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Pratique sous surveillance

Les sages-femmes ont trois ans pour établir la crédibilité de leur profession.

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Les sages-femmes ont trois ans pour établir la crédibilité de leur profession. « Finalement, c’est fait », commente laconiquement le Dr Cajetan Gauthier, président de l’Association des obstétriciens et gynécologues du Québec. Eh! oui, c’est fait. Après celles de Povungnituk, Gatineau, Sherbrooke, Montréal (Côte-des-Neiges et Pointe-Claire), Mont-Joli et Saint-Romuald (sur la rive sud de Québac), la maison de naissances du CLSC Le Norois d’Alma, huitième et ultime projet-pilote promis par la Loi sur la pratique des sages-femmes ou « loi 4 », comme on l’appelle familièrement, a ouvert ses portes il y a tout juste quelques mois, en février dernier. Et le médecin ne cache pas son dépit.

Au Québec, les relations entre les sages-femmes et le corps médical sont depuis longtemps assez fraîches merci. Des sages-femmes ont pourtant exercé ici, en toute légalité, jusque vers 1960. Mais les médecins-et les hôpitaux-les ont supplantées. Et réussi, il est vrai, à établir un des taux de mortalité infantile les plus bas au monde (autour de 7, 0 sur 1000), comme le souligne fièrement le Dr Gauthier. Au cours des vingt dernières années toutefois, divers courants de société-le féminisme, le désir d’obtenir des soins et des services de santé plus humains-ont favorisé le retour des sages-femmes. Mais si elle est reconnue dans la plupart des pays industrialisés et, depuis peu, dans trois provinces canadiennes (Colombie-Britannique, Ontario et Alberta) leur pratique n’est toujours pas légale au Québec. Sauf que la loi 4, adoptée en 1990. leur permet désormais, « à titre expérimental » seulement, de faire des accouchements dans des maisons de naissances. Ces maisons peuvent être situées à l’hôpital même ou à proximité d’un hôpital.

Accoucher avec une sage-femme

C’est à celle de Saint-Romuald, un projet-pilote rattaché au CLSC de la Chaudière-Desjardins, et joliment baptisée « Mimosa », que Joannie est née il y a six mois. « Rien de comparable avec l’hôpital », assure la mère, qui y a eu son premier enfant. « On y parle beaucoup de l’humanisation de l’accouchement, mais ça n’est pas forcément réussi. Le conjoint n’a pas vraiment sa place à l’hôpital; les médecins, qui ne semblent pas très à l’aise avec la chambre des naissances, l’utilisent peu, je ne connaissais pas le médecin qui m’a accouchée… », énumère-t-elle. Pour son deuxième, en 1991, elle a été suivie par une sage-femme; elle estime que cette grossesse et cet accouchement auront constitué des « expériences beaucoup plus enrichissantes ». Avec ses grossesses exemplaires, ses accouchements absolument normaux, ses bébés bien portants à la naissance, Guylaine Pépin représente « la » parturiente idéale aux yeux de la loi 4. « Cette loi a toute l’allure d’un compromis », estime Lucille Rocheleau, responsable du Conseil d’évaluation des projets-pilotes. Et le compromis, pourrait-on ajouter, est prudent et timide : « La sage-femme est une gardienne de la grossesse normale », comme le dit Céline Dufour, coordonnatrice de la maison de naissances de Gatineau. De plus, la sage-femme ne peut faire que des accouchements en quelque sorte plus normaux que nature car la loi prévoit exactement 134 cas où les parturientes doivent obligatoirement être transférées à l’hôpital. « Ça limite de beaucoup la pratique. En contrepartie on peut vraiment dire que l’accouchement en maison de naissances présente très peu de danger », poursuit Mme Dufour. « Des mécanismes très rigoureux ont été mis en place pour assurer la sécurité des mères et des nouveau-nés », insiste Lucille Rocheleau.

