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Prises au jeu

Les jeux d’argent, longtemps un divertissement anodin sont devenus désastreux chez un nombre croissant de femmes.

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Les jeux d’argent, longtemps un divertissement anodin sont devenus désastreux chez un nombre croissant de femmes. Lorraine, complètement obsédée, a joué pendant sept ans. Elle perdait facilement 700 $ en deux heures. « Pour calmer le remords et la culpabilité qui m’habitaient, je me suis mise à boire et à consommer des drogues. J’ai vendu de la cocaïne pour financer le jeu. La dégringolade fut terrible. Incapable de m’arrêter, j’ai misé plusieurs fois l’argent du loyer et de l’épicerie dans une machine à poker » . Elle s’est retrouvée à la rue avec ses deux enfants. Michèle a commencé à jouer parce qu’elle se sentait responsable d’un incendie. Le jeu a détruit sa personnalité optimiste. « J’ai menti, j’ai manipulé, j’ai joué de l’argent que je n’avais pas, je me suis endettée. Je sentais un besoin irrésistible d’aller jouer, même quand le jeu avait cessé d’apaiser ma douleur » . Esclave du jeu Christiane avait droit à des scènes pénibles lorsqu’elle rentrait chez elle. Les cris réveillaient son enfant. Rongée de regrets, elle a quitté mari et enfant. « Je me suis retrouvée dans une chambre à 30 $ par semaine et malgré un salaire hebdomadaire de 500 $, je n’arrivais pas à la payer. Durant ma dernière année de jeu, je me suis livrée à la prostitution pour financer mon gambling et j’ai quand même accumulé 40 000 $ de dettes » . Lorraine, Michèle et Christiane souffrent d’une maladie psychologique, reconnue depuis 1979 par l’Organisation mondiale de la santé : le jeu compulsif. Seulement à cause des loteries et des vidéos poker, les femmes représenteraient aujourd’hui le tiers des joueurs compulsifs. Le jeu s’insinue lentement : la femme joue à l’occasion et contrôle ses mises. Elle gagne aussi souvent qu’elle perd. D’abord divertissement, le jeu devient une habitude. La joueuse franchit alors ce que les gamblers appellent la « barrière invisible » et perd totalement le contrôle. L’habitude se transforme en obsession. Le plaisir est disparu. Elle ne choisit plus de jouer, elle doit jouer. Le jeu mène sa vie et la détourne de tous ses autres intérêts. Christiane jouait déjà au bingo sept jours sur sept lorsqu’elle s’est mariée et a eu un enfant : « Quand j’ai connu les machines à poker, je suis devenue complètement irresponsable. Le budget de notre couple y passait. J’imitais la signature de mon conjoint sur des chèques. J’empruntais à des compagnies de finance sans le dire à mon mari. Ma vie était pleine de mensonges, j’ai bu pour oublier ». Fonctionnaire, Colette gagnait un salaire confortable. Elle a joué à tous les jeux : bingo, billard, courses, casinos, loteries. « Pendant près de 45 ans, ma vie a été une gageure. Durant les courtes périodes où je ne jouais pas, je devenais complètement déprimé. Les derniers temps, je dépensais 100 $ l’heure dans les machines à poker » . Après avoir épuisé ses épargnes, son fonds de pension, atteint la limite de ses cartes de crédit et emprunté à ses amis, elle a demandé de l’aide.

