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Au rancart, la mixité?

L’école n’est pas tendre. Pour les garçons, bien sûr, dont nous connaissons les déboires scolaires. Mais pour les filles non plus, qui réussissent mais au prix d’efforts énormes et dans des filières encore trop peu diversifiées.

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L’école n’est pas tendre. Pour les garçons, bien sûr, dont nous connaissons les déboires scolaires. Mais pour les filles non plus, qui réussissent mais au prix d’efforts énormes et dans des filières encore trop peu diversifiées. Les filles devraient-elles reprendre leurs billes et prendre le chemin des « écoles roses »? Elles auront beau porter des jeans serrés ou écouter Nirvana sur leur baladeur, c’est toujours entre filles que les élèves de Louise-Trichet potasseront leurs règles de grammaire. Car leur école est l’un des deux vestiges de la non-mixité qui subsistent dans le secteur public. N’empêche qu’on se bouscule au portillon de cet établissement : 625 adolescentes le fréquentent contre à peine 400 dans les années 80. Sa jumelle, Marguerite-de-Lajemmerais, en accueille encore plus : 1400, toutes de sexe féminin. Et personne, pas plus les parents que la commission scolaire ou le personnel, ne songe à remettre en question l’existence de ces « écoles roses » sises en plein cœur de Montréal. Parce que les performances de leurs protégées plaident en leur faveur. Depuis cinq ans, Louise-Trichet se classe première de la Commission des écoles catholiques de Montréal pour l’examen de production écrite de 5e secondaire. « Notre moyenne est même supérieure à celle des écoles privées », de clamer fièrement son directeur, Raymond Gosselin. Au privé aussi, les royaumes de la féminité ont encore la cote. Même si à peine plus du quart des écoles sont non mixtes, on y trouve trois fois plus d’écoles de filles que d’écoles de garçons : 34 contre 12. Et quand une école réservée aux filles décide de se transmuter en école mixte, il y a toujours des parents qui ruent dans les brancards. Ce qui arrive rarement lorsqu’un de leur pendant masculin se « convertit ». La mixité des écoles publiques, instaurée au cours des années 60, avait marqué la fin d’une éducation « spécifiquement féminine » et des filières tronquées pour les filles. Cette même mixité serait-elle en train de perdre ses lettres de noblesse? L’unisexe serait-il passé de mode? Pourtant, l’égalité des chances en éducation et la désexisation des rôles constituaient bien des revendications de base du mouvement féministe. Point d’égalité possible, disait-on à l’époque, sans faire tomber les cloisons entre l’éducation des filles et des garçons, sans faire éclater les carcans de rôles, et ce dès le plus jeune âge, avec des jeux et des jouets non sexistes. Comment expliquer alors qu’aujourd’hui des voix discordantes se fassent entendre : aux États-Unis et en Italie, des féministes prônent le retour aux écoles pour filles seulement. Oui madame! Au nom de la réussite scolaire de nos chères petites! Il faut dire qu’un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques, citant plusieurs études menées notamment aux États-Unis et en Angleterre, a refroidi l’enthousiasme en révélant que, si la mixité profite sans équivoque aux garçons, les résultats sont loin d’être aussi probants pour les filles. Par exemple, l’une des recherches mentionnées montre que les étudiantes qui frayent uniquement avec des filles obtiennent de meilleurs résultats en sciences que celles qui côtoient des collègues masculins. D’autres font un lien entre la prestigieuse carrière de certaines femmes, tous champs d’activité confondus, et leur formation dans des établissements exclusivement féminins. Plusieurs chercheuses d’ici mettent toutefois des bémols sur ces résultats : « Ce sont généralement des élèves de classe sociale élevée qui fréquentent les écoles pour filles », souligne Roberta Mura, professeure en didactique des mathématiques à l’Université Laval. Elles sont donc plus susceptibles de « baigner » dans des conditions qui facilitent la réussite scolaire… Et Claudie Solar, professeure au département de psychopédagogie et d’andragogie à l’Université de Montréal, note que les Américaines qui obtiennent un des meilleurs taux de réussite en mathématiques fréquentent un collège mixte où les professeurs sont essentiellement… masculins : gare aux conclusions hâtives! On n’apprend pas qu’à l’école, tout le monde le sait. Or, l’univers enfantin semble lui aussi « ré-ébranlé » par la ségrégation sexuelle. Ces jouets tout-ce-qu’il-y-a-de-plus-neutre qu’étaient les legos ont maintenant un sexe : à côté de sa collection « ordinaire », entendez « pour garçons », Lego a maintenant sa collection pour filles. Devinez ce qui la caractérise : ses jolies couleurs pastel… tellement féminines évidemment!! ! La culture « gars » est également omniprésente dans les jeux électroniques. Parlez-en à Mario Bros, aux Game Boys ou aux Virtual Boys de votre entourage. Maria Klawe, de l’Université de Colombie-Britannique, a constaté que les filles utilisent peu ces jeux en raison des valeurs masculines qu’ils véhiculent. Par contre, elles sont tout à fait intéressées par les (rares! ) jeux vidéo qui exigent de résoudre des problèmes ou qui font appel à la collaboration. « Comme les garçons aiment l’action, on leur donne toujours des jeux de violence et de guerre, s’inquiète Claudie Solar. On valorise ainsi un peu trop la force brute ». Elte est persuadée que les gars gagneraient aussi à jouer à des jeux de collaboration et de résolution de problèmes. Encore faudrait-il que de tels jeux existent. Heureusement, nous signale Danielle Stanton dans l’article sur l’Internet du présent numéro, les femmes de l’industrie électronique veillent au grain…

