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La violence faite aux femmes: Autopsie d’un rapport

Son propos résume néanmoins l’accueil cinglant que plusieurs journalistes et certains groupes de femmes, canadiens-anglais principalement, ont réservé au rapport.

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La journaliste de La Presse Lysiane Gagnon n’y allait pas de main morte en ce matin du 5 août 1993, quelques jours après la sortie du rapport du Comité canadien sur la violence faite aux femmes intitulé Un nouvel horizon : Éliminer la violence-Atteindre l’égalité. Son propos résume néanmoins l’accueil cinglant que plusieurs journalistes et certains groupes de femmes, canadiens-anglais principalement, ont réservé au rapport.

« Le rapport se lit comme un tract de pure propagande. (… ) On insulte l’intelligence du lecteur en triturant la réalité, en l’assommant de données tronquées et de sondages fantaisistes qui laissent croire que les cas tragiques de quelques-unes sont le lot de toutes. Le Comité a oublié une forme de violence, la violence intellectuelle, celle qui traite les citoyens comme s’ils avaient deux ans d’âge mental. Cette brique de 400 pages, farcie de clichés, aura coûté dix millions aux contribuables », écrivait Lysiane Gagnon.

L’entreprise de démolition était-elle méritée? Le tollé répercuté par les médias a-t-il cautionné d’avance l’inaction du gouvernement, envoyant directement le rapport au tapis? Bref, a-t-on jeté le bébé avec l’eau du bain?

Changer le monde : vaste programme…

La chercheuse Maria Peluso, de l’Université Concordia, considère le rapport tout à fait valable. « Il est essentiel de garder son origine en perspective, rappelle-t-elle. Le gouvernement, inconfortable avec les conclusions présentées à la Chambre des communes par un précédent comité chargé d’étudier la violence faite aux femmes, a mis celui-ci sur pied, histoire de décaler l’échéance d’agir. Plusieurs féministes n’ont pas tellement apprécié… Compte tenu de ce contexte délicat, le groupe pancanadien s’en est bien tiré. Il a le mérite d’avoir opté malgré tout pour un ton et une analyse résolument féministes, ce qui tranche net avec la langue de bois des documents officiels » .

Le rapport embrasse-t-il trop large? « Il le fallait, rétorque la chercheuse; le problème est tentaculaire ». Et 500 recommandations, n’est-ce pas excessif? « J’en rajouterais même quelques-unes!, renchérit Maria Peluso. Non, selon moi, le vrai hic c’est que cette étude, à l’instar de toutes les précédentes, se bute à une absence de volonté gouvernementale d’adopter une approche globale; on préfère continuer d’agir à la pièce. Pourtant, le temps presse. Selon mes estimations, les coûts liés à la violence conjugale au Québec (journées de travail perdues, frais légaux et médicaux… ) frôlent les 125 000 000 $ par année » . Le rapport fédéral affiche des similitudes avec l’avis du Conseil du statut de la femme sur la violence faite aux femmes, Pour que cesse l’inacceptable. D’abord, il s’appuie sur la même prémisse, l’inégalité entre hommes et femmes comme source de la violence. Puis, il ne restreint pas le phénomène uniquement à la violence conjugale et à l’agression sexuelle, mais inclut aussi d’autres formes de violence pour démontrer l’ampleur du problème. La vision adoptée dans le rapport canadien est toutefois nettement plus englobante. « Somme toute, l’avis du CSF reste très centré sur la violence, déclare son auteure, Marie Moisan. Le rapport canadien, lui, s’est donné comme objectif de rétablir l’égalité des sexes, pour éradiquer le mal à la racine. Les recommandations s’adressent donc non seulement au gouvernement, mais aussi aux collectivités, aux groupes professionnels, aux individus, bref à tout le monde. C’est vrai qu’ainsi, on risque de perdre de vue l’objet même du rapport, la violence, et de faire des propositions qui prennent l’allure de vœux pieux. Par contre, miser strictement sur des solutions curatives comporte d’autres limites. C’est le dilemme » .

Marie Moisan argue par ailleurs que le fait que le Comité ait rencontré des milliers de femmes « constitue une véritable première mondiale; leurs témoignages enrichissent le document. Il a aussi très bien intégré les graves problèmes de violence vécus dans les communautés inuit et amérindiennes, en contournant à la fois le discours officiel des leaders et l’approche politically correct; cela mérite d’être souligné » .

Plusieurs ont fait des gorges chaudes des statistiques-choc découlant d’une étude réalisée auprès de 420 Torontoises : une femme sur deux aurait été violée ou victime d’une tentative de viol, trois sur cinq auraient subi une agression sexuelle (au sens du Code criminel, donc incluant les attouchements)… « Ces chiffres ne représentent qu’une infime portion du rapport, allègue Marie Moisan. Le Groupe aurait cependant dû prendre certaines précautions et ne jamais citer ces résultats sans les nuances nécessaires. Ce manque a semé le doute et fourni des munitions aux tenants du credo « les femmes exagèrent! » Cela dit, le traitement médiatique m’a semblé injuste ». Injuste, d’autant plus que quelques semaines après la sortie du rapport, Statistique Canada publiait les résultats d’une enquête sur la violence faite aux femmes, confirmant, avec des chiffres « blindés », l’étendue du fléau. Selon Statistique Canada, qui a interrogé plus de 12 000 Canadiennes, une femme sur deux aurait en effet subi un acte de violence depuis l’âge de 16 ans.