Ce qu’on sait d’elles

Aux États-Unis, le National Institute of Mental Health conclut que de 1 à 5% des Américains seraient des joueurs pathologiques. Robert Ladouceur, professeur à l’Université Laval, est spécialiste de la psychologie des jeux de hasard. Il étudie le phénomène du jeu et le comportement du joueur depuis 1979. « On a été surpris, admet-il. On pensait qu’il y aurait une différence plus marquée avec les pourcentages américains » . Il appert que le nombre de joueurs compulsifs du Québec varie également de 1 à 5% . D’après Robert Ladouceur, il est donc plausible d’estimer à au moins 50000 le nombre d’adultes aux prises avec des problèmes de jeu. L’immense majorité des joueurs compulsifs étaient jusqu’à tout récemment des hommes gravitant autour des hippodromes, des casinos ou des tables de cartes. La situation a changé. Le National Institute of Mental Health chiffre à 36% la proportion des joueurs compulsifs qui sont des femmes. Au Québec, aucune étude ne peut corroborer ces chiffres. Robert Ladouceur le déplore : « Nous ne savons pas beaucoup de choses sur les joueuses sauf qu’il y en a de plus en plus et que, toutes proportions gardées, elles consultent moins que les hommes ». On sait aussi que le profil des joueuses diffère de celui des joueurs. La plupart viennent de familles dysfonctionnelles. Enfants, elles ont été abandonnées, humiliées, punies, maltraitées ou agressées sexuellement. Souvent, la mère ou le père étaient eux-mêmes joueurs. « J’ai grandi dans le milieu des courses. Nos seuls contacts familiaux avaient lieu autour d’une table de cartes. Mon père commettait l’inceste avec ma sœur et elle dirigeait sa colère contre moi. Sans savoir exactement ce qui se passait, je me sentais très rejetée. A 13 ans, j’en ai eu assez, j’ai fugué » , raconte Colette. Née de parents joueurs, Mimi épouse, à 15 ans, un joueur compulsif de tempérament violent. « Lorsque mon mari est décédé vingt ans plus tard, j’ai commencé à jouer au poker avec des hommes. Ma motivation était de les battre et j’y arrivais. Je cherchais à me venger des torts subis par mon père et mon mari » . Mimi a trouvé dans le jeu le moyen d’être reconnue et de faire sa marque, au moins durant un certain temps… . Selon certains chercheurs, la femme ne choisit pas les mêmes jeux, préférant ceux qui sont moins compétitifs et qui relèvent davantage de la chance pure. Elle joue en solitaire et échange moins avec les autres joueurs et joueuses. Contrairement au joueur qui affiche des allures de grand seigneur et cherche à impressionner son entourage, la joueuse est plutôt de nature effacée. Il n’est pas rare d’entendre un joueur dire : « Si je peux faire sauter la banque au casino ce soir, mes problèmes seront réglés » . Les femmes n’ont pas ce genre de raisonnement. Elles savent que leurs problèmes ne seront pas résolus par un gros gain. Cette maladie progressive évolue de la même façon chez la femme que chez l’homme, mais l’impact du jeu sur leur vie diffère. Ainsi, la joueuse est plus sensible à son entourage et emprunte moins à ses amis. La femme garde généralement ses principes moraux et essaie coûte que coûte de faire face à ses responsabilités. Celle qui dépend financièrement de son mari subit des crises plus tragiques autres. Si elle est mère, elle se sent beaucoup plus coupable qu’un père gambler. Plus la compulsion s’infiltre, moins la joueuse peut consacrer de temps à ses enfants. Elle est alors déchirée entre son rôle de mère et sa dépendance au jeu. Toutes les mères joueuses vivent le cauchemar de la culpabilité et du remords. Mariée à un gambler alcoolique, Hélène a été frappée, vingt-cinq ans plus tard, par ce fléau qu’elle n’arrivait pas à comprendre : le jeu. « Les trois dernières années, je ne voyais presque plus mes petits-enfants. Je faisais la tournée des endroits où il y avait des vidéos poker et j’y passais toutes mes journées, morte de honte ». Certaines se sont résignées à danser nues durant les absences de leur mari pour financer leur obsession. D’autres se sont tournées vers la prostitution. Mais la plupart du temps, les joueuses compulsives hésitent davantage que les hommes à recourir au crime, vente de drogues ou vol, pour trouver de l’argent. En général, les hommes atteignent le fonds du baril quand ils ont tout détruit et tout perdu; c’est le poids des pressions émotives qui a raison des femmes. Les hommes admettent difficilement leur défaite parce qu’ils sont orgueilleux; les femmes, parce qu’elles se dégoûtent. Lorqu’ils demandent de l’aide, les hommes ont tendance à maintenir une attitude combative, comme pour justifier leurs actes. Les femmes arrivent plutôt apeurées, avec une très piètre opinion d’elles-mêmes, tellement qu’elles comprennent mal qu’on puisse s’intéresser à elles.

