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Marie Gérin-Lajoie et l’instruction des filles

Il est d’ailleurs significatif que l’épithète «secondaire» était à ce moment-là exclusivement réservé aux collèges classiques, eux-mêmes destinés à la seule clientèle masculine.

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Marie Gérin-Lajoie, qui aurait eu 100 ans cette année, a été précurseure à plus d’un titre : première bachelière québécoise, rédactrice en chef de La Bonne Parole, pionnière du service social francophone au Québec, fondatrice de l’Institut Notre-Dame-du-Bon-Conseil de Montréal, ardente défenseure de la formation intellectuelle et professionnelle des filles. Son engagement à cette dernière cause est ici relaté par une historienne. A l’époque où, un peu partout dans le monde occidental, les femmes réussissaient à se faire ouvrir les portes des collèges et des universités, les jeunes Québécoises se voyaient encore confinées à la fréquentation des pensionnats dirigés par des religieuses. Les religieuses enseignantes ne pouvaient véritablement compter que sur elles-mêmes pour obtenir une préparation adéquate afin d’assurer leur enseignement. La scolarité ne dépassait pas une douzaine d’années, que quelques-unes seulement menaient à terme. Il est d’ailleurs significatif que l’épithète « secondaire » était à ce moment-là exclusivement réservé aux collèges classiques, eux-mêmes destinés à la seule clientèle masculine. Les filles ne pouvaient prétendre qu’à un diplôme-maison, passeport pour la bonne société plutôt que reconnaissance scolaire. On sait que l’enseignement supérieur pour jeunes filles a débuté à Montréal, sous l’action conjuguée des premières féministes réunies dans la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste et celle des religieuses de la Congrégation de Notre-Dame. Mais on connaît moins les idées de ces premières femmes qui ont réussi à faire céder les réticences des élites masculines pour l’instruction des filles. En 1895, Françoise (pseudonyme de Robertine Barry) écrivait dans ses Chroniques du lundi : « Quand verrons-nous les Canadiennes admises à suivre des cours à l’université, cours destinés à accroître leur instruction et à leur donner la place qui leur revient dans la société? » Dans Le Canada et La Patrie, les articles sont nombreux sur cette question. Le ton en est plutôt conservateur. Mais c’est La Bonne Parole qui a défendu avec le plus de clarté le développement de l’instruction pour les filles. Marie Lacoste-Gérin-Lajoie, la mère, en a fait un de ses combats principaux. « Votre esprit doit se nourrir de vérités solides, dit-elle aux premières élèves de l’École d’enseignement supérieur. Il doit être ouvert à toutes les questions. Il faut que votre science soit profonde. (… ) Développez votre esprit d’observation et pensez avec droiture et indépendance ». Certes, elle a peu écrit sur cette question précise de l’instruction, laissant plutôt la parole à ses collaboratrices. C’est sa fille, justement, la seconde Marie Gérin-Lajoie, qui propose le plaidoyer le plus convaincant. En femme de son temps, elle ne préconise pas la généralisation de l’instruction supérieure. Mais elle dénonce le fait que les filles soient si défavorisées sur le plan de l’instruction n’ayant pas accès au baccalauréat. Selon elle, « l’enseignement supérieur s’adresse particulièrement aux jeunes filles libres de leur temps, afin que n’étant pas seulement une élite par la richesse ou par le nom, elles remplissent à bon droit un rôle directeur sur les classes moins privilégiées. Une aussi puissante influence, un exemple venant de si haut serait la plus précieuse contribution au mouvement de réforme sociale désirée par tous; il serait le gage de son efficacité » .