Mixte= masculin?

Les établissements mixtes ne sont pas pour autant au-dessus de tout soupçon. « Le problème avec les écoles mixtes, c’est le sexisme dans les classes », résume Claudine Baudoux, professeure à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval. Une de ses recherches démontre clairement qu’au cégep « les filles ne reçoivent pas leur juste part de l’attention du personnel enseignant et les garçons ont à l’occasion des comportements agressifs et des paroles qui dévalorisent les filles ». Ainsi, une scène croquée sur le vif au cégep d’Alma dans le cadre de sa recherche : le professeur signale que les Québécois se scandalisent que des hommes battent leur femme. « Il n’y a rien là, pourtant », lui lance un étudiant. Une fille réplique et se fait traiter par un garçon de « maudite féministe ». Des observations aussi désolantes ont été faites pour tous les ordres d’enseignement, rapporte Roberta Mura : « Des études montrent que si l’équipement est limité-par exemple, lorsqu’un seul ordinateur est disponible pour deux élèves-les gars ont tendance à le monopoliser. De même, ils sont favorisés dans leurs interactions avec les professeurs ». Pour Nicole Mosconi, auteure de La mixité dans l’enseignement secondaire : un faux semblant? , l’école mixte est un leurre : c’est une école de garçons puisque, on ne le sait que trop, le masculin l’emporte sur le féminin. Pendant les trente années où elle a enseigné les mathématiques au secondaire, Madeleine Barrette a constaté de visu que les gars occupent tout l’espace dans une classe, autant sur le plan verbal que moteur : « Certaines filles sont très actives. Mais si on ne leur laisse pas la place, elles ne la prennent pas. Quand on n’y prend pas garde, on se fait facilement avoir comme enseignant ». Dale Spencer, qui a écrit Invisible Women : The Schooling Scandal, en a conclu à l’invisibilité des filles dans les classes mixtes. Claudine Baudoux déduit pour sa part que « l’enseignement collégial québécois défavorise les filles »et qu’elles « sortent du système scolaire avec une image négative d’elles-mêmes, une intégration de la hiérarchie des sexes ». Pourtant, elles tirent leur épingle du jeu puisqu’elles réussissent mieux que les garçons sur le plan scolaire. « Oui, mais c’est au prix d’efforts énormes. Il y a deux dangers à cela : tout d’abord, elles intègrent qu’il est normal de travailler deux ou trois fois plus que les garçons, puis elles continuent à manquer de confiance en elles, malgré leurs résultats impressionnants ». Ce n’est sans doute pas étranger au fait qu’elles éprouvent plus de difficultés à se faire une place une fois rendues sur le marché du travail. L’exclusivité féminine ne triomphe pas que dans les écoles roses. Au YWCA, c’est entre femmes seulement qu’on s’initie à la mécanique automobile, à la menuiserie, à la plomberie et à l’électricité. L’idée fait des petits : une entreprise montréalaise offre aussi des cours de mécanique aux seules femmes. D’autres ont pensé à proposer la mise en forme exclusivement féminine : au moins cinq centres de conditionnement physique de la région de Montréal sont réservés aux femmes.

Vive la ségrégation?

