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Uruguay: un féminisme en montagnes russes

Un pays où la situation des femmes a déjà été à l’avant-garde. Y retrouvera-t-on bientôt ces belles heures du féminisme?

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Un pays où la situation des femmes a déjà été à l’avant-garde. Y retrouvera-t-on bientôt ces belles heures du féminisme?

L’Uruguay, petit État de trois millions de population coincé entre deux géants, le Brésil et l’Argentine, était appelé, au milieu du siècle, la Suisse de l’Amérique latine et constituait un modèle démocratique et féministe. Mais la prospérité du pays cède le pas à une crise économique puis sociale dans les années 60. La guérilla urbaine des Tupamaros, durement réprimée, donne prétexte en 1973 à une dictature militaire qui sévira jusqu’en 1985. Aujourd’hui, après six ans de gouvernement librement élu, le pays reste dévasté par ces secousses et se reconstruit péniblement.

Sous l’impulsion d’un régime libéral et d’une franc-maçonnerie forte, l’Uruguay du début du siècle était effectivement à l’avant-garde. Entre 1907 et 1946, les droits fondamentaux des femmes sont légalement établis : accès à l’éducation, droit au divorce, puis droit de vote, droits civils, salaire égal, congés de maternité (voir encadré). L’égalité semble acquise. On « protège » les femmes, notamment en leur donnant droit à une retraite volontaire anticipée pour maternité-rémunérée à 80% de leur salaire et à vie si désiré-qui permet de les soustraire du marché du travail dès qu’elles sont mères ou, encore, en les excluant de certains emplois considérés trop exigeants pour des mères potentielles.

Toutes les victoires de cette époque, dans un contexte social très protégé par ailleurs, démobilisent les féministes dès les années 50, bien que les femmes restent très actives, sur le plan individuel, dans les secteurs syndicaux, politiques, culturels et dans les groupes populaires. Nombreuses dans les groupes de contestation lors de la montée de la crise elles luttent aux côtés des hommes dans la guérilla et, avec la détérioration du salaire réel, investissent de plus en plus le marché du travail.

Silvia Rodriguez Villamil fait partie du Grupo des Estudios sobre la Condicion de la Mujer en el Uruguay (Groupe d’études sur la femme). La Gazette des femmes l’a rencontrée à Montevideo. « Nous nous sentions les égales des hommes, explique-t-elle. Nous ne l’étions pas, mais nous ne nous en rendions pas compte. Il a fallu attendre la période de la dictature pour que la deuxième vague de féministes cesse d’être victime de ce mythe de l’égalité. Les militaires avaient interdit les syndicats et les partis politiques, muselé l’information, procédé à des arrestations arbitraires et institué la torture. Les femmes étaient les plus actives dans les groupes de défense des droits. Elles formaient non seulement les premiers groupes de « Mères de disparus », mais aussi des groupes clandestins de « Femmes de syndicalistes », de « Femmes de métallurgistes » ou de « Femmes d’ouvriers de la construction », et organisaient des réunions dans leurs maisons, défiant l’interdiction du droit de rassemblement. D’innombrables groupes de femmes ont été créés lors des dernières années de la dictature. »

La conscience de l’inégalité des femmes viendra d’un autre phénomène. « Les militaires, rappelle Silvia Rodriguez Villamil, ont développé une série d’industries pour l’exportation comme celles du cuir, de la chaussure, du poisson qui exigent des « habiletés féminines » . Les femmes occupent ces emplois industriels très mal rétribués, soumis à des horaires démentiels. Elles s’y retrouvent avec les plus bas salaires, même dans les secteurs plus qualifiés, et elles peuvent d’autant plus mesurer l’injustice de leur situation qu’en rentrant à la maison, les familles s’attendent à ce qu’elles s’occupent encore du ménage. Un foyer de révolte se constitue.

Inutile de dire qu’il y a plus urgent : en finir avec la dictature et ses horreurs. Les femmes organisent des Caceroladas, protestant contre les militaires en tapant sur des casseroles, et sont actives dans les groupes de défense des droits. Dès 1983, les femmes intensifient leur action. Le Plenario de mujeres est mis sur pied à cette époque, avec un slogan partagé par toutes : Liberté, travail, salaire et pour les prisonniers politiques, amnistie.

Après la dictature

Lorsque les militaires se sabordent en 1985 et que des élections s’organisent, les femmes seront très déçues de ne pas être récompensées de leurs efforts ni sur le plan syndical ni sur le plan politique. Peu d’entre elles accèdent au pouvoir dans ce premier gouvernement. C’est étonnant de constater qu’en un pays où, dans les années 40, le Parlement comptait 5% de femmes, il y ait eu un si net recul. A quoi cela tient-il?

« Nous ne le savons pas, avoue Silvia Rodriguez Villamil. Il y a bien eu quelques sénatrices suppléantes; elles en ont profité pour soumettre des projets de loi sur les femmes, dont celui sur l’égalité des chances en emploi qui a été adopté mais qui n’est pas encore appliqué. Cependant, on déplaçait ces femmes presque aussitôt. »

L’une d’entre elles, Adela Reta, ministre de l’Éducation, crée avec de très maigres ressources un institut et un commissariat de la femme. « Cet institut, commente Silvia, n’était pas très efficace. Il a mis sur pied quelques centres d’aide, diffusé des feuillets d’information sur les droits des femmes, mais c’est tout. Quant au commissariat, il est très contesté. Les policières n’ont pas de formation spécifique et l’année dernière, un drame a remis son fonctionnement en question. Une femme, menacée de mort par son compagnon, avait demandé de l’aide. Au commissariat, on lui a répondu qu’on ne pouvait rien faire, faute de preuves de violence. Finalement, cette femme a été tuée. Les organisations féministes ont fait une manifestation monstre et déposé des propositions pour que le commissariat travaille en liaison avec des groupes de femmes. Nous en sommes encore là. Nous verrons ce que l’actuel gouvernement décidera. »

Absentes du pouvoir, les femmes n’en sont pas moins très actives. Concertacion de Mujeres (Concertation de femmes) réunit les femmes de tous les partis, des syndicats, des groupes de quartier, des organismes de défense des droits, de groupes féministes de réflexion. « Mais peu à peu, raconte Perla Vidal, qui en a fait partie, la question de l’impunité des militaires tortionnaires a mené vers la scission ». Là encore, ce sont les femmes, et surtout Matilde Rodriguez, dont le mari avait été assassiné au début de la dictature, qui ont pris la tête d’un mouvement réclamant la poursuite en justice des membres de l’Armée ayant commis des crimes contre l’humanité. Elles ont organisé un référendum sur cette question et les femmes se sont divisées. Celles qui prônaient la clémence sont restées dans le groupe Concertation, et les autres ont formé un mouvement qui s’appelle Coordination de femmes, plus à gauche. Maintenant que les esprits se sont calmés un peu sur cette question, bien que les militaires soient restés impunis, beaucoup de femmes font partie des deux instances, comme moi, parce qu’elles considèrent que tous les moyens sont bons pour parvenir à faire triompher l’égalité d’accès des femmes à la vie politique et professionnelle. Le deuxième gouvernement, élu en 1990, a fait appel à beaucoup de femmes et, curieusement, ce sont les plus à droite qui s’avèrent les plus féministes. Il faut conserver les acquis d’un passé avant-gardiste, n’est-ce pas? Aujourd’hui, les cartes sont un peu mêlées pour qui vient de l’extérieur…

Perla Vidal, qui fait à la fois partie de Femmes chrétiennes pour le libre choix (en matière d’avortement) et de Femmes œcuméniques, est assez représentative de cette souplesse d’orientation. Quant à Matilde Rodriguez, qui s’était bâti une réputation de contestataire dans le premier gouvernement Colorado (libéral), elle est maintenant sénatrice dans le gouvernement Blanco (conservateur). Lors de l’Assemblée interaméricaine de femmes politiciennes qui s’est tenue à Punta del Este en octobre 1990, elle s’est prononcée contre les quotas pour l’entrée des femmes en politique et leur accès aux postes de pouvoir. Elle considère que les femmes ont les mêmes chances d’accès que les hommes. Encore une victime du mythe?

Jadis en avance, rattrapant maintenant peu à peu son retard, le féminisme en Uruguay est actif et bouillonnant d’idées fort comparables aux nôtres, mais avec une crise économique cent fois pire. Elles mettent beaucoup d’espoir dans leur mobilisation retrouvée.