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Les nomades du stéthoscope

Médecins sans frontières, c’est une clinique d’urgence mondiale. Plus de la moitié des volontaires qui y ont travaillé sont des femmes.

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Médecins sans frontières, c’est une clinique d’urgence mondiale. Plus de la moitié des volontaires qui y ont travaillé sont des femmes. Leur cabinet de travail, c’est la planète. Là où éclatent les conflits et s’abattent les cataclysmes, elles débarquent avec, en main, une carte de visite désormais reconnue à travers le monde; celle de Médecins sans frontières. Fondée en France en 1971, l’organisation humanitaire compte aujourd’hui six sections européennes et une quinzaine de bureaux de représentation éparpillés sur quatre continents. Dix mille volontaires ont participé à l’une ou l’autre des missions menées dans quelque 80 pays. Plus de la moitié sont des femmes. Avec, pour bagage, leurs connaissances et leur engagement, elles s’efforcent de soulager les hommes, les femmes et les enfants sur qui la misère s’est accrochée, les éléments se sont déchaînés, les guerriers fous se sont acharnés. « Ni Rambo », ni kamikazes, ces infirmières, ces médecins sont animées d’un même désir d’aider, de découvrir, et de recevoir aussi. « On trouve également une satisfaction personnelle en mission. On n’est pas masos » , précise Brigitte Vasset, une pédiatre, aujourd’hui directrice des opérations de MSF-France, à Paris. « MSF permet de passer d’un idéal, d’une certaine conception du monde où l’on refuse la fatalité et l’injustice, à quelque chose de concret » , estime pour sa part Philippe Biberson, le président de MSF-France. « On part avec de grandes idées, mais on constate vite qu’on ne peut pas sauver le monde. Les moyens qu’on a, aussi adéquats soient-ils, ne suffiront jamais à combler tous les besoins. Je me sens tout de même plus utile là où les soins de base ne sont pas assurés, là où des enfants meurent à cause d’une diarrhée, simplement parce qu’ils n’ont pas d’eau. J’ai sûrement un petit côté missionnaire, mais j’ai réalisé à quel point je me suis également fait plaisir. Les missions sont venues combler mon goût de voyages et ma curiosité » , explique quant à elle Chantal Sirois, une infirmière québécoise qui, après avoir passé six mois au Cambodge avec Médecins du monde, est allée au Kurdistan puis au Soudan avec Médecins sans frontières. Pour pallier la pénurie de chirurgiens dans un hôpital cambodgien, mettre sur pied un programme de vaccination à Djibouti, ou porter secours aux réfugiés rwandais, la débrouillardise et le tact sont tout aussi indispensables que le stéthoscope. « On n’invente rien en médecine; par contre, il faut sans cesse inventer des moyens pour avoir de l’eau, ou faire arriver les médicaments et les malades plus rapidement. Il faut s’adapter très vite, intégrer le contexte tout autour pour pouvoir fonctionner », explique Brigitte Vasset. Et faire toujours plus, avec moins, sans perdre patience devant ce qui, d’un point de vue étranger, apparaît comme de la négligence. « Au début, je ne comprenais pas pourquoi les parents m’amenaient leur enfant au dernier moment. Je n’avais plus qu’à les regarder mourir, raconte-t-elle. Mais ça ne sert à rien de se mettre en colère; il faut d’abord comprendre, puis essayer de faire en sorte que les enfants arrivent en consultation avant qu’il ne soit trop tard » . Les équipes de MSF sont constamment plongées au cœur de situations potentiellement dangereuses, sinon carrément explosives. Des groupes aveuglés par la haine et la soif de pouvoir n’hésitent pas à bafouer les règles morales les plus élémentaires pour imposer leur loi. Comment parvient-on comme volontaires étrangers, femmes de surcroît, à faire respecter son autorité professionnelle pour soigner ceux-là mêmes qu’on s’efforce de refouler, voire d’anéantir? Dans certaines circonstances, c’est plus compliqué; nous devons prendre des précautions particulières, par exemple, dans des pays où le rôle des femmes est déconsidéré, où elles ne sont pas respectées. Mais nous avons malgré tout eu des femmes coordonnatrices et chefs de mission dans des pays islamiques, et dans plusieurs pays de culture très machiste », dit Philippe Biberson. « En Afghanistan, une femme médecin est perçue comme une extraterrestre. Ceci dit, je n’ai jamais eu de problème à me faire respecter, à imposer mon autorité médicale » , explique Brigitte Vasset qui a séjourné deux fois dans ce pays du Moyen-Orient toujours déchiré par la guerre. « Mais j’ai dû apprendre la patience, ajoute-t-elle, notamment avec les grands chefs de guerre, car dans leur culture, les femmes n’ont pas droit de parole. Alors il faut parfois attendre trois jours avant d’avoir l’autorisation d’installer un dispensaire » . « Lorsque tu travailles auprès de la communauté, en santé maternelle ou infantile par exemple, ou que tu fais de la formation auprès du personnel local, c’est peut-être plus facile pour une femme médecin » , estime pour sa part Rosamund Lewis, une médecin de Montréal dépêchée une première fois à Djibouti, puis dans le sud du Rwanda. « Par contre, les négociations sont souvent difficiles avec les autorités religieuses; les imams refusent de discuter avec toi lorsque ça les arrange. Tu dois alors faire preuve de beaucoup de souplesse » , ajoute-t-elle. « Mais tout compte fait, il y a presque toujours des problèmes lorsque tu négocies avec les autorités, qui que tu sois. Tout est alors question d’attitude et de respect » , résume Chantal Sirois.

