’un capital de 11 millionsCA) prône et soutient financièrement la participation des femmes au développement économique. Michaela Walsh en appelle aux femmes pour qu’elles contribuent à changer les règles du jeu « Nous devons passer d’une économie de gaspillage à une économie utile. Nous, avons déjà, comme femmes, une expertise là-dedans » et à faire reconnaître l’apport des femmes au produit national brut, beaucoup plus considérable qu’on ne le croit. « Dans certains pays, souligne la Hollandaise Ain Steen, il est impossible de comptabiliser la véritable participation des femmes au PNB puisque la plus grande partie de leur travail n’est pas rémunérée. »

De leur côté, les femmes d’affaires se montrent optimistes : « Nous avons démontré que nous savons être des chefs d’entreprise efficaces, c’est nous qui créons actuellement la majorité d’entre elles, avec un taux de succès deux fois plus élevé que celui des entrepreneurs. De ce fait, nous avons de plus en plus accès au crédit », constate Johanne De Laurentiis, vice-présidente de l’Association des banquiers canadiens.

De la suite dans les idées

D’un atelier à l’autre, d’un déjeuner-causerie à une plénière, les idées se sont complétées, recoupées, ramifiées, égratignées au passage, trop nombreuses pour qu’on puisse prétendre les rattraper toutes. Au-delà des complémentarités et des divergences, d’inévitables insatisfactions ont fait surface, par exemple le fait qu’on n’ait pas tenu compte de recommandations avancées en d’autres congrès mondiaux, comme celui de Nairobi en 1985. « S’il est trop tard pour cette fois-ci, le vœu ne doit pas être oublié la prochaine fois, déclare une participante hollandaise à ces deux rencontres, Flora Van Houwelingen, directrice du Women’s Exchange Program International. Des rencontres de cette ampleur sont trop rares et trop coûteuses pour qu’on puisse gaspiller la moindre recommandation. »

Les recommandations de Montréal, non soumises au vote, ont été prises en charge par l’organisation du Sommet. La seule recommandation entérinée par la plupart des femmes présentes demande au Sénat canadien de rejeter le projet de loi fédéral recriminalisant l’avortement.

En principe, une autre rencontre de ce genre aura lieu en 1994. Le Comité Sommet 94 est chargé de choisir le pays hôte-la France et l’Espagne se sont montrées intéressées. Il analysera également les résultats d’une étude sur la création et le fonctionnement d’organisations internationales en vue de les appliquer à la mise sur pied d’un secrétariat permanent, ce qui constituait d’ailleurs l’un des objectifs du Sommet de Montréal.

Ce Sommet a indéniablement créé de nouvelles solidarités entre femmes qui ne se seraient jamais rencontrées autrement, de la fonctionnaire africaine à la cinéaste allemande, de la militante iranienne à la députée irlandaise : toutes, à divers titres, travaillent pour la reconnaissance des droits des femmes. « Ce n’est que de cette façon, en tissant des réseaux solidaires et complémentaires, en créant des alliances, en profitant de toutes les occasions, nationales ou internationales, que nous pourrons faire avancer notre cause », conclut une participante qui, elle, avait su tirer largement profit des micros et des tribunes du Sommet pour exprimer la « multidimensionnalité » du pouvoir et appuyer, sélectivement, celles qui le désirent, le dénoncent et le détiennent.

Le plaisir plutôt que le pouvoir

« Il n’y a qu’une chose qui en vaille la peine : le plaisir », laisse tomber Marilyn French à la toute fin d’une magistrale conférence où elle s’est longuement employée à démontrer que le pouvoir exercé par les hommes en est un de contrôle et de domination auquel ils s’accrochent comme si cela devait être la solution à tous leurs problèmes.

« On pourrait comprendre que l’élite mâle se batte pour conserver le pouvoir si cela lui apportait joie et bien-être, a tenté d’expliquer la célèbre auteure, mais ce n’est pas le cas. La recherche du pouvoir n’a pas de fin et n’est jamais satisfaisante. Dominer, c’est se condamner à l’isolement et à la peur constante de la défaite. »

French propose rien de moins que de remplacer le pouvoir par le plaisir. « Le patriarcat l’a toujours condamné comme indigne, frivole, égoïste et parce que c’est la seule partie de la vie qu’il ne peut pas contrôler, explique-t-elle. Mais si vous cherchez ce qui vous procure le plus grand plaisir dans la vie, vous découvrirez que c’est bien loin d’être frivole. Le plaisir émane de la liberté et crée la liberté. »

L’auteure de La fascination du pouvoir prétend qu’une société qui valoriserait le plaisir mettrait la priorité sur le bien-être des gens. En dépit des manifestes et des déclarations d’indépendance, ce type de société n’existe pas encore. « Mais nous avons encore le choix, conclut-elle : être la dernière civilisation à occuper ce globe ou la première société à prendre la responsabilité de subvenir à l’essentiel, à partager des pouvoirs égaux, à se destiner consciemment au bonheur. »