« Nous sommes encore en quête de légitimité pour nos luttes »
, dit la chercheuse et militante Clara Baez. Mais dans les groupes de femmes, on fête après les
réunions. Nous avons beaucoup de joie de vivre.
Amorcé par l’État et l’Église dans les années 60, au sortir d’une dictature de trente ans, le mouvement féministe de la République dominicaine compte aujourd’hui plus de
mille groupes de femmes tant paysannes que citadines, tant professionnelles que domestiques ou ouvrières. Ce sont aussi des regroupements de mères, de voisines et d’artisanes
qui donnent au mouvement un dynamisme marqué par rapport à l’ensemble des sociétés d’Amérique latine.
En 1988, un organisme national de coordination a été créé, la Coordinadora de organizaciones no gubernamentales del area de la mujer. Ses objectifs et son action
tendent à le définir comme un partenaire important dans la vie sociale, politique et économique de ce pays de 6 500 000 habitants. La Coordinadora est composée de 41
organismes de différents statuts tels des groupes de base, des collectifs de travail, des institutions à caractère éducatif ou de défense des droits juridiques. Pour beaucoup
de Dominicaines, le mouvement des femmes est un moyen de faire de la politique non institutionnelle. De plus en plus de groupes font pression sur l’État pour obtenir davantage
d’écoles, de services médicaux, une réduction du coût de la vie et l’abrogation de lois discriminatoires. Mais dans une société « machiste », l’évolution peut paraître lente,
comme le souligne Clara Baez chercheuse féministe et militante active au sein de la Coordinadora : « Nous sommes en quête de légitimité pour nos luttes ».
Entre 1980 et 1990, la population féminine active a doublé en raison des effets de la crise économique mondiale. L’économie du pays a été « ajustée », ce qui signifie moins
de crédits pour les services publics, tels les soins de santé, que l’on privatise graduellement. Dans une société sous-développée, l’impact de telles mesures est direct sur
les conditions de vie : on note la recrudescence d’anciennes maladies comme la tuberculose, cause importante de mortalité chez les femmes, et un nombre élevé d’avortements
clandestins, soit 70. 000 par année. Le taux officiel de femmes au travail est de 40%, mais selon les résultats d’une enquête effectuée par Clara Baez, il se situe entre 70%
et 80% si l’on tient compte de toutes celles qui restent à la maison pour fabriquer des produits artisanaux et jardiner afin de subvenir aux besoins de la famille.
Attention, zones franches
Depuis quelques années, une nouvelle réalité économique a modifié considérablement le sort des travailleuses dominicaines. Ce sont les « zones franches », des parcs
industriels où s’implantent de grandes entreprises manufacturières à capitaux étrangers. Exemptées d’impôts locaux et grandes utilisatrices de main-d’œuvre, ces entreprises
produisent des biens de consommation pour le marché mondial. Des 140 000 postes créés, 100 000 sont occupés par des femmes dont le travail consiste à assembler des pièces
électroniques, coudre des manteaux de vison et des vêtements de couturiers renommés, fabriquer des bijoux et même des balles de golf!
Pour la première fois en République dominicaine, les femmes ont accès au travail industriel rémunéré régulièrement, à des emplois « non stigmatisés socialement comme le
travail domestique »
, précise Clara Baez. Dans les zones franches, la semaine de travail officielle est de 48 heures, mais la majorité des travailleurs et travailleuses
font de 12 à 14 heures par jour, du lundi au samedi et parfois aussi le dimanche, car le travail supplémentaire est obligatoire et il faut maintenir une cote de productivité.
Ces entreprises, principalement américaines, peuvent imposer des conditions de travail aussi contraignantes qu’exigeantes et des salaires très bas (90 $ par mois) en raison de
l’abondance de main-d’œuvre disponible. Pour les travailleuses des zones franches, âgées surtout de 16 à 25 ans, c’est le plus souvent un emploi éphémère parce que trop dur
physiquement.
L’émigration peut alors constituer pour certaines Dominicaines un dernier recours possible pour gagner sa vie. On les retrouve maintenant en Espagne où elles sont en train
de remplacer les Arabes et les Portugaises dans le travail domestique. L’an dernier, l’une d’elles a été tuée par des jeunes d’extrême droite ce qui a donné lieu à une
manifestation de femmes en République dominicaine. Des réseaux organisés de prostitution existent partout au pays et à l’étranger, notamment en Suisse. Beaucoup de boat
people de la République dominicaine émigrent illégalement à Porto Rico, le plus proche territoire américain.