Ces arguments n’émeuvent guère les médecins. Accoucher à l’extérieur des hôpitaux? Ils s’y opposaient mordicus en 1990, lors de l’adoption de la loi, et continuent de s’y opposer. « Parce que les plus grosses complications-le décollement du placenta, par exemple-sont imprévisibles et peuvent survenir à la toute dernière minute même si, par ailleurs, la grossesse s’est déroulée tout à fait normalement. Aussi contestons-nous les principes d’une loi qui permet les accouchements à l’extérieur des hôpitaux », affirme le Dr Gauthier. C’est pourquoi aucun projet-pilote n’a lieu en milieu hospitalier. « Les sages-femmes? Nous n’avons rien contre… à l’hôpital », ajoute le président de l’AOGQ. Quant au Collège des médecins, qui regroupe les 17 000 omnipraticiens et spécialistes québécois, il se contente pour l’heure de regretter diplomatiquement, par la voix de sa porte-parole Brigitte Junius, que le gouvernement ait « donné son aval aux projets-pilotes sans avoir tenu compte des modifications souhaitées par l’organisme ». En termes clairs, les deux associations médicales sont du même avis. Cependant le Collège des médecins, qui vient de se doter d’une nouvelle direction et d’un nouveau président en la personne du Dr Roch Bernier, « veut réévaluer le dossier sages-femmes », dit encore Mme Junius.

C’est un secret de polichinelle : les médecins n’aiment pas que d’autres investissent ce qu’ils considèrent comme leur champ de pratique exclusif. Mais ils craignent sincèrement, aussi, les accouchements à l’extérieur des hôpitaux. « Pour les médecins, la grossesse et l’accouchement sont presque des maladies! Entre eux et nous, le fossé culturel est immense », dit la sage-femme Marie-Andrée Morisset, de Mimosa.

Tellement immense qu’on voit mal, pour l’heure, ce qui pourrait venir à bout de la résistance des médecins. D’autant qu’un autre élément, et de taille, joue contre les sages-femmes : « Les médecins ne connaissent pas trop nos compétences », croit Raymonde Gagnon, coordonnatrice de la maison de naissances de Saint-Romuald.

Une compétence réelle… et vérifiée

Pourtant, les 47 sages-femmes qui ont actuellement le droit de pratiquer des accouchements au Québec ont été soumises à des examens extrêmement exigeants préparés par le Centre d’évaluation des sciences de la santé de l’Université Laval, selon Marie Leclerc, coordonnatrice de l’unité sages-femmes au ministère de la Santé et des Services sociaux.Ainsi, en plus d’un examen écrit qui évalue leurs connaissances théoriques-en anatomie et physiologie de la reproduction, en embryologie, en pathologie, en obstétrique et gynécologie, en puériculture et pédiatrie, etc. -, les sages-femmes sont interrogées sur leur expérience clinique. Elles doivent avoir suivi au moins 40 grossesses pour obtenir leur accréditation. De plus, un autre examen vérifie, au moyen de mises en situation, leurs habiletés cliniques.

Ce mode d’évaluation, qui a pour but avoué de rassurer les clientes des maisons de naissances, est aussi un moyen de régler le fameux problème des « autodidactes » et des « diplômées ». En principe, les autodidactes sont censées avoir reçu une formation tout à fait valable, comparable à celle des sages-femmes diplômées; leurs études et leur apprentissage ne sont cependant pas attestés par un diplôme provenant d’un établissement reconnu. Mais comment vérifier si, dans les faits, toutes les sages-femmes ont effectivement reçu une formation adéquate? Pour l’heure, seul le processus d’évaluation instauré par la loi 4 permet de le faire. En ce qui concerne la compétence des sages-femmes, cette loi est donc très rigoureuse. La formation n’en demeure pas moins problématique. Car tant que la profession de sage-femme ne sera pas reconnue, aucun établissement d’enseignement n’offrira ici de programme de formation. « Toutes les sages-femmes québécoises ont étudié dans les autres provinces ou carrément à l’étranger », déplore Marie-Andrée Morisset. L’Université du Québec à Trois-Rivières permet bien aux sages-femmes d’»actualiser » leurs connaissances et leurs habiletés cliniques, mais elle ne dispense pas de formation de base.

« Si jamais la profession est légalisée, les universités seront appelées à jouer un rôle clé », souligne Simon Caron, sous-ministre adjoint à la planification et à l’évaluation au MSSS. Il reste à savoir comment, en autant qu’ils acceptent de le faire, les établissements d’enseignement intégreront la formation des sages-femmes. Comme une spécialisation du baccalauréat en nursing, tel que comme le suggèrent d’aucuns? La grande majorité des sages-femmes, qui revendiquent l’autonomie de leur profession, souhaiteraient plutôt un baccalauréat particulier. « En tout cas, nous ne voulons pas que le cours de nursing devienne un prérequis obligatoire », insiste Marie-Andrée Morisset.

