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La résistance des potomitans

Ni le climat d’insécurité ni les difficultés économiques ne sont encore venus à bout de la détermination des Haïtiennes.

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Ni le climat d’insécurité ni les difficultés économiques ne sont encore venus à bout de la détermination des Haïtiennes.

La sonnerie du téléphone interrompt brusquement la réunion. En moins de dix minutes, tous nos papiers sont ramassés. Et avant que je comprenne ce qui se passe, nous filons à toute allure dans les rues cahoteuses de la capitale. « Nous venons de faire un kouri », m’explique Magali Marcelin, une des militantes de Kay fanm, une organisation qui s’occupe de promotion féminine. A peine sommes-nous réfugiées chez un ami que des coups de feu répondent aux tirs de mitraillettes. « Ça doit être tout près d’ici », me dit-on.

En Haïti, les organisations populaires sont toujours sur le qui-vive. Et lorsqu’on apprend que des néo-duvaliéristes préparent une attaque, une chaîne téléphonique se déclenche à travers tout le réseau. Les groupes de base reçoivent beaucoup de menaces, sous forme d’appels anonymes ou de camion bourré de militaires qui se promène de long en large devant leurs bureaux. Ce genre d’intimidation fonctionne puisque le travail est interrompu à tout bout de champ. Cette fois, la victime était le ministre de la Justice, Me Guy Malary, responsable de l’important dossier de la séparation de la police et de l’armée. Maintenant, plus personne à l’extérieur du camp duvaliériste n’osera occuper cette fonction cruciale pour assurer la démocratie au pays.

« Le plus difficile dans le contexte actuel, déplore Magali Marcelin, c’est que beaucoup de gens ne comprennent pas pourquoi nous travaillons contre la violence faite aux femmes alors que la répression s’abat sur tout le monde ». Pourtant, qu’elles soient paysannes, ouvrières, domestiques ou marchandes, les femmes sont considérées comme les « potomitans », les piliers de la société. Poussées très jeunes vers le mariage, elles sont souvent seules en charge de la famille. Mais si la société valorise le rôle de mère, elle tolère le comportement des hommes, qui se sentent très peu responsables de leurs enfants. Dans cette société non officiellement polygame, s’il n’y a jamais cohabitation de plusieurs femmes avec un seul homme, il est très fréquent qu’un homme marié entretienne une maîtresse et plusieurs liaisons. « Les hommes considèrent qu’il s’agit d’un droit coutumier, explique Marie-France, une féministe membre de Solidarité femmes haitiennes. Et bien que la loi reconnaisse l’égalité des sexes, l’homme obtient en général le divorce contre une simple allégation d’infidélité, alors qu’une femme doit prendre son mari sur le fait, à l’intérieur du foyer familial et avoir un témoin »!

Depuis le coup d’État qui a renversé Jean-Bertrand Aristide le 30 septembre 1991, beaucoup de femmes des régions rurales ont été abandonnées par des conjoints que la répression a forcés à prendre le maquis. La plupart d’entre elles se sont regroupées ou ont resserré les liens qui les unissaient déjà pour subsister.

A Savanet, situé dans le Plateau-Central, la Coordination des femmes paysannes a mis sur pied la solde, un système de crédit à petite échelle. « Nous nous cotisons tous les mois et à tour de rôle, nous recevons la solde qui nous permet d’acheter les biens nécessaires à la culture de la terre, explique Muse Moulue, une militante de la région. Mais nos activités sont très mal vues par l’oligarchie. Les militaires interviennent à tout moment avec leurs armes et leurs bâtons lors de nos rencontres ». Beaucoup de femmes ont dû se réfugier à Port-au-Prince pour fuir la répression. Mais l’embargo, décrété au lendemain du coup d’État, a frappé très durement la population, particulièrement les femmes. Des 150 usines de sous-traitance qui employaient une main-d’œuvre féminine à 70%, il n’en reste plus qu’une trentaine où travaillent environ 7000 femmes. Leur salaire varie entre 1, 50 $ et 2, 00 $ par jour. « Les propriétaires préfèrent engager des femmes, explique Djenane Montas, directrice du Centre pour les femmes ouvrières ( CPFO ). Ils disent qu’elles sont plus rigoureuses et que leur taux d’absentéisme est moins élevé que celui des hommes. Pourtant, c’est presque toujours à un homme que l’on confie les postes de responsabilité », souligne-t-elle. Assise au milieu du bureau désert, Djenane Montas se rappelle avec nostalgie les sept mois de présidence d’Aristide. « Le Centre fonctionnait à plein. Nos ateliers d’alphabétisation, de santé préventive et de planning familial avaient donné beaucoup d’espoir aux femmes qui y participaient. Le gouvernement avait mis sur pied un bureau de la Condition féminine qui avait commencé un processus de consultation. Pour toutes ces raisons, les femmes n’ont cessé d’appuyer l’embargo qui représentait leur seul espoir de voir revenir leur président ». Maintenant presque plus personne ne fréquente le Centre. Les ouvrières habitent surtout les bidonvilles situés en périphérie de Port-au-Prince. Pour éviter les coups de feu qui retentissent un peu partout dès la tombée du jour elles doivent se hâter d’entrer chez elles après le travail. Et, avec l’embargo sur le pétrole, c’est beaucoup plus difficile d’arriver à destination.

