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Les Marocaines en marche

Etre femme et journaliste au Maroc, un pays musulman où les droits fondamentaux sont couramment violés, c’est déjà tout un programme.

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S’opposer à la Mudawana, c’est risquer la peine de mort. Des Marocaines engagées l’ont fait. Etre femme et journaliste au Maroc, un pays musulman où les droits fondamentaux sont couramment violés, c’est déjà tout un programme. Mais défendre en plus des idées féministes, est-ce que ça ne prend pas un brin d’inconscience?

Latifa Jbabdi sourit avec indulgence à cette question. Elle ne se voit pas comme une héroïne. Pourtant, en 1992, les intégristes de son pays l’ont publiquement condamnée à mort. Elle luttait alors pour changer le code du statut personnel, la Mudawana, un ensemble de règles qui institue les femmes en mineures à vie.

Un code rétrograde

Toutefois, il en faudrait bien davantage pour réduire la rédactrice en chef du Collectif du 8 mars au silence. Et aujourd’hui, son message est clair : la Mudawana instaure une violence légalisée contre les femmes.

« Au Maroc, les femmes n’obtiennent à peu près jamais le divorce, déplore Mme Jbabdi. Même pris en flagrant délit d’adultère, un homme bénéficie presque toujours de circonstances atténuantes. D’un autre côté, l’époux n’a pas besoin de se justifier pour obtenir la répudiation de sa femme. C’est un droit inconditionnel et absolu, qui se résume à une simple formalité : se présenter devant des témoins qui enregistrent le divorce. Les épouses sont ensuite chassées de leur foyer, avec leurs enfants » .

Le drame, c’est que plusieurs d’entres elles sont analphabètes et n’ont pas de métier. Elles se retrouvent dans la rue et, le plus souvent, sans pension alimentaire. « Cette situation incite les femmes à la prostitution et les enfants, à la délinquance » , déplore Mme Jbabdi. Et c’est une catastrophe nationale. A Casablanca, par exemple, le taux de mariages qui aboutissent au divorce est de 55 % !

Une longue marche

La Mudawana été adoptée à l’aube de l’indépendance, en 1956, mais les femmes n’ont commencé que tout récemment à la contester publiquement. « Ce code est inscrit dans la loi islamique, un texte sacré. En s’y opposant, on s’expose à l’anathème et l’on peut être passible de la peine de mort » , explique Mme Jbabdi.

C’est l’arrivée des femmes dans les universités et sur le marché du travail dans les années 70 qui a déclenché un mouvement irréversible de protestation. La plupart d’entre elles se sont trouvé un emploi comme ouvrières. D’autres sont aujourd’hui médecins, avocates, pharmaciennes, etc. « Mais, dix ans plus tard, nous étions toujours aux prises avec un statut juridique très dégradant. Nous étions révoltées et prêtes à prendre les moyens pour changer notre condition » , se rappelle Mme Jbabdi.

C’est ainsi qu’un groupe de femmes a décidé de fonder un journal, Le Collectif du 8 mars, la première publication féministe du monde arabe. « Dans les journaux qui existaient, la question des femmes était très marginalisée. Et quand on écrivait un article sur nos droits, c’était pour pleurnicher, pour dire que ça n’allait pas. Nous voulions aller plus loin et ouvrir un débat pour faire changer les choses » .

Le journal a connu un succès fulgurant dès sa première parution. « Nous en avions imprimé 5000 exemplaires en se disant que si on arrivait à les vendre, ce serait déjà un bon début. Mais ils se sont épuisés très rapidement et notre tirage est monté à 15 000 » , raconte Mme Jbabdi avec fierté.

Plus important encore, des groupes de femmes se sont mis à se former spontanément dans toutes les régions du pays, même les coins les plus éloignés. « Nous étions invitées à toutes sortes d’activités de sensibilisation, de réunions, de colloques. Nous avions lancé un journal et nous nous sommes retrouvées au cœur d’un mouvement qui avait besoin d’être structuré » , poursuit-elle.

Aussi, en 1987, l’Union de l’Action féminine (UAF) a-t-elle été fondée. Les comités qui s’étaient créés autour du journal se sont transformés en bureaux régionaux. « Nous avons alors commencé à mieux coordonner notre travail de revendication. Et en 1992, nous avons entrepris notre campagne monstre pour le changement du statut personnel » .

Des efforts récompensés

« En moins de six mois-un temps record-, nous avons réalisé notre premier objectif, qui était de recueillir un million de signatures. Près de 50 % des signataires étaient des hommes! Puis, nous avons organisé un colloque où nous avons invité toutes les organisations féminines, mais aussi des représentants syndicaux et des partis politiques. Plusieurs politiciens refusaient de nous entendre. Cependant, la réaction la plus virulente est venue des intégristes qui ont lancé une contre-campagne. Ils nous ont condamnées à mort et ont incité les gens à agresser physiquement les membres de l’UAF! » , témoigne la journaliste.

Néanmoins, les efforts des militantes ont été récompensés lorsque le roi Hassan II s’est adressé directement aux femmes pour la première fois de l’histoire du Maroc. Le roi a d’abord reconnu l’injustice et la discrimination subies par les femmes, tout en promettant de changer les choses.

Les quelques concessions sont demeurées symboliques. Les hommes doivent maintenant se présenter devant un juge pour divorcer. Les procédures de réclamation des pensions alimentaires ont été améliorées. Toutefois, Mme Jbabdi demeure sceptique. « Les textes sont changés, mais on ne sait pas encore comment cela se traduira dans la pratique. Notre plus grande victoire est d’avoir amené un sujet tabou sur la place publique. C’est un pas de géant » .

Des acquis fragiles

Aujourd’hui, les militantes de l’UAF poursuivent leur lutte. Cependant, elles définissent des objectifs beaucoup plus précis. « Le droit d’obtenir son passeport, par exemple. Je suis féministe, mais je dois demander l’autorisation de mon conjoint pour quitter le pays » , souligne Mme Jbabdi. Les femmes revendiquent aussi le droit inaliénable de travailler et de posséder un commerce.

Pourtant, la progression du mouvement féministe pourrait être annulée par la montée de l’intégrisme, un courant qui veut régir tous les aspects de la vie personnelle et sociale selon des préceptes religieux.

« Pour l’instant, les fondamentalistes ne constituent pas encore une menace importante, explique la militante. Nous avons appris à les battre avec leurs propres armes. La loi islamique repose sur des interprétations du Coran. Alors, nous faisons notre propre lecture des textes de l’Islam, en tirant tout ce qui peut aider notre cause. Ainsi les intégristes, qui nous accusaient d’athéisme, doivent maintenant faire face à des spécialistes du Coran » .

Latifa Jbabdi demeure cependant sur ses gardes. « Notre situation économique difficile est pareille à celle qui a rendu possible l’élection des fondamentalistes en Algérie. Nous pourrions perdre tout ce que nous avons obtenu grâce à notre travail acharné et à nos sacrifices » .

Latifa Jbabdi était de passage au Québec à l’invitation du Centre d’études arabes pour le développement.