Ne tirez pas sur le journaliste

Les journalistes ont-ils effectivement « trébuché » sur les statistiques, sapant du coup la crédibilité du rapport? Francine Pelletier, reporter à l’émission Le Point de Radio-Canada, commente : « C’est évident que parfois les médias ne sont pas plus subtils qu’il ne le faut. Comme il est à la mode de sous-entendre que le féminisme est dépassé, plusieurs se sont certainement frotté les mains et ont saisi l’occasion d’alimenter le débat. Mais attention : c’est aussi le rôle des médias d’agir comme chien de garde » , avoue-t-elle.

Francine Pelletier juge néanmoins la trame de fond du rapport désuète. « On se croirait il y a 20 ans. On associe encore la violence à la soumission des femmes. D’accord, mais il était absolument essentiel de dire aussi que beaucoup se font tuer parce qu’au contraire, justement, elles tentent de s’affranchir. Pensons à Polytechnique. La victimisation, c’est trop court et ça ne satisfait personne ».

Claudette Tougas considère aussi que les journalistes ne sont pas les seuls à blâmer. « Je ne pense pas qu’ils aient focalisé sur les statistiques uniquement pour chercher la bête noire, avance l’éditorialiste à La Presse. C’est plutôt le peu de sérieux de ces données qui a choqué tout le monde, médias compris, et jeté le discrédit sur le rapport; sans elles, le rapport aurait probablement eu meilleure presse. Il ne mérite cependant pas de prendre le chemin de la tablette. Une fois la poussière retombée, ce document demeure un travail d’envergure. Il servira sans doute aux chercheurs, à ceux qui s’interrogent. Je l’utiliserai certainement aussi comme base de référence. Parce que, au-delà du fait qu’il dérape parfois en extensionnant la violence, par exemple, au fait de se faire siffler dans la rue, ce rapport soulève un problème bien réel. Et si jamais un gouvernement récupère les hauts cris qui ont accompagné la sortie de ce document pour ne rien faire, ce sera irresponsable et hypocrite ».

Lors de la sortie du rapport, les groupes québécois n’ont pas fait entendre leur voix, ou très peu. Aujourd’hui, le Regroupement provincial des maisons d’hébergement pour les femmes victimes de violence conjugale l’endosse. « Nous sommes en accord avec l’orientation choisie, soutient la porte-parole Jocelyne Nadon. Pour vaincre la violence, il faut changer les fondements de la société. On propose de commencer par informer et sensibiliser la population afin de lui faire décoder la réalité avec de « nouvelles lunettes » plus égalitaires. Ensuite mais pas avant, on pourra passer à des actions plus concrètes, plus précises. Évidemment, c’est agaçant pour une société de se faire renvoyer un reflet peu flatteur. D’où la réaction virulente. On en est encore à dénier la violence faite aux femmes et ce qui la sous-tend ».

Denis Bélanger, président du conseil d’administration de l’Association des ressources intervenant auprès des hommes violents (ARIHV) relève certaines maladresses (par exemple, le ton irritant des « commandements » destinés aux hommes), mais considère que ce rapport ne contient aucune fausseté. « On doit retenir que trop de femmes vivent sous un régime de terreur, et qu’il est temps de s’en occuper. Les 10 000 000 $ dépensés? En voulant toucher tout le Canada, il fallait un peu s’y attendre. Je serais porté à penser que pour obtenir un tableau national du problème, ça valait le coût » . A GAPI, une ressource pour hommes violents, on est aussi de cet avis. « Investir dans le curatif, c’est excellent, mais il faut aussi mettre les choses sur la place publique si on veut qu’elles changent, dit le responsable, Serge-Roch Leclerc. J’espère que tout ce battage médiatique n’a pas tué le rapport dans l’œuf » .

Patricia Rossi, présidente de la Fédération des ressources d’hébergement pour femmes violentées et en difficulté du Québec, se sent quant à elle déchirée : « Cette étude n’apporte peut-être rien qu’on ne sache déjà. Par ailleurs, ce serait dommage que l’argent et les énergies investis soient gaspillés. Malgré ses faiblesses, ce document ne mérite pas d’être ostracisé. Après tout, il reprend l’essentiel de ce qu’on répète depuis des années. Les recommandations auraient pu être plus concrètes? Possible. L’argent aurait dû aller dans les services? Peut-être. Mais maintenant, c’est fait. Voyons-le comme un dernier bilan, utilisons-le et, de grâce, agissons ».