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Femmes et villes, l’urgence de s’apprivoiser

Les femmes qui fréquenteront les nouveaux centres sportifs et communautaires de la ville de Montréal n’auront plus à craindre de s’y faire coincer par un personnage malveillant …

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Les femmes qui fréquenteront les nouveaux centres sportifs et communautaires de la ville de Montréal n’auront plus à craindre de s’y faire coincer par un personnage malveillant : caméras de surveillance, nombreux téléphones, bon éclairage, vestiaires et toilettes près des aires d’achalandage, on s’est enfin préoccupé de leur sécurité! Éclair de génie de la part des concepteurs? Plutôt le résultat de la lutte acharnée que mène Anne Michaud, coordonnatrice du programme Femmes et ville à la Ville de Montréal, pour faire reconnaître les besoins particuliers des citadines.

En ville, près de 65 % des femmes vivent un sentiment d’insécurité le soir… contre seulement 15 % des hommes. Derrière cette donnée, se profile évidemment la crainte de l’agression sexuelle ressentie par beaucoup de femmes. Mais, pour Anne Michaud, cela illustre surtout à quel point elles n’habitent pas la ville de la même manière que les hommes. Et comme de tout temps ce sont eux qui l’ont conçue, les besoins des femmes y sont négligés.

Des exemples? Elles constituent 60 % des usagers du transport en commun à Montréal, situation due en bonne partie à leurs revenus moindres. Et leur trajet est loin de faire dans le traditionnel métro-boulot-dodo : il est plutôt jalonné d’arrêts à la garderie, à l’école, à l’épicerie, etc. N’empêche qu’un chauffeur d’autobus montréalais a défrayé la manchette pour avoir refusé l’accès à une mère qui transportait son enfant avec… une poussette! Aussi l’horaire des travailleuses ne correspond pas toujours au sempiternel «  à  » : nombreuses sont celles qui occupent un emploi à temps partiel ou à horaire variable. Pourtant, les systèmes de transport en commun sont planifiés pour offrir une fréquence adéquate surtout aux heures de pointe.

Côté logement, plusieurs femmes, notamment les mères qui y passent beaucoup de temps, le considèrent comme un milieu de vie plutôt qu’un simple pied-à-terre. Faut-il alors s’étonner que, lorsque la Ville de Vienne a confié la conception d’un HLM à des architectes féminines, la cuisine soit devenue dans chaque logement un vaste espace central de travail incitant au partage des tâches? On trouve aussi dans ce HLM viennois une cour intérieure bien éclairée et visible de chacun des logements. Les enfants peuvent s’y amuser pendant que les parents vaquent à leurs occupations tout en les surveillant. Tout à fait en accord avec les revendications des femmes qui participaient à une consultation publique à Québec et qui réclamaient des logements plus grands, mieux isolés contre le bruit, bref pensés pour les familles. « Les femmes sont les expertes de la vie quotidienne, observe Anne Michaud. Ça n’a rien de génétique, c’est tout simplement lié à leurs rôles, à leurs conditions de vie et à leurs responsabilités particulières. »

Les citoyennes forment donc une « société distincte » autant par leur manière de se déplacer en ville et d’habiter leur logement que par leur sentiment d’insécurité, leurs loisirs et leurs conditions de vie. Le reconnaître implique que les architectes, ingénieurs, urbanistes, administrateurs et politiciens municipaux développent une vision qui tienne compte du point de vue des femmes, ce que l’on appelle en termes savants une « approche différenciée selon les sexes ». En clair, ça veut dire que, pour mieux connaître les besoins spécifiques des femmes et des hommes, on prendra soin de compiler des données distinctes pour chaque sexe. Et qu’au moment d’implanter un service ou d’effectuer des compressions, on en évaluera les effets sur les femmes. Crucial en ces temps de restrictions budgétaires, d’autant plus que, en raison de revenus moindres, celles-ci sont plus dépendantes des services publics. Anne Michaud est convaincue que tout le monde y gagnera. Si, par exemple, pour pallier les craintes vécues par les femmes, on rend leur ville plus sécuritaire, elle le devient du coup pour tout le monde.