A l’instar d’autres pays d’Amérique latine, l’éducation des femmes a connu un véritable boom. Même si 25% de la population dominicaine est encore analphabète, l’écart entre
les hommes et les femmes a été éliminé. A l’université, on compte plus de femmes diplômées que d’hommes. Alors que ceux-ci ont davantage délaissé l’école ces dernières années
parce que cela ne leur assure plus un emploi, les femmes continuent à se former, car l’éducation est très valorisée et constitue un signe de promotion sociale. C’est pourquoi,
selon madame Baez qui est démographe et statisticienne à Saint-Domingue, nombre de femmes sont surqualifiées pour le poste qu’elles occupent.
Actuellement, deux femmes sont ministres et sept députées (sur 120) dans le gouvernement social-chrétien dirigé par Joaquim Balaguer, un octogénaire présent depuis
cinquante ans sur la scène politique. Même s’il a déjà nommé des femmes aux postes de gouverneures de province, sans aucun pouvoir réel, il est évident, de dire Clara Baez,
que cet homme très conservateur et atteint de cécité est depuis longtemps dépassé par la dynamique du mouvement des femmes dans son pays.
Les hauts et les bas
« Quand j’ai séjourné en France, j’étais étonnée de voir que les gens ne riaient pas. C’est à ce moment que j’ai réalisé que nous avions en général beaucoup de joie de
vivre chez nous. La situation économique est mauvaise, mais on rit. On n’a pas d’argent pour aller dans les bars, alors on s’achète à boire et on se regroupe entre amis pour
danser dans la rue ou sur le bord de la mer. Je ne sais pas si les femmes sont vraiment heureuses, mais en tout cas, elles en ont l’air! Dans les groupes, on fête après les
réunions. Ce n’est pas toujours sérieux »
.
Ayant l’occasion de voyager pour son travail dans différents pays latino-américains, Clara Baez a pris conscience de la force et de la vitalité des femmes de son pays, ce
qu’elle n’a pu retrouver qu’au Brésil. « On est des gens très bruyants, curieux, extravertis, c’est très difficile d’avoir une vie privée »
, constate Clara qui partage
sa vie avec sa petite fille. Etre chef de famille monoparentale n’est certes pas une situation « normale » pour une Dominicaine, car 50% se marient avant l’âge de 20 ans et, à
25 ans, le taux grimpe à 80% . Le pays, dont 60% de la population est citadine, applique une politique de contrôle des naissances depuis trente ans. La stérilisation est le
principal moyen de contraception : on estime qu’environ deux tiers des femmes sont stérilisées, de plus en plus jeunes, après la venue du deuxième enfant. L’intervention
chirurgicale a été longtemps gratuite; les femmes doivent maintenant payer une partie du coût.
Le père ne participe pas à l’éducation des enfants ni aux tâches ménagères qui sont confiées aux filles exclusivement ou à des domestiques dans les classes moyennes. Qu’un
garçon fasse des travaux de maison est très mal vu : on croit que cela peut jouer sur son orientation sexuelle… Clara Baez a cependant pu observer un désir de changement
chez les mères qui insistent davantage pour que leurs garçons leur donnent un coup de main. Elle-même se rappelle s’être débattue fortement auprès de sa mère pour ne pas se
soumettre à cette tradition. Même si elle a toujours autant horreur des tâches ménagères, elle avoue que parfois elle aimerait prendre plaisir à cuisiner.
Dans les villes, dans les campagnes, le quotidien des Dominicaines de toutes conditions est désormais une réalité ouverte sur le changement
Le tourisme, un apartheid
La République dominicaine est aujourd’hui le principal pôle touristique des Caraïbes, ayant supplanté le Mexique par des tarifs très compétitifs. Mais pour cela, le
gouvernement a dévalué sa propre monnaie : le dollar américain vaut 13 pesos aujourd’hui, alors qu’il y a une dizaine d’années les deux devises étaient presque d’équivalente
valeur. Le tourisme est le volet économique le plus important du pays, mais la majorité des profits réalisés restent aux mains des entreprises privées. Entre 1970 et 1990, 26
000 emplois ont été créés dans ce domaine, mais très peu sont occupés par des femmes.
« En réalité, souligne Clara Baez, le tourisme n’a pas changé grand-chose pour la population. C’est l’apartheid physique et économique. Les touristes n’ont pas de
contact avec les gens de la place et nous ne pouvons fréquenter les endroits où ils vont. Nous n’avons pas les moyens de nous payer ça »
. Les retombées ne se manifestent
pas toujours de la façon la plus souhaitable : tourisme et prostitution font souvent de bonnes affaires ensemble. Selon Clara Baez, on a établi une carte des zones
touristiques du pays dans lesquelles on retrouve aussi les zones de sida.