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Les danseuses mettent le lap dancing sur la table

Étonnamment, le lap dancing n’est pas nouveau. Ici et là, la danse-contact se pratiquait en toute discrétion…

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Étonnamment, le lap dancing n’est pas nouveau. Ici et là, la danse-contact se pratiquait en toute discrétion… Si, au cours de la dernière année, le sujet s’est soudainement retrouvé sous les feux des médias, c’est que les danseuses ont décidé d’en parler ouvertement. Parce que cette pratique est fort lucrative, pour les danseuses bien sûr, mais surtout pour les tenanciers de bars et que les clients y voient un bon « rapport qualité-prix», le lap dancing a connu une expansion fulgurante au cours des derniers mois. Si bien que les bars qui n’offrent que des « danses straight » et se refusent à ce genre de « services » connaissent des heures difficiles : certains auraient subi une baisse de fréquentation de 60% selon l’évaluation de danseuses. Dans ces conditions, on le devinera, les danseuses ont de moins en moins le choix : pour se maintenir dans le métier, elles sont quasi obligées, pour quelques dollars de plus, de se laisser toucher par les clients. « Pas question! » se sont élevées, dès 1994, des danseuses de Toronto, indignées du glissement équivoque de leur métier : pour elles, la danse-contact est définitivement une forme de prostitution. Quelques mois plus tard, le mouvement de résistance atteignait Montréal : ainsi, en septembre 95, une vingtaine de danseuses manifestaient devant le Palais de justice pour les mêmes raisons que leurs collègues torontoises.

Les moyens de se faire respecter

L’automne dernier, le propriétaire d’un établissement de Montréal décidait d’offrir des danses-contacts et, pour ce faire, installait un isoloir. Le soir même, les danseuses faisaient la grève et obtenaient la démolition de l’isoloir… Va pour l’exemple, mais on ne retrouve pas cette audacieuse solidarité dans tous les bars, et pour cause! Lors du mouvement de protestation à Montréal, une danseuse a révélé que son employeur l’avait menacée de lui faire casser les jambes si elle dénonçait les « danses à 10 $ » dans l’établissement où elle travaillait. Pour une qui ose transgresser la loi du silence combien se taisent par crainte de représailles? C’est pourquoi, dans la plupart des cas, les danseuses ont plutôt réclamé que les municipalités interviennent pour interdire la danse-contact en appliquant les règlements existants. Ainsi, à Toronto, c’est en invoquant le Règlement sur la santé et la sécurité publiques que la ville a interdit le lap dancing. Les associations de bars et spectacles ont bien interjeté appel, mais la décision a été maintenue dans un jugement rendu en octobre 1995. A Montréal, on a recours au règlement de la Régie des permis et alcools du Québec qui interdit aux employées de bar de se mêler aux clients. Avec un succès relatif cependant, puisque le règlement ayant été déclaré inconstitutionnel, le lap dancing continue de se pratiquer. Bien que la cause soit devant les tribunaux, le gouvernement l’ayant portée en appel, les forces de l’ordre ne se privent pas d’intervenir. La police dit s’en prendre d’abord aux bars, mais, comme dans le cas de la prostitution, les danseuses sont aussi mises à l’amende. Bref, pendant que se déroulent ces joutes autour des lois et règlements, on nage toujours en plein vide juridique. Et les danseuses, adversaires ou partisanes de la danse-contact, en font les frais, si on en croit Minni Alakkatusery, jeune féministe, qui coordonne l’organisation d’un colloque sur la prostitution qui se tiendra en mai 1996 à l’UQAM. « Le flou juridique se répercute sur les danseuses : les clients se disent que si le lap dancing est répandu, ils peuvent demander ça toutes les danseuses. Je trouve légitime que certaines veuillent faire des danses à 10 $ ou plus, mais il faudrait que celles qui refusent ne soient pas pénalisées ».

S. O. S. : solidarité féministe demandée

Les groupes féministes ne devraient-ils pas intervenir dans ce débat? Après tout, certaines femmes du milieu sont forcées de pratiquer la danse-contact, alors que celles qui choisissent de le faire ne peuvent pas à cause du flou juridique que la police invoque pour les arrêter. D’une manière ou de l’autre, le problème demeure : ce sont les femmes qui écopent. « Je pense qu’à l’intérieur du mouvement des femmes, les travailleuses du sexe sont discréditées, déplore Minni Alakkatusery. Elles sont encore vues comme étant toutes des femmes manipulées. Personnellement, je pense qu’elles font ce travail librement, par choix. Le problème, c’est qu’elles sont invisibles, sans voix, pas reconnues. En ce sens, elles sont facilement réprimées : si on reconnaissait leur choix, elles seraient moins exploitées ». Marie-Andrée Bertrand, criminologue à l’Université de Montréal, croit aussi que le féminisme n’accorde pas assez de crédibilité aux femmes du « milieu ». « Autant je suis prête à m’engager demain matin contre la traite des mineures, autant je ne suis pas d’accord pour interférer avec le choix de femmes adultes. Ce n’est pas à moi de les juger si elles veulent gagner de l’argent avec des rapports sexuels. Dans le cas du débat sur la danse-contact, je pense que les pratiques d’un établissement doivent être claires : si ça fait partie des règles du bar, la danseuse sait à quoi s’attendre et dans quoi elle s’engage ». Porte-parole de l’Association québécoise des travailleurs et travailleuses du sexe, Claire Thiboutot renchérit : « Peut-on être pour ou contre le lap dancing? C’est mal poser la question. Prenons l’exemple de l’avortement : ce n’est pas parce qu’on est pour le libre choix qu’on est pour l’avortement. D’un côté, celles qui font de la danse à 10 $ disent offrir un service sexuel différent et qu’il y a une demande pour ça. D’un autre côté, c’est sûr qu’il y a des conséquences pour les femmes qui dansent à 5 $, parce qu’effectivement la danse à 10 $ devient de plus en plus populaire et prend une grande place sur le marché. La décriminalisation clarifierait les choses… Moi, je propose qu’on définisse localement, bar par bar, la vocation de l’établissement… Le plus important, c’est que les femmes continuent de pouvoir exercer un libre choix». « A mon avis, conclut Frances Shaver, sociologue de l’Université Concordia qui travaille avec des prostituées de Montréal, Toronto et San Francisco, ce sont les conditions dans lesquelles travaillent ces femmes qui sont déplorables, pas leur travail ». Mais pour réussir à obtenir la décriminalisation, les travailleuses du sexe doivent être soutenues par d’autres femmes. C’est à cette condition qu’elles pourront proposer de nouvelles règles du jeu.