Des 30 000 femmes qui ont perdu leur emploi lorsque les usines ont fermé leurs portes une à une, plusieurs se sont enfuies en province. Les plus démunies, qui n’avaient pas les moyens de partir, sont restées à Port-au-Prince et se sont tournées vers le commerce, surtout dans le secteur de l’alimentation. Les femmes les plus pauvres n’ont pas accès au crédit bancaire et les usuriers exigent des taux d’intérêt prohibitifs! Aussi le Fonds d’aide à la femme haïtienne ( FAFH ) leur accorde-t-il de petits prêts, au taux du marché. « Ce sont des prêts très risqués, explique la directrice, Danielle Lustin. Mais nous offrons aussi des ateliers de formation. Quand les femmes remboursent bien le prêt initial, nous doublons la somme, et ce, jusqu’à concurrence de 2500 $. Par la suite, les femmes sont en mesure de négocier directement avec les institutions financières privées ». Danielle Lustin jubile. En plein embargo, le FAFH a atteint un taux de réussite de 96% . « Seulement 4% de nos prêts accusent un retard. C’est le cas d’une commerçante qui en était à son quatrième emprunt chez nous, lorsque les zenglendos, des bandes de pilleurs armés, ont volé tout ce qu’elle possédait. Nous lui avons accordé un nouveau prêt de 100 $ pour la dépanner. Mais elle a dû tout recommencer à zéro… » .

Contre la violence

En octobre 1992, un « attaché », un de ces civils armés qui agissent avec la complicité des militaires abattait son épouse en pleine rue en transperçant son ventre et son vagin d’un coup de poignard. Au pays de l’impunité, l’homme a été relâché au bout de deux jours et n’a jamais été condamné. « C’est une des caractéristiques de la violence faite aux femmes, explique Magali Marcelin. Les hommes s’en prennent surtout aux parties féminines du corps, tout en proférant des paroles obscènes ».

Plusieurs groupes de femmes ont alors décidé de mettre sur pied un réseau d’information pour dénoncer tous les crimes dont elles sont victimes. « Les femmes sont isolées et souvent sans recours, s’indigne Magali Marcelin. Beaucoup de viols et d’assassinats demeurent inconnus parce que personne n’a osé porter plainte ».

En mars 1993 plus de 200 femmes de tous les coins du pays ont courageusement assisté à un séminaire à Port-au-Prince. Elles voulaient dénoncer la violence qu’elles subissent et créer des liens internationaux avec des invitées de l’extérieur du pays. Marie-Céline Agnan, journaliste à Haïti-progrès, était l’une des Québécoises qui participait à la rencontre. Elle retrouvait son pays d’origine après 20 ans d’exil, interrompu par un bref séjour en 1991 sous Aristide. La situation d’après le coup d’État fut un choc terrible. « En l991, on sentait l’euphorie, l’espoir, malgré le délabrement. Mais lors du séminaire, en 1993, j’ai constaté un mépris total pour la vie humaine. La mort était présente partout. Et le viol est une pratique tellement courante que certains hommes en nient l’existence ». Nancy Guberman, professeure au département de Service social de l’UQAM, assistait aussi au séminaire. Le récit des horreurs commises à l’endroit des femmes et des petites filles l’a bouleversée. « Les autorités utilisent les femmes pour montrer leur puissance », déplore-t-elle. Pour Nancy Guberman, cette rencontre a permis de franchir des pas importants vers la solidarité entre les femmes à l’échelle internationale, malgré l’ampleur des besoins, chez les Haïtiennes en tout cas, ni le climat d’insécurité ni les difficultés économiques ne sont encore venus à bout de leur détermination.