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L’enlèvement international d’un enfant. Prévoir le pire

Un parent ne décide pas d’emmener son enfant au loin sur un coup de tête. On peut prévenir ou du moins se tenir prêt.

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Un parent ne décide pas d’emmener son enfant au loin sur un coup de tête. On peut prévenir ou du moins se tenir prêt.

« Viens mon chou, on va jouer au téléphone. On fait comme si tu étais très loin, et que tu voulais me parler. Tu vas voir, c’est facile; tu signales ces chiffres et tu dis à la dame que maman paie l’appel. Va dans le salon. J’attends ici. Je serai toujours ici pour attendre ton appel. Toujours ». Apprendre à son enfant à faire un interurbain, le Réseau Enfants Retour le conseille à tous les parents que le spectre de l’enlèvement parental guette…

L’immense majorité des enfants kidnappés au pays le sont par papa ou maman. Enlever son propre enfant : l’idée court-circuite l’entendement. Même la loi a eu du mal à comprendre. Il n’y a pas si longtemps, elle classait l’affaire dans la rubrique fourre-tout « chicane de famille ». C’est en 1983 seulement que le délit a été fiché au Code criminel. Parce que c’est un crime. Carole Soulières pulvérise le mythe romantique du « parent qui ne peut vivre séparé de son enfant ». Ces rapts ne sont pas des histoires d’amour, dément la porte-parole d’Enfants Retour. Un conjoint prend le large pour se venger de l’autre, le faire souffrir. L’enfant devient une arme, l’arme absolue : « Tu me quittes? Tu vas voir…».

L’enlèvement international culmine à un moment précis : juste avant ou peu après l’attribution de la garde légale. Qui en arrive à un tel geste? Un parent immigré depuis peu, pour qui tout s’écroule avec l’échec de son mariage et qui s’accroche à l’enfant comme à une bouée. Ou celui qui perçoit le droit de garde accordé à l’autre comme injuste. Ou parfois cet autre qui n’a pas absorbé le Big Bang des cultures. Le tout sur fond de scène noir : pouvoir et contrôle. « Ce genre d’enlèvement n’est pas affaire de races, mais d’individus, affirme Manon Monastesse, présidente de SOS Enlèvement parental. Il faut mettre les préjugés en sourdine et ne pas tomber dans l’ostracisme. Certaines lois ou religions peuvent amplifier le problème oui, mais la cause n’est pas là ».

Avec la multiplication des mariages mixtes, l’enlèvement parental, cette déchirure qui « bistourise » le cœur du parent dépossédé, prend de plus en plus l’allure d’un jeu intercontinental monstrueux. Prenez Martha. Son ex, à la faveur d’un droit de visite, est retourné en douce chez lui avec sa fille. C’était en 1987. Depuis il joue à cache-cache en Égypte, en Lybie, au Liban. Martha, elle, remue ciel et terre et vit l’enfer. A preuve, un dossier haut comme ça, bourré à craquer de lettres d’appel au secours à tout ce que le Québec, le Canada et l’Égypte comptent d’autorités. En vain. Sa fille demeure au loin, inaccessible. L’espoir s’étiole.

Selon les données officielles, le nombre de ravisseures serait en passe de rattraper celui des ravisseurs. Scepticisme sur le terrain. « La plupart des cas soumis ici sont commis par des hommes », tranche Carole Soulières. SOS enlèvement parental écarte aussi l’hypothèse d’une montée intempestive du rapt maternel. « Les dossiers que nous traitons mettent essentiellement en cause des pères kidnappeurs ».

Le Bureau des enfants disparus de la GRC rapporte près de 380 enlèvements parentaux signalés aux corps policiers canadiens en 1994. Image fidèle? Allez savoir. Une étude américaine sur les circonstances des enlèvements familiaux révèle qu’on fait appel à la police dans 44% des cas seulement par crainte, par honte… par découragement. « La moitié des kidnappings dont nous sommes saisis ne sont même pas rapportés aux services policiers, souligne Manon Monastesse. Pourquoi? Quand l’enlèvement touche un pays qui n’a pas adhéré à la Convention de La Haye, les recours sont si minces que ça ne vaut pas la peine ».