Évaluation constante

Cependant, les mécanismes de formation, on ne commencera à les mettre en place qu’en 1998, au terme de l’expérimentation en cours dans les huit projets-pilotes. En autant, évidemment, que la profession soit légalisée.

Les projets sont pourtant assujettis à une évaluation permanente depuis le début. Cueillette de données (sur le nombre d’accouchements, de transferts à l’hôpital, etc. ), questionnaires soumis aux clientes des maisons de naissances, supervision par un CLSC : « On fait déjà en sorte d’éviter les ratés », dit Lucille Rocheleau.

Mais avant de se prononcer, le MSSS attend les rapports finaux. Comme on prévoit faire entre 200 et 300 accouchements par année dans chacune des maisons de naissances, environ 2500 « cas » seront évalués. Toutefois, le Dr Gauthier conteste déjà la représentativité de « l’échantillonnage ». « Il se fait 90 000 accouchements par année au Québec. Un établissement qui pratique moins de 300 accouchements par année ne dispose pas d’une masse critique permettant une évaluation scientifique ».

Mauvaise foi de la part du médecin? Les sages-femmes, en tout cas, ne demanderaient qu’à faire plus. « Depuis le mois dernier, nous sommes obligées de refuser du monde », dit Michèle Champagne, coordonnatrice de la maison de naissances de Pointe-Claire. Néanmoins, avec des budgets annuels qui varient entre 500 000 $ et 750 000 $, les maisons ne peuvent guère dépasser 250 accouchements. Pour Lucille Rocheleau toutefois, les sages-femmes « peuvent au moins montrer ce qu’elles sont capables de faire ».

Un mouvement irréversible?

Élément positif s’il en est, les sages-femmes commencent à être bien connues de la population. Il est vrai que les CLSC veillent à publiciser les maisons de naissances : journées « portes ouvertes », soirées d’information, articles dans les journaux locaux… « Il faut démythifier la pratique sage-femme et rassurer : tout est là », dit Mme Rocheleau.

Mais déjà les maisons de naissance peuvent se targuer d’accueillir une clientèle diversifiée : certaines viennent ici pour leur premier accouchement; d’autres, comme Guylaine Pépin, ont plus ou moins apprécié une précédente expérience en milieu hospitalier. Cependant, toutes sont persuadées qu’accoucher avec une sage-femme leur permettra de mieux vivre ce moment important.

Cela, certains médecins (qui sont, précisons-le, des omnipraticiens) semblent disposés à le comprendre et le prouvent en collaborant de bonne grâce avec les sages-femmes, comme a pu le constater Michelle Champagne. Cette collaboration peut aller jusqu’à prendre la forme de suivis conjoints dans le cas de grossesses plus problématiques, par exemple. Le Ministère, qui refuse toutefois de se prononcer pour ou contre la reconnaissance des sages-femmes avant d’avoir obtenu les rapports finaux (en 1998), estime donc que « l’attitude des médecins est satisfaisante », dit Simon Caron. « Nous faisons notre place tranquillement », croit pour sa part Mme Champagne.

« En fait, tout ce que nous voulons, c’est que les femmes puissent choisir elles-mêmes comment et où elles veulent accoucher », précise Marie-Andrée Morisset. A l’hôpital ou ailleurs. N’importe où ailleurs, c’est-à-dire aussi à domicile, soutient la sage-femme. Pas question, rétorque le Ministère : si l’accouchement sort de l’hôpital, ce sera pour entrer dans les maisons de naissances, point.

D’ici 1998 donc, la pratique des sages-femmes est vraiment sous surveillance, à des degrés divers : de la part des médecins qui la rejettent dans son contexte actuel, d’un ministère collaborateur mais prudent, de sages-femmes qui s’accommodent des restrictions imposées par la loi 4, d’une population généralement sympathique à la cause, de nouvelles mères jusqu’ici satisfaites. Trois ans avant de se hisser, peut-être, au rang de la reconnaissance formelle déjà établie dans trois autres provinces canadiennes.