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La ruée vers l’eau

Elle est purifiée, gazéifiée, distillée, bénite… et très bon marché à votre robinet.

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Elle est purifiée, gazéifiée, distillée, bénite… et très bon marché à votre robinet. Mais le bruit court qu’une certaine enfance à l’eau gratuite pourrait prendre fin d’ici l’an . Nombre de personnes, dont des féministes, ont tiré la sonnette d’alarme afin de prévenir la population des enjeux d’une éventuelle privatisation de l’eau*.

À Montréal, l’administration municipale songerait à céder la gestion de l’eau à l’entreprise privée. Aussi est-ce pour réclamer un véritable débat public avec des règles claires, où toutes et tous pourront se prononcer, que la Coalition pour un débat public sur l’eau à Montréal a vu le jour au printemps . La Ville affirme n’avoir pris aucune décision à ce sujet, et a même mis son projet en veilleuse en attendant la publication, annoncée pour les prochaines semaines, de la politique nationale sur l’eau du gouvernement du Québec. Tout de même, les membres de la Coalition soupçonnent que des négociations se déroulent avec des sociétés multinationales et des entreprises québécoises. Et que cette vague risque de déferler sur tout le Québec.

Formée de groupes communautaires et populaires (dont des groupes de femmes), de syndicats, des membres de l’opposition municipale et d’individus, la Coalition s’inquiète des dangers liés à la privatisation de l’eau. Non sans raison, semble-t-il, puisque l’expérience a été tentée en Europe avec des résultats plutôt alarmants. C’est du moins ce que relèvent le Conseil central du Montréal métropolitain CSN et des chercheurs de la Chaire d’études socio-économiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Les femmes sont visées au plus haut point, soutiennent Mireille Bénard, première vice-présidente au Conseil central, et Louise Vandelac, professeure de sociologie à l’UQAM, toutes deux féministes et membres de la Coalition. Encore souvent responsables de la sphère domestique, et hélas! parmi les plus pauvres de la société, les femmes risquent d’être durement touchées par la privatisation de l’eau. « De citoyennes qui utilisent l’eau pour des besoins de base, les femmes vont devenir des clientes de compagnies privées », s’inquiète Mariangela Di Domenico, chercheuse au Conseil du statut de la femme. « La force de frappe des femmes se définira alors en fonction de leur pouvoir d’achat », enchaîne-t-elle. Pire, insistent Mmes Bénard et Vandelac, si on se fonde sur les expériences européennes, de véritables dangers guettent les Québécoises.

Voyons donc ce qui s’est passé outre-Atlantique. En , le gouvernement de la Grande-Bretagne privatise les sociétés d’État chargées de la filtration et de la distribution de l’eau. En France, à partir du milieu des , de plus en plus de villes, dont Paris et Grenoble, confient la gestion de l’eau à des firmes privées. Les raisons : assainissement des finances publiques, rationalisation de la consommation d’eau, protection de l’environnement, haute performance technique du secteur privé. Les résultats : augmentation considérable du prix de l’eau et détérioration de sa qualité, coupures de services, enrichissement d’une poignée d’actionnaires et de cadres au détriment de la population en général, pertes d’emplois, etc. Bref, tous les beaux arguments alors invoqués semblent plutôt éculés aujourd’hui.

En Grande-Bretagne, malgré la création de deux régies pour contrôler la gestion de l’eau… on semble justement avoir perdu le contrôle! Un exemple? À l’été , les habitants du Yorkshire ont souffert de pénuries d’eau que la Yorkshire Water s’est empressée d’imputer à la sécheresse de l’été précédent. En fait, on a appris que la compagnie entretenait si mal son réseau que 29 % de l’eau traitée se perdait en route chez le consommateur. Pendant ce temps, en France, on ne compte plus les scandales liés à la privatisation de l’eau : corruption, pots-de-vin, vente d’eau impropre à la consommation, évasion fiscale, ententes illégales, etc.

Tout de même, protestent les défenseurs du projet, la France aurait abaissé de 15 % sa consommation d’eau. « Ce sont les familles les plus défavorisées qui ont réduit leur consommation, s’insurge Mireille Bénard. Il ne s’agit donc pas d’une réduction de la surconsommation, mais bien d’une diminution de la consommation pour des besoins essentiels! » « Au quotidien, pour les femmes, ça veut dire calculer et surveiller constamment les enfants », déplore Louise Vandelac.