Mal vues?

La société a encore des attitudes et des opinions bien arrêtées face aux femmes. La morale est plus stricte envers elles. Sans admirer le joueur impénitent, on ne le condamne pas non plus. La société excuse l’obsession du jeu chez un homme, mais lorsqu’il s’agit d’une femme, le jeu compulsif est perçu comme plus indécent que l’alcoolisme. Les préjugés à son égard sont tenaces et l’obsédée du jeu le sait. Elle cache son problème à tout le monde, y compris à son conjoint. Elle se voit telle que la société la voit, c’est-à-dire avec mépris. « Je me sentais plus basse qu’un ver. J’avais perdu mon amour-propre, je ne dormais plus », raconte Shirley. Cette réalité sociale n’est pas sans rappeler la première fraternité anonyme. A ses débuts, l’assistance des Alcooliques Anonymes était presque exclusivement masculine. L’abus d’alcool par les femmes était alors vu comme beaucoup plus dégradant. Lorsqu’on diagnostiqua l’alcoolisme comme une maladie, les femmes firent peu à peu appel aux AA. Il y a maintenant autant de femmes que d’hommes aux réunions de l’association. Les femmes victimes du jeu hésitent à suivre un traitement. Chez les Gamblers Anonymes, elles ne représentent que 2 à 4% des membres. Le fait que la plupart des femmes commencent à jouer à l’âge adulte, donc beaucoup plus tard que les hommes, facilite pourtant le traitement car le jeu est moins ancré dans leur personnalité. Mais la peur d’être méprisées et incomprises les retient. Les données sur l’âge des joueuses doivent maintenant être nuancées. Clientes des arcades, des adolescentes tombent dans le crack du jeu, les machines à poker. Des filles de tout âge se tournent vers les GA pour avoir de l’aide. Récemment, des membres ont reçu une jeune adolescente de 12 ans.

Des portes de sortie

La méthode des GA est celle qui obtient le plus haut taux de réussite : une certaine magie entoure le fait de partager son problème avec quelqu’un qui en souffre aussi. La base du mouvement, c’est l’entraide. Chez les GA, la nouvelle membre trouve amitié, respect et soutien. On connaît l’enfer d’où elle vient et on lui offre appui et chaleur humaine. Cet accueil inconditionnel lui insuffle le courage de lutter contre son obsession. Elle arrête de jouer vingt-quatre heures à la fois. Et surtout, elle a des alliés et des moyens pour ne pas recommencer à jouer. « La fraternité m’a donné une seconde chance de vivre une vie normale », affirme Michelle. « J’avais le sentiment d’avoir gâché ma vie. Grâce aux GA je connais enfin le bonheur », renchérit Mimi. Les Gamblers Anonymes proposent un mode de vie en douze étapes. Le mot clé : rigoureuse honnêteté. En intégrant fidèlement les étapes à leur vie, les membres de GA réussissent à se rétablir sans détour, sans compromis. Les femmes sont unanimes : « Il faut briser l’isolement et vaincre la peur d’être jugée. L’espoir et la force qu’on trouve ici valent cent fois les efforts suggérés dans les douze étapes » . Autre avenue : l’École de psychologie de l’Université Laval à Québec. On y dispense depuis plusieurs années un programme de traitement aux personnes qui souhaitent cesser de jouer et qui ont du mal à y arriver seules. Un service individualisé est offert, lors de rencontres hebdomadaires, par une équipe de psychologues spécialisés dans le domaine du jeu.