La Convention de la Haye, c’est effectivement le mot magique, l’espoir d’un dénouement. Ce traité, en vigueur au Québec depuis 1986, est actuellement ratifié par une trentaine de pays qui s’engagent à collaborer en cas de rapt parental et à respecter les ordonnances de garde en vigueur. « L’ordonnance n’étant pas remise en question, on peut agir avec célérité, explique l’avocat Jean-Marc Neault, responsable de l’application de la Convention au Québec. Quand un enlèvement concerne l’un de ces pays, le retour de l’enfant est quasi assuré entre six mois et deux ans ». De janvier 1986 à juillet 1992, 52 enlèvements parentaux internationaux ont été traités par le Québec. Dans 32 cas, l’État où le parent en fuite avait trouvé refuge avait signé la Convention; presque tous les enfants sont revenus. Dans les autres cas touchant des pays non signataires, trois seulement se sont réglés… Certains pays sont en effet plus réfractaires à se faire dicter une ligne de conduite. Les pays musulmans, par exemple. Or, dans ces contrées où la religion s’entrelace à la loi, une ordonnance de garde ne fait pas le poids. L’enfant appartient au père; la mère a le privilège de s’en occuper. Cauchemar à l’horizon : toute revendication maternelle risque fort de se solder par une fin… de non retour.

Il faut dire à l’enfant qu’on l’aime, qu’on ne l’abandonnera jamais, quoi que d’autres tentent de lui faire croire.

Voir venir

« Oui, on peut prévenir. Ou du moins se tenir prêt, rassure Carole Soulières. Un parent ne décide pas d’emmener son enfant au loin sur un coup de tête! L’opération se prépare de longue main. Les amis, la famille deviennent des complices actifs ou silencieux. Et, en général, il y a des signes avant-coureurs, des menaces… On peut sentir venir ».

Première règle : ne pas faire exprès de jeter de l’huile sur le feu qui couve. Éviter par exemple de semer la zizanie en jonglant avec les droits de visite, les dates de vacances de l’enfant avec l’ex. Bannir aussi les propos corrosifs sur le compte de ce dernier; l’enfant, surtout petit, les répéterait tôt ou tard à l’intéressé.

Autre must : tout consigner. Monter un dossier étayé sur le conjoint : son adresse à l’étranger, ses numéros de passeport, d’assurance sociale, d’immatriculation de voiture, sa photo. Fortement recommandé aussi, une chronologie de l’histoire du couple, une copie des documents repères (ordonnance de garde, jugement de divorce, certificat de naissance, etc. ), une photo récente de l’enfant. Mieux on se prépare, plus les enquêteurs pourront agir, vite et bien. Penser au passeport. Demander par exemple au Bureau des passeports un « avis d’objection » pour que l’enfant soit sur une liste de contrôle. S’il n’a pas de passeport, le faire inscrire sur le sien. Enfants Retour suggère de confier ce document à une tierce personne durant la visite. Au cas où.

Tout l’entourage doit aussi être au courant du danger éventuel. L’école ou la garderie doit recevoir des consignes claires : ne jamais laisser partir l’enfant avec quelqu’un qui n’est pas autorisé, l’autre parent ou un étranger. Le parent gardien peut convenir d’un mot de passe avec le personnel. Quiconque prétend venir chercher l’enfant sans donner ce mot de passe retourne bredouille, l’enfant reste où il est, point. Fournir une copie de l’ordonnance de garde aux responsables. L’ordonnance de garde, c’est la clé de voûte. Sans elle, la police n’a aucune prise sur le parent fuyard, la Convention de la Haye ne peut s’appliquer, l’enfant nous glisse des mains… Si l’on n’est pas marié, ou si on est séparé de fait, faire légaliser les choses, y compris la garde. Déposer sans délai une copie certifiée de l’ordonnance auprès des autorités du pays du conjoint. L’ordonnance de garde doit être d’une clarté limpide (le moment, le lieu, la durée des visites… ). Plus elle sera explicite, moins elle prêtera flanc à l’interprétation. Au besoin, prévoir une interdiction de sortir du pays sans consentement formel.

Certains juges se feraient tirer l’oreille pour limiter les allées et venues d’un parent, arguant qu’on ne leur a pas prouvé noir sur blanc qu’il y a un risque. Pas facile de démontrer que l’autre mijote de prendre la poudre d’escampette. Pourtant, les chiffres accusent : deux fois sur trois, c’est à la faveur d’un droit de visite qu’un parent disparaît avec l’enfant. Pour cette raison, SOS enlèvement parental prône des visites sous supervision dans un organisme habilité.