Voilà pourquoi la Coalition conteste les motifs invoqués par la Ville de Montréal dans ce dossier. Deux des principaux arguments étant que les Montréalais surconsomment et qu’il en découle forcément une plus grande pollution. Ces arguments écologistes n’émeuvent guère les membres de la Coalition. « On calcule la consommation d’eau à Montréal par habitant sans départager la consommation résidentielle de la consommation industrielle. Pourtant, soutient Mme Vandelac, la consommation dans Montréal-Est est quatre fois plus élevée, là où sont concentrées justement les industries. On veut culpabiliser les gens pour aller chercher de l’argent dans leurs poches, pour imposer une tarification », s’indigne-t-elle. Ce qui semble aberrant aux yeux de Mme Di Domenico, puisque, soutient-elle, « la consommation d’eau est structurelle. C’est-à-dire que l’on consomme en fonction de ce que l’on a. Étant donné que la population de Montréal se compose à 75 % de locataires, les gens n’ont pour la plupart qu’une seule baignoire à remplir et non trois, plus une piscine creusée. Bref, on ne nettoie pas son entrée de garage toutes les semaines si on n’en a pas, et ainsi de suite. »

La privatisation de l’eau risque aussi de s’avérer néfaste pour la santé publique. En Angleterre, les cas de dysenterie ont quadruplé en une seule année. « On craint qu’en cas de privatisation on ne s’en tienne qu’à des normes minimales de qualité de l’eau, alors qu’en ce moment, les normes sont élevées », prévient Mme Bénard.

De toute évidence, seules les compagnies privées semblent sortir gagnantes de cette aventure. L’eau est pour elles une vraie mine d’or si on en croit les profits faramineux qu’elle rapporte.

Que peuvent donc faire les Québécoises pour éviter la débâcle? « Il faut que les femmes évitent de se laisser impressionner par la complexité de ce dossier et qu’elles s’informent des enjeux liés à la fin de la gratuité de l’eau. Elles doivent se les approprier et réagir », lance Mireille Bénard. « Je siège à la Table des groupes de femmes de Montréal et j’ai senti beaucoup d’intérêt de leur part. Des groupes ont d’ailleurs organisé des journées de réflexion. Le défi, c’est de faire connaître l’information. »

Si les membres de la Coalition ont un message à lancer aux autorités, c’est NON. « On a une eau de très bonne qualité et qui ne coûte pas cher », affirment Mmes Bénard et Vandelac. Il faut mettre fin à tous les projets de privatisation peu importe leur forme. Il y a des moyens très simples pour réduire la consommation d’eau. » Encore faudrait-il qu’il y ait surconsommation, rappellent-elles. La culpabilité qu’essaient de faire porter à la population les défenseurs de la privatisation de l’eau « sert à vous faire payer davantage et pour qui? Pour l’industrie, les institutions ou les compagnies privées. »

Une fois de plus, les femmes et leurs enfants risquent de trouver la facture plutôt difficile à avaler…

  1. * Toutes les données citées dans cet article proviennent d’une des sources suivantes qu’on aura avantage à consulter pour en savoir plus :
    • La gestion de l’eau à Montréal, Livre vert et ses annexes, Montréal, Ville de Montréal, .
    • La privatisation de l’eau au Québec, première partie : les expériences dans le monde, par Léo-Paul Lauzon, François Patenaude et Martin Poirier, Montréal, Chaire d’études socio-économiques de l’Université du Québec à Montréal, , 71 p.

Tout de même…

Dans un récent dossier de la revue Relations (, no 628), Michel Boisvert, économiste et directeur de l’Institut d’urbanisme de l’Université de Montréal s’attaque à quelques idées reçues sur l’eau au Québec.

Ainsi, précise-t-il, l’abondance de l’eau ne doit pas faire en sorte que l’on tienne pour acquis cette ressource. Surtout que la consommation d’eau potable par habitant est à Montréal deux fois plus importante qu’à Toronto. D’où l’urgence, dans une perspective de développement durable, de faire appel à des valeurs et de susciter des comportements plus respectueux de la qualité du milieu.

Les institutions étant lentes à se transformer en profondeur, un coup de barre s’impose. D’ailleurs, selon lui, même si le Québec dispose d’un programme d’assainissement des eaux depuis les , si l’on n’accélère pas les actions entreprises dans les secteurs industriel et agricole, la majeure partie des efforts pour dépolluer les eaux usées domestiques resteront vains.

Ce qui amène M. Boisvert à conclure que la tarification et même l’impartition de la gestion de l’eau au secteur privé constituent des avenues prometteuses pour lutter contre le gaspillage et accroître les efforts d’épuration.

Mais pourra-t-on jamais s’en assurer sans la tenue d’un véritable débat public, comme le réclame la Coalition?