Faut-il donc plier bagages et mettre les filles à l’abri dans des ghettos féminins comme à l’époque des écoles ménagères? « Au primaire et au cégep, ce n’est pas nécessaire », pense Madeleine Barrette. « Mais s’il y a un moment où ça pourrait être pertinent, c’est au secondaire, car cette période est problématique : c’est là que la personnalité se cristallise. Les adolescentes ont alors besoin d’un lieu où se retrouver entre elles. J’ai connu des étudiantes qui ont bénéficié d’avoir fréquenté une école de filles ». Elle conserve d’ailleurs un excellent souvenir de la dizaine d’années où elle a enseigné dans des écoles féminines : « Un climat amical et une complicité s’établissaient entre les élèves. Je n’ai pas retrouvé ça dans les écoles mixtes ». Mais elle n’est pas pour autant convaincue que d’isoler les filles dans leurs propres écoles soit la bonne solution, car plusieurs adolescentes vivent la mixité de façon positive, en général celles qui sont compétitives. « Comme pour n’importe quel système en éducation, certaines en profitent et d’autres y perdent. Il y a des avantages et des inconvénients aux écoles de filles comme aux écoles mixtes ». Manon Théoret, professeure au département de psychopédagogie de l’Université de Montréal, avoue avoir un préjugé favorable à l’enseignement pour filles : « Elles s’échangent des modèles féminins puisque la meilleure ne peut être qu’une fille ». C’est dans cet esprit qu’elle a mis sur pied Les Scientifines, un organisme qui offre des loisirs scientifiques à des écolières de quartiers défavorisés de Montréal en vue d’augmenter leurs chances de réussir à l’école. « Offrir des cours de sciences, de mécanique ou de menuiserie aux filles et aux femmes seulement, ce n’est pas la même chose que de les confiner dans des écoles de filles pour tout leur primaire ou leur secondaire », nuance Claudine Baudoux. La distinction est importante à son avis : « Ce sont des domaines où les gars ont une longueur d’avance. Les filles ont donc besoin de rattraper le terrain perdu. On vise à contrer une socialisation sexiste alors que, à l’inverse, l’école pour filles fait de la socialisation sexiste, tout comme les jouets pour filles. Alors, il faut combattre ça ». Elle s’insurge donc contre le retour aux écoles de filles, notamment parce que ça donnerait des armes aux intégristes. On le sait, ceux-ci sont également en faveur des écoles séparées, toutefois non pas en raison de valeurs féministes visant l’égalité entre les filles et les gars, mais, au contraire, au nom de la « nécessaire » division des sexes. « En plaçant les filles en vase clos, on ne ferait que perpétuer le stéréotype selon lequel elles ont besoin d’être surprotégées », argue pour sa part Marie-Louise Lefebvre, professeure au département des sciences de l’éducation à l’UQAM. Et toutes deux craignent les inévitables iniquités que pourrait entraîner un système séparé. Comment s’assurer que les filles aient accès à un enseignement équivalent à celui des garçons? L’exemple extrême est sans doute les écoles ménagères qui existaient au Québec avant la Révolution tranquille : elles proposaient aux filles un contenu scolaire pour le moins allégé… Même à l’école pour filles « ordinaire » que fréquentait Madeleine Barrette, elle ne recevait pas le même contenu de cours que ses frères. « Leurs professeurs avaient une formation universitaire, pas les miens. En plus, même lorsqu’elles sont équivalentes, il demeure très facile de préjuger que les écoles de filles sont moins bonnes ».

Changer l’école mixte

Que faut-il conclure de tout cela? Qu’exacerber les différences par des écoles séparées ou les nier par des écoles mixtes qui conservent le modèle des écoles de garçons revient au même. « Dans un cas comme dans l’autre, on renforce les stéréotypes sexistes », avance Marie-Louise Lefebvre. La solution alors? « Intervenir dans les écoles mixtes. On a fait l’erreur de croire qu’il suffisait de mettre les filles et les garçons ensemble pour que naissent des relations égalitaires ». Mais il faut aussi s’assurer que la classe offre un environnement propice à l’épanouissement des filles comme des garçons. Comment y parvenir? « En faisant un mélange de tout, répond Claudie Solar. On sait que les filles apprennent mieux par la collaboration. Il faut leur en donner la possibilité, mais il faut aussi les confronter à la compétition. Même chose pour les garçons! S’ils sont plus à l’aise avec la compétition, il leur faut aussi apprendre la collaboration ». Le problème actuel de l’école en est un de déséquilibre… qui nuit au cheminement et au succès des jeunes des deux sexes, même si les manifestations de ce malaise divergent. Pour redresser la balance, il va falloir effectuer un énorme travail de sensibilisation. Dans les écoles, les enseignants ont encore peu conscience des inégalités sexuelles qui subsistent. Ceux qui participent à des recherches tombent des nues quand des vidéocassettes tournées dans leur classe leur font voir qu’ils laissent plus de place aux garçons. Pour Marie-Louise Lefebvre, les universités doivent mettre les futurs enseignants au fait des rapports sexistes vécus par les élèves. Elle déplore qu’aucun des cours de formation des maîtres n’aborde la question. Claudine Baudoux pense qu’il y a aussi du travail à faire du côté du public : « Les gens sont aveuglés par l’idée que les filles réussissent mieux que les garçons. Mais n’empêche qu’elles sont moins bien traitées qu’eux à l’école. Il faudrait que ça se sache! » A quoi pourrait ressembler une école où se vivraient de véritables rapports égalitaires? Marie-Louise Lefebvre n’hésite pas : « Dans la cour, les filles joueraient au hockey-bottines et les garçons sauteraient à l’élastique »