Pour que la ville ressemble plus aux femmes, Mme Michaud les invite à s’approprier cet espace public. « De tout temps, elles ont soigné leur domaine privé, la maison, mais il est temps qu’elles considèrent la ville comme leur salon! » Et ça commence par des gestes simples : inciter ses voisins à soigner les alentours de leur demeure, avertir sa municipalité si on constate que des équipements sont endommagés, inviter les commerçants à afficher leurs heures d’ouverture en soirée, apporter des suggestions sur l’aménagement de son quartier lors de consultations publiques…

Mais ça veut aussi dire investir les lieux de pouvoir et les professions à caractère « urbain ». Actuellement, on retrouve moins de 8 % de femmes parmi les ingénieurs et à peine 20 % parmi les architectes et les urbanistes. Seulement 9 % des maires québécois et 20 % des membres de conseils municipaux sont de sexe féminin1. Avec l’actuel mouvement vers la régionalisation, les villes sont pourtant appelées à exercer plus de responsabilités, donc à jouer un rôle encore plus crucial dans l’avenir. Il ne faut surtout pas que les femmes manquent le bateau.

Depuis cette année, la Ville de Québec encourage les femmes à participer à ses consultations publiques en payant une allocation de garde aux parents. Ses conseils de quartier doivent comporter au moins quatre femmes parmi leurs neuf membres et son comité exécutif est composé à moitié de femmes. Même à petits pas, on commence à faire de la place aux femmes dans les villes et à reconnaître leur réalité propre. Aussi, au début des années , Québec et Montréal ont créé respectivement leur commission consultative et leur programme Femmes et ville. Ce qui a eu notamment pour effet d’accroître l’intérêt des femmes pour la ville, et de la ville pour les femmes.

Mais il n’y a pas qu’au Québec que citoyennes et villes commencent à s’apprivoiser. Lors de Habitat II, la deuxième conférence des Nations Unies sur les établissements humains, tenue à Istanbul du au et surnommée le « Sommet des villes », les femmes ont parlé haut et fort. Résultat : les représentants des 187 pays présents se sont engagés à prendre en considération leurs besoins spécifiques et à augmenter leur participation au développement des villes. Tout un défi, car ce ne sont pas les signataires de ces engagements, les gouvernements nationaux, qui auront à les appliquer : c’est aux villes et aux instances régionales qu’incombera cette lourde tâche. « Il faut donc faire connaître le plan d’action adopté à Habitat II pour que les femmes, les groupes communautaires et les pouvoirs locaux se l’approprient et veillent à ce qu’il soit respecté », soutient Anne Michaud, revenue de la conférence de l’ONU pleine d’enthousiasme.

Dans cette perspective, elle y a d’ailleurs présenté un projet innovateur qui a été fort bien accueilli : la création d’un réseau international Femmes et villes, auquel villes et groupes communautaires sont invités à se joindre. « L’idée, c’est, entre autres, d’échanger nos connaissances et nos meilleures réalisations pour ne pas toujours réinventer la roue », explique-t-elle. Car cette préoccupation envers les besoins particuliers des citadines se manifeste en divers endroits du globe. Impressionnée par la vitalité et la créativité des ONG, Anne Michaud poursuit : « Le Quéhec gagnerait à s’inspirer de ce qui se fait, par exemple, en Norvège sur le plan de la participation des femmes à l’aménagement des villes et des réseaux de transport. Par contre, on a aussi des expériences et des outils à faire partager. A Montréal, on a développé des processus de collaboration entre les pouvoirs publics et les groupes de femmes et on est en avance sur toute la problématique de la sécurité. » Le travail du Comité d’action femmes et sécurité urbaine (CAFSU) de Montréal a d’ailleurs suscité beaucoup d’intérêt à Istanbul. Tout comme la Charte des droits des femmes dans la cité, une idée des ONG européennes, qui est en voie d’être reprise par les pouvoirs publics jusqu’en Australie.

Autre rôle primordial que sera appelé à jouer ce réseau : faire du lobbying auprès de l’ensemble des villes du monde pour qu’elles appliquent les engagements pris envers les femmes à Habitat II. « Le projet de réseau prévoit se servir de l’électronique et d’Internet et d’élaborer un programme d’échange ville à ville, souligne Anne Michaud. Car les échanges de personne à personne demeurent essentiels. »

Prêchant par l’exemple, elle recevait d’ailleurs une délégation d’Hiroshima, dès son retour d’Istanbul. Par ailleurs, en collaboration avec la Ville de Québec, elle travaille à la création d’un réseau québécois Femmes et villes. Enfin, histoire de répandre la « bonne nouvelle » sur les résultats et les engagements de Habitat II, elle se prépare à aller donner des conférences sur la question : avis aux intéressées!

  1. Il s’agit de statistiques établies avant les élections municipales de