Le prix de la confiance

Du Mozambique au Tadjikistan, du Cambodge au Soudan, la sécurité des équipes et des communautés passe nécessairement par le respect des conventions et de la culture locale, aussi discutables soient-elles à nos yeux. « Dans 80% des endroits où il travaille, il y a des problèmes de sécurité, explique Brigitte Vasset. Il faut donc accepter, dès le départ, que certaines contraintes viennent limiter nos libertés individuelles. Mais pour moi, se promener avec un foulard sur la tête et les bras couverts, ce n’est pas vraiment une contrainte, mais plutôt une question de respect ». C’est à ce prix que la confiance prend racine. Et que du coup, s’amorce l’aventure qui, au-delà de l’horreur, permet de découvrir la richesse de cultures méconnues. « Au Yémen du sud par exemple, j’avais l’immense privilège, lors de mariages ou de fêtes, d’être acceptée autant chez les hommes que chez les femmes du pays. Comme étrangères, nous avons en quelque sorte un statut à part qui nous donne parfois certains avantages » , raconte Christine Genevier, une infirmière française active à MSF depuis maintenant huit ans. Partir en mission, c’est aussi apprendre à apprivoiser la peur. Une angoisse qui s’éveille à chaque contrôle routier, à chaque vol militaire, à chaque bombardement. « On a certaines appréhensions, mais MSF est une structure assez forte et organisée, où, en général, on n’improvise pas » , explique Christine Genevier. « On ne s’habitue pas à la guerre, souligne de son côté Brigitte Vasset. Mais plus que tout, il y a la peur de ce qu’on va trouver; quand tu sais, comme je l’ai vu en Ethiopie ou au Zaïre, que ce qui t’attend ce sont des gens qui meurent sans arrêt » . Comment ne pas céder au découragement devant l’ampleur de la tâche? « Individuellement, on se demande, certains soirs, à quoi ça sert. Mais il faut avoir des objectifs modestes : chaque personne soignée à Kigali, chaque blessé évacué des villes assiégées en Bosnie, chaque gamin qui a bénéficié d’un programme de renutrition, c’est une personne de plus qui échappe à la mort » , explique Brigitte Vasset. « La vie d’équipe est aussi très importante, pour ne pas être submergé par le choc émotif », ajoute Rosamund Lewis. « Il faut forcément rester pragmatique, sans quoi notre santé mentale risque d’en prendre un coup. En fait, ça pose moins de problème quand on est sur le terrain, en pleine activité. Par contre, c’est souvent plus dur ici, au bureau; tu te sens impuissante par rapport au volume de besoins, et tu dois choisir une région au détriment d’une autre, même si tu sais qu’il y a des problèmes tout aussi importants », reconnaît Christine Genevier qui, jusqu’à tout récemment, était assistante de programme au siège parisien de MSF. Elle a maintenant repris le large. Cette fois, à titre de coordonnatrice des missions d’urgence, un poste qui la mènera en différents points chauds de la planète. « C’est un autre défi, et je suis aussi morte de peur que lors de ma première mission » , confie-t-elle. Rosamund Lewis, elle, complète une spécialisation en santé communautaire, avec en tête l’idée de repartir. Chantal Sirois a quant à elle décidé de prendre un temps d’arrêt. « J’ai besoin de me rebrancher ici, à Montréal. Je pense que je vais repartir, mais je ne sais ni quand ni comment » . Cette vie de nomade, c’est généralement une vie de célibataire, avec un confort un peu particulier par rapport à la moyenne, reconnaît Christine Genevier. Mais c’est largement contrebalancé par des rencontres et un travail tellement intéressants ».