Si le pire arrive, serrer les poings et se blinder de courage. Avertir la police. Vite. Le temps presse : au bout d’un an, la Convention prévoit qu’un juge peut décider que l’enfant est bien adapté à sa nouvelle vie et qu’on en reste là. Si l’enfant est en route pour un pays non lié par la Convention, le parent lésé devra compter sur sa débrouillardise, sa bonne étoile et sur un portefeuille bien garni. En fait, Convention ou pas, ces enlèvements entraînent quasi toujours le déboursé de sommes rondelettes : billets d’avion, frais d’avocat…

Jamais je ne t’abandonnerai

La prévention d’accord, mais elle ne constitue nullement une assurance tout risque contre l’enlèvement ou le non-retour d’un enfant. On dit que les frontières seraient poreuses. On dit qu’une déclaration frauduleuse de perte de passeport, ça se fait, et qu’on obtient un nouveau document en une semaine. On dit aussi que si l’enfant ne figure pas sur le passeport parental, des faux-papiers, ça se bricole. Après tout ce qu’elle a vu et entendu, Manon Monastesse a désenchanté : « Il y a un manque criant de volonté politique pour régler ce problème. Sans compter que rien n’empêche un parent qui rate son rapt de se reprendre. Une fois, deux même. Et là, il vous voit venir. Bonne chance ».

Et l’enfant là-dedans? A Enfants Retour, on insiste : il faut parler, lui expliquer ce qui se passe dans la famille. Mais surtout, lui dire qu’on l’aime, qu’on ne l’abandonnera jamais, quoi que d’autres tentent de lui faire croire. Il risque effectivement d’entendre du parent ravisseur : « On ne veut plus de toi là-bas, tu vois bien : personne ne vient te chercher ». Le doute s’installera, la confusion, la perte de confiance. Souvent il vivra en fugitif, sans amis, en gommant son passé. Ce n’est pas parce qu’il sera avec son père ou sa mère que sa vie sera belle. Même revenus, plusieurs gardent des bleus au cœur. Parfois, l’équilibre émotif chancelle à jamais. Alors s’il n’y a qu’une chance sur un million de prévenir le drame, elle mérite d’être tentée…

Des Prix qui n’ont pas de prix

Pour son dossier Les femmes et leurs familles, demain publié dans La Gazette des femmes de septembre-octobre 1994, Danielle Stanton a mérité le prix de journalisme René-Lévesque, section toutes catégories, décerné par l’Association des journalistes indépendants du Québec. « J’ai eu beaucoup de plaisir à faire ce dossier, relate Danielle Stanton. Il m’a appris que les familles sont là pour rester encore longtemps, quelle que soit la forme qu’elles prendront. On peut les entrevoir comme des cellules moins fermées sur elles-mêmes, où les enfants iront encore chercher refuge. En outre, j’ai confiance dans les pères qui vont de plus en plus se responsabiliser : cela va donner un nouveau sens à la famille ». Notre journaliste a appris auprès des personnes interviewées pour son dossier à jouer, elle aussi, les Nostradamus.

Pour sa part, Francine Pelletier a reçu le prix de la section presse électronique pour son reportage Moncef Guitouni diffusé à l’émission Le Point de Radio-Canada, tandis que Jean-Benoît Nadeau a obtenu le prix de la presse écrite pour son article La petite guerre du golf paru dans L’actualité, en mars 1994. Gilles Lesage, journaliste au Devoir est le lauréat du Prix spécial du jury 1995.

Trois critères reliés aux normes de l’industrie étaient soumis au vote des membres de l’AJIQ pour l’attribution du prix Orange annuel : bonne communication avec les journalistes, délai de paiement raisonnable et respect du contrat initial. C’est La Gazette des femmes qui s’est classée en tête une belle confirmation de la confiance qui s’est installée entre le magazine et ses collaboratrices.

En complément d’info

  • Guide sur la conduite d’enquêtes dans les cas d’enlèvement et de fugues d’enfants, Institut canadien de recherche sur le droit et la famille et Solliciteur général du Canada, 1993, p. 60.
  • « L’enlèvement international d’un enfant par un parent : éléments de solution et de prévention » dans Développements récents en droit familial (1992), Jean-Marc Neault, Éditions Yvon Blais, 1992, p. 236.