Apprendre à penser

Marie Gérin-Lajoie sait pertinemment qu’elle dérange avec ses ambitions intellectuelles pour les jeunes filles. Aussi s’empresse-t-elle d’ajouter : « En préconisant l’enseignement supérieur pour les jeunes filles, nous ne croyons pas innover mais au contraire confirmer nos traditions. A des dangers qui n’existaient pas autrefois, à des besoins nouveaux, nous opposons il est vrai un mode d’action dont la généralisation est une nouveauté mais dont la pensée se rattache à un idéal très ancien appuyé aux plus sûres autorités, l’idéal d’une femme qui soit à la hauteur de sa tâche, là surtout où son exemple rayonne plus largement. » On devine par cette déclaration que c’est dans et par la famille que Marie Gérin-Lajoie envisage le rôle des femmes instruites dans la société : l’appui pour les études des enfants, l’élévation morale, l’exemple, les responsabilités sociales, autant d’objectifs qu’elle assigne à l’instruction supérieure. Marie Gérin-Lajoie tient donc un discours parfaitement ambivalent sur la question de l’instruction supérieure pour les filles. Il est malgré tout intéressant de noter que, pour elle, chacune des matières qui figurent dans le programme instauré au prestigieux pensionnat de filles de Montréal, le Mont Sainte-Marie, en 1908, peut être justifiée. « Les humanités conduisent à la conquête de la langue. Et la possession ne s’en saurait acquérir (… ) passivement, à l’aide de la seule mémoire, mais elle s’acquiert activement et intelligemment par le travail de la pensée. » Elle loue à cet effet, le rôle de la traduction latine. La composition française constitue le travail le « plus intense pour penser juste, pour exprimer correctement sa pensée ». L’étude des auteurs « fournit des modèles de pensée et fournit l’expérience des siècles à l’inexpérience de la jeunesse » . La philosophie, qui est « méthode d’interprétation des choses visibles et invisibles est éminemment éducatrice. Elle dispose l’esprit à pouvoir « tirer la vérité » mais aussi à l’acceptation des grandes vérités surnaturelles. » Les mathématiques sont une « excitation des plus efficace pour l’intelligence et le jugement. Elles sont une porte ouverte à la connaissance du monde dans tous les domaines scientifiques. » La physique incite à « l’observation, à la précision dans l’énoncé des faits, à la recherche des causes » . Marie Gérin-Lajoie s’inquiète également du développement de cet enseignement secondaire féminin. Comment l’améliorer? « Il faudrait qu’il puisse y avoir des spécialistes de cet enseignement comme il y en a pour les garçons; il faudrait une littérature pédagogique appropriée. » Elle s’inquiète des méthodes, des horaires, des examens. Elle songe à ajouter des matières-la psychologie féminine peut-être? -mais surtout à développer l’enseignement des mathématiques. Par ailleurs, Marie Gérin-Lajoie a également participé à la création des Cours libres qui se donnent à l’École d’enseignement supérieur. On y enseigne la littérature, l’apologétique, l’histoire du Canada, l’hygiène, l’histoire de l’art, le droit usuel, la sociologie. Quant à l’enseignement ménager, dont on fait un si grand cas pour les jeunes filles, ne devrait-il pas comporter, avec l’hygiène, des notions d’anatomie et de physiologie; avec la cuisine, des connaissances en chimie? L’histoire sociale pourrait s’ajouter à l’étude de l’économie sociale, à la visite et à la pratique des œuvres. Autrement dit « acquérir l’instruction qui leur permettrait de faire le bien plus efficacement » .

Des propos précurseurs

A vrai dire, il est facile de décrypter sous ces paroles, un peu trop bourgeoises pour notre sensibilité de fin de siècle, des déclarations d’intentions qui contiennent en germe les premières propositions d’une formation professionnelle et sociale pour les filles, celle qui se développera plus tard dans des programmes dits féminins lorsqu’enfin les portes de l’université s’ouvriront aux femmes. Les propos de Marie Gérin-Lajoie, femme de son temps et de son milieu, sont, semble-t-il, tout aussi précurseurs que conservateurs. Elle s’exprimait ainsi par conviction certainement, par stratégie peut-être puisque tout autre objectif aurait paru trop scandaleux, mais surtout par la certitude que l’engagement social passait obligatoirement par le développement de la formation intellectuelle. Durant les premières décennies du XXe siècle, les deux Marie Gérin-Lajoie sont sans contredit à l’avant-garde. On peut certes voir en elles l’équivalent de celles qui ont développé des programmes universitaires pour les femmes dans les années 40 et 50, de celles qui ont lancé les programmes d’éducation permanente du type de « Nouveau Départ » dans les années 70; de celles qui établissent depuis une décennie les bases de la recherche féministe dans les universités. Si l’Université du Québec à Montréal a baptisé l’un de ses amphithéâtres Salle Marie Gérin-Lajoie, c’est pour honorer le travail essentiel de Marie Lacoste-Gérin-Lajoie concernant l’accès à l’enseignement supérieur. On peut dire que sa fille, dont il est question dans ce texte, le mérite tout autant.