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Harcèlement dans la blogosphère

« Les féministes sont un cancer de société et leur seule motivation est la domination totale des femmes à tous les niveaux. » Antiféministe (pseudonyme)

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Si, dans l’espace public, les propos ouvertement sexistes sont devenus socialement inacceptables, la réalité est tout autre dans la blogosphère. L’anonymat du Web semble profiter aux individus qui veulent déverser leur fiel contre le sexe opposé. Des blogueuses témoignent.

La chroniqueuse de La Presse Marie-Claude Lortie a appris à ses dépens que les règles encadrant les comportements en société ne prévalent pas sur le Web. Dès ses premiers billets en ligne, surtout ceux portant sur des sujets touchant les femmes, les commentaires dégradants ont afflué. « Je me faisais dire “Retourne à tes casseroles” », raconte la critique gastronomique qui traite également d’une variété de sujets dans ses articles et son blogue. « C’est complètement absurde : j’ai une formation en sciences politiques! »

L’insulte de la cuisine semble faire fureur chez ceux qui pensent que les femmes n’auraient jamais dû investir le marché du travail. Dans son palmarès annuel des « meilleures » répliques dégradantes et subversives — appelées trolls — envers ses blogueuses, le site américain feminist.com recense plusieurs commentaires que l’on croirait tout droit sortis des années . « Vos maris doivent être très gentils pour vous avoir laissées sortir de la cuisine et apprendre à lire et à écrire », dit l’un. « Faire un sandwich devrait être enseigné aux filles au primaire », suggère l’autre. « J’espère que votre ordinateur se trouve à côté du put* * * de four», indique un troisième message.

Les injures à caractère sexuel ont aussi la cote, souligne Cécile Gladel, qui tient un blogue sur le portail d’information québécois Branchez-vous.com depuis . Elle reçoit fréquemment des commentaires du type « T’es mal baisée » ou d’autres faisant référence à la soi-disant hypersensibilité des femmes, comme si elles ne pouvaient pas donner un coup de gueule sans qu’il soit question de caractéristiques biologiques liées à leur sexe. « Les hommes sont critiqués sur ce qu’ils disent, pas sur ce qu’ils sont », constate la blogueuse, qui n’en revient pas de se faire dire qu’elle doit s’être levée du mauvais pied, être menstruée ou tout simplement émotive chaque fois qu’elle émet une opinion tranchée.

Marie-Claude Lortie abonde dans le même sens. « Les hommes reçoivent aussi des insultes, mais ce n’est jamais sexuel ou sexiste. On les attaque dans leur intégrité ou on leur dit qu’ils n’ont pas de couilles ou de colonne. » Les blogueuses s’étonnent également du caractère agressif et haineux des messages. Les exemples que Marianne Prairie, coauteure du blogue jesuisféministe.com, a transmis à la Gazette des femmes sont éloquents à cet égard. « Les problèmes sont dans votre tête, chères malades mentales », écrit un « commentateur » sous le pseudonyme Anti-féministe. « Votre place est dans un asile psychiatrique sous médication! » poursuit le même auteur. Puis il ajoute : « Les féministes sont un cancer de société et leur seule motivation est la domination totale des femmes à tous les niveaux. »

À l’occasion du 10e anniversaire de la tragédie de Polytechnique en , Marie-Claude Lortie a aussi eu droit à des horreurs. « C’est normal que Marc Lépine ait fait ça, le Québec est dominé par des féministes comme toi », a-t-elle notamment pu lire.

Mais qui sont les auteurs de ces missives hostiles? Les trois blogueuses s’entendent pour dire que ce sont tous des individus visiblement frustrés. Mais l’anonymat accordé par Internet ne permet pas d’en savoir davantage : les auteurs des messages utilisent des noms fictifs. « Je n’ai cependant jamais eu de signes qu’ils le faisaient au nom d’un groupe », affirme Mme Lortie. Cécile Gladel croit comprendre, en décodant les commentaires, qu’il s’agit d’hommes — très rarement de femmes — représentant toutes les tranches d’âge et provenant de tous les milieux sociaux. La journaliste indépendante n’est cependant pas certaine qu’on devrait forcer les auteurs à s’identifier. Cela diminuerait grandement le nombre de messages déplaisants, certes, mais elle estime que l’anonymat permet aux gens de dire réellement ce qu’ils pensent, un mal nécessaire au débat et au combat. « Il ne faut pas se cacher la tête dans le sable. Il y a des idées et des pensées inquiétantes. »

Marie-Claude Lortie pense qu’au contraire, les sites Internet devraient adopter les mêmes politiques que les courriers du lecteur dans les journaux écrits et obliger les auteurs à fournir leur véritable nom. Car plutôt que de nourrir sa réflexion, les trolls la conduisent à une certaine autocensure. « Je laisse tomber des sujets sur lesquels j’aurais écrit, car je n’ai pas envie de recevoir une tonne de commentaires », déplore-t-elle.

Et si Cécile Gladel et Marianne Prairie affirment s’être endurcies à force de recevoir des bêtises, Marie-Claude Lortie dit s’être simplement habituée à ne pas les lire. « Ça me heurte. Les mettre aux poubelles devient un acte de libération